de Liberté grande

Julien Gracq

GRAND HÔTEL

Je suis d’une race tapageuse qui préfère à toute chose les après-midi affairés d’une ville de grand luxe, avant un gala d’opéra solennisant la plus longue pente de la journée, les après-midi torrides où le soleil bourdonne derrière les futaies épaisses des stores déployés sur la façade de l’hôtel comme une fête nautique, un pavoisement blanc et orgueilleux de régates au-dessus de l’huile noire de l’asphalte où le reflet tout mangé de flaques des feuillages se fait grêle irréellement. Je ne saurais sans dommage faire grâce au luxe d’aucun de ces détails de mauvais goût qui mystérieusement le poétisent : fourrures estivales, cascades mélancoliques des pourboires sonnant au long des escaliers de pierres tombales, fumoirs aux voix empanachées assommées par les cuirs de Cordoue, bars-nickels de garde-malades d’où l’horizon fuit vers les jetées—mais le luxe c’est surtout, pelotonné au fond de la voiture dans les coussins au cœur d’une soirée chaude, d’un horizon merveilleusement vert et dilaté de musiques proches, la face renversée contre le ciel vert comme des prairies, tout uni le long du visage le vent délicieux de la vitesse coûteuse, comme la belle simplicité retrouvée, la largesse princière, le dénuement antique de l’or pur coulant entre les doigts.

 

 
INABORDABLE 

C’est une femme jeune sous les pas de laquelle les images se lèvent à foison. Parfois, dans un sentier d’avril, elle dresse une main molle et douce comme de la plume et calme comme à regret les inquiétudes du paysage,—ou bien le paraphe mystérieux de sa démarche entre des marges de bitume le dispute au plus bel instrument du littérateur. J’aime à suivre dans les méandres d’une rue colorée le fil de cette mélodie de mort subite que son apparition répercute d’un bord à l’autre de l’horizon de façades. Quelle rue sonore—d’un saccage de théâtre, de devantures brisées, de crieurs de journaux hurlant le plus bel assassinat du siècle, quelle verroterie colorée de sang, quel beau sang écumeux et chantant comme des trilles, comme des arpèges, quelle molle inflexion de saxophone vaudra jamais pour moi le regard qu’elle verse du coin de son œil précis et calme, le ruisseau magnétique de son regard qui coule à pleins bords entre les maisons comme la salive acide d’un glacier ?

 

 
UN HIBERNANT 

Le matin en s’éveillant, les doubles fenêtres l’emprisonnaient dans la forêt vierge de leur délicate palmeraie de glace. Il n’était besoin que de les arroser pour qu’elle poussât en une nuit. On s’étonnait cependant à peine de marcher la tête en bas : le ciel n’était plus que du terreau gris sale, mais la voie lactée de la neige éclairait le monde par-dessous. Tous les visages étaient beaux, rajeunis,—la neige enfantait des corps glorieux. A midi dans le jardin de neige et d’ouate, debout sur un pied et retenant son souffle, il réaccordait le silence. Le soir le labyrinthe duveteux du brouillard cadenassait la maison,—les portes restaient battantes. Puis le rayon de lune rôdait autour de la chambre jusqu’à ce que la fenêtre posât sur le lit une grande croix noire. Ces délicates escroqueries lumineuses pourtant n’étaient pas toujours sans danger.

 

 
ROBESPIERRE 

Cette beauté d’ange que l’on prête malgré soi,—par-delà les pages poussiéreuses d’un livre feuilleté jamais autrement que dans la fièvre,—à quelques-uns des terroristes mineurs : Saint-Just, Jacques Roux, Robespierre le Jeune,—cette beauté que leur conserve pour nous à travers les siècles, nageant autour d’une guirlande de gracieuses têtes coupées comme un baume d’Égypte, le surnom de l’Incorruptible—ces blancheurs de cous de Jean-Baptiste affilées par la guillotine, ces bouillons de dentelles, ces gants blancs et ces culottes jaunes, ces bouquets d’épis, ces cantiques, ce déjeuner de soleil avant les grandes cènes révolutionnaires, ces blondeurs de blé mûrissant, ces arcs flexibles des bouches engluées par un songe de mort, ces roucoulements de Jean-Jacques sous la sombre verdure des premiers marronniers de mai, verts comme jamais du beau sang rouge des couperets, ces madrigaux funèbres de Brummels somnambules, une botte de pervenches à la main, ces affaissements de fleur, de vierges aristocrates dans le panier à son—comme si, de savoir être un jour portées seules au bout d’une pique, toute la beauté fascinante de la nuit de l’homme eût dû affluer au visage magnétique de ces têtes de Méduse—cette chasteté surhumaine, cette ascèse, cette beauté sauvage de fleur coupée qui fait pâlir le visage de toutes les femmes—c’est la langue de feu qui pour moi çà et là descend mystérieusement au milieu des silhouettes rapides comme des éclairs des grandes rues mouvantes comme sur l’écran d’une allée d’arbres en flammes dans la campagne par une nuit de juin, et me désigne à certaine extase panique le visage inoubliable de quelques guillotinés de naissance.




©Julien Gracq, In Liberté grande, Editions Corti, 1969.