de Évocation d’un mémorial à Venise
Khalid Lyamlahy
Première partie
Les eaux
Je n’ai jamais vu un homme se noyer. Écrire cette phrase m’est déjà insoutenable. Je n’ose pas imaginer la suite. Il m’est arrivé pourtant de me poser la question : que ferais-je si je me retrouvais un jour face à un homme qui se noie ? Aurais-je le courage de me jeter à l’eau pour tenter de le sauver ? Le mot courage n’aurait probablement pas le même sens. Je me rassure en me disant que je pourrais au moins crier au secours, ameuter les passants, appeler un numéro d’urgence, bref reporter tout début de responsabilité sur les autres. Une manière d’avouer mon impuissance devant l’innommable. Regarder le spectre de la mort et m’empresser de reconnaître ma défaite.
Pour le moment, tu es un bandeau d’information qui défile en bas de l’écran. Une dépêche du Corriere della Sera, reprise par Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, Ouest-France et tous les journaux de la place. Variations dérisoires sur le thème de ta disparition. Une mort tragique, comme ils disent. Comme s’il fallait immédiatement se rassurer, écarter le soupçon, repousser ton histoire dans le domaine ordinaire de la tragédie.
Pateh, je ne te connais pas, mais c’est comme si ton drame se chargeait de faire les présentations. Une rencontre impossible initiée par le besoin naïf de se rattraper. De nouveau, cette impression d’arriver en retard. Comme un rendez-vous manqué avec la page blanche. Écrire après-coup. Prétexter un délai pour digérer ou prendre du recul par rapport à l’événement. Toutes ces excuses éculées qu’on avance pour se donner une contenance. Je m’obstine à écrire, mais je sais d’emblée qu’aucun livre ne suffira à épuiser ta mort.
De Banjul à Venise, ta disparition comme une déflagration, un faisceau de débris insaisissables. Écrire pour relier les deux villes, pour en faire une géographie du témoignage. Face à la blessure lancinante de la mort, dresser un archipel solidaire. Faire osciller la cartographie de ta perte entre le continent et les îles, entre l’eau abyssale et la terre ferme. Reconstituer les inflexions de ta trajectoire dans la fragmentation inéluctable du texte.
Face à la prolifération des versions qui entourent ton drame, faire non pas le tri mais le vide. Écrire pour libérer l’espace infime de l’oraison funèbre. Écrire rapidement, d’un jet, pour résister à tout sentiment d’impuissance. Ramasser les éclats d’un portrait hypothétique comme on ramasse des coquillages à moitié brisés sur une plage déserte.
Je découvre que le mot oraison porte en son creux l’eau qui t’a englouti et la raison qui a manqué à l’explication de ton geste. Eau-Raison. La raison insondable des eaux qui t’ont emporté.
Quand je décide d’écrire sur ta mort, je sais que je dois affronter Venise. Je n’ai jamais visité cette ville, mais comme tout le monde, j’en ai vu un nombre infini de photos et de représentations. Profusion d’images sur les brochures touristiques. Déchaînement de clichés sur les réseaux sociaux. Défilé presque indécent de tous ces lieux dits romantiques, décadents, plus ou moins mythiques. Cette première évidence : le monde entier a visité Venise, mais personne ne s’est vraiment attardé sur ta mort. Une ville-univers pour une mort silencieuse. Une ville-musée pour une toile invisible.
Sur une carte du continent, je pose un doigt hésitant sur la Gambie. Je connais mal ton pays natal. Je sais juste qu’il est presque enclavé dans le Sénégal. Cette clôture de la cartographie a quelque chose de prémonitoire. Mon regard suit le fleuve Gambie, artère sinueuse qui s’enfonce dans la terre. Le tracé de la frontière suit la lame bleutée, comme pour guider le lecteur égaré que je suis. La ceinture des eaux qui zigzaguent se referme lentement sur ton nom.
Tu arrives à Venise le dimanche 22 janvier 2017. J’imagine ce froid insidieux qui s’immisce dans tes vertèbres. Un froid que tu n’as jamais ressenti en Italie. Des frémissements désagréables parcourent ta peau. Étrange sensation d’inconfort. La même question en boucle. Que fais-tu là au juste ? Que cherches-tu ? Venise te murmure que tu n’es pas le bienvenu. Mais qui est vraiment le bienvenu ?
Ta disparition me renvoie d’emblée aux images de ces milliers d’hommes et de femmes engloutis dans la Méditerranée. Résister au spectacle de cette mort qui se répète à l’infini. Écrire différemment. Repenser l’écriture comme un chuchotement nécessaire dans le fracas ambiant.
Je lis qu’il a fait beaucoup plus froid à Venise les jours précédant ton arrivée. Comme si le temps a été d’un seul coup plus clément. Mais il fallait se rendre à l’évidence. Cette clémence était anecdotique. Les variations de la température n’auraient rien changé. C’était bien ton dernier hiver dans la lagune.
Depuis quelques jours, je relis le Cahier de Césaire. Dans mon carnet, je recopie ce fragment : Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. La somme de toutes les blessures lacérant le corps du continent. Écrire pour assécher les eaux, pour dévoiler le visage de la violence, pour redonner des couleurs à tous les nénuphars étouffés dans le silence des lagunes.
Les journaux répètent qu’on sait peu de choses sur toi. Tu es l’inconnu du Grand Canal. Un point d’interrogation qui hante les dépêches de la presse locale et internationale. Ici et là, des fragments de ta vie, éparpillés, discontinus, comme des pointillés sur une immense toile blanche.
Vous êtes deux. Toi et ton sac à dos. Le chiffre deux comme un pied de nez à ta solitude. Ce sac à dos qui t’a accompagné pendant plusieurs mois. Témoin silencieux de tes départs et de tes arrivées, de tes périples et de tes attentes. Il t’a servi de valise, de sac de courses, d’oreiller de fortune. Il a été ton objet fétiche, ton talisman, ta boussole. Pas un porte-bonheur, car le bonheur n’a jamais montré le bout de son nez. Le mot bonheur comme une douce chimère fuyant les rives de cette Europe hautaine, cadenassée, emmurée. Un mirage insolent depuis les berges du fleuve Gambie.
Hier, je suis tombé sur une courte vidéo tournée à Zarzis, sur la côte sud-est de la Tunisie. L’endroit s’appelle le cimetière des inconnus. Un homme marche entre les tombes des anonymes. Il s’appelle Chamseddine. Chams : soleil en arabe. Un soleil miraculeux dans une nuit macabre. Chamseddine est un pêcheur. Il parle de cadavres décomposés, de demi-hommes et de demi-femmes. Il marque un temps d’arrêt puis rajoute : sans jambes, sans tête. L’instant d’après, il vide une bouteille d’eau sur un monticule. Peut-être la tombe d’un enfant. Il arrose des fleurs rouges. Chaque semaine, il transporte les corps de la morgue au cimetière : si tu ne ressens pas le besoin de faire ces choses pour ces gens-là, tu ne pourras pas le faire. La caméra filme les tombes. Des amas de terre ocre espacés d’à peine quelques mètres. Sur l’une d’entre elles, il y a une pancarte : Rose-Marie, Nigéria, 27-5-2017. La seule identifiée du cimetière. Il y a quatre cents tombes au total. Quatre cents coups sur le cercueil du monde. Quatre cents morts qui attendent, comme toi, leur oraison.
Pozzallo. Je note dans mon carnet le nom de la ville sicilienne où tu as débarqué en 2015. Je fais des recherches sur Internet. Cette commune portuaire se situe au sud-est de l’île, dans la province de Raguse, à un peu plus de cent kilomètres de Catane. C’est ici qu’est né Giorgio La Pira, universitaire et figure clé du catholicisme en Italie, devenu maire de Florence dans les années 1950 et connu pour avoir œuvré en faveur du dialogue interreligieux et du rapprochement des peuples riverains de la Méditerranée. Au début du vingtième siècle, Pozzallo était un port de pêche avant de devenir une destination touristique. Aujourd’hui, la ville est associée aux trajectoires des réfugiés qu’elle accueille de manière régulière. À l’ombre des oliviers et des arbres fruitiers, il y a des histoires comme la tienne qui échouent sur la terre sicilienne.
L’écriture trace des cercles concentriques autour de ton drame. Chaque mot qui glisse sur la page est un coup porté au silence qui s’acharne sur ton prénom, aux abysses qui s’ouvrent et se referment pour empêcher le récit de prendre forme.
Ce 22 janvier 2017, en début d’après-midi, tu es arrivé à Venise en provenance de Milan. Un trajet d’environ deux heures et demie en train. Je consulte les horaires de Trenitalia. Tu as dû prendre le train de 12 h 5 ou 12 h 35. À moins que les horaires n’aient changé. Tu étais peut-être assis côté fenêtre, au fond du wagon. Surtout, ne pas attirer l’attention. Être proche des portes de sortie. Faire preuve de prudence et de discrétion. On ne sait jamais. Les choses peuvent mal tourner et il faut toujours se préparer au pire des scénarios. Une leçon des années d’errance et d’incertitude. Ta vie fragile a des relents de fuite en avant. Le train reliant la Lombardie à la Vénétie emporte dans son sillage la somme irréductible de tes peurs.
Mon regard s’attarde sur la plage de Pozzallo. Le site d’une agence de voyages vante le charme de l’endroit. Les deux mots qui reviennent le plus souvent sont détente et confort. Au bout de la plage de sable fin, une tour de guet construite au quinzième siècle abrite désormais un musée. Sur une carte de la Sicile, le littoral me paraît étrangement étriqué. Je fais défiler les images comme si je cherchais des traces inespérées de ton passage. Je referme les yeux et la plage de Pozzallo devient cette longue bande accidentée où s’alignent des canots bondés et des corps livrés à l’inconnu.
Quatre ans plus tard, tu appartiens au domaine des archives. Ta disparition est désormais un fichier conservé dans la mémoire digitale des journaux. Les articles qui relatent ta mort sont toujours accessibles en ligne. Il paraît que tu es devenu un symbole. Je me méfie de ce mot qui respire le déplacement, l’effacement, l’abstraction précipitée et indécente. Un symbole de quoi au juste ?
Cette impression de lutter contre l’inéluctable répétition de ta perte. Comme si tu mourais à chaque mot, à chaque image, à chaque scène. Je me découvre régulièrement une envie d’imaginer une autre issue. Un accident technique, un train annulé, un voyage reporté, ta mort évitée grâce à une intervention miraculeuse. À chaque fois, je finis par me rendre à l’évidence. La page blanche est le miroir de ma résignation.
Dans son livre Au pays des disparus, la journaliste Taina Tervonen cherche à reconstruire la trajectoire d’un réfugié mort au large de la Libye en avril 2015 à la suite du naufrage d’un chalutier transportant huit cents personnes. Autant de corps prisonniers d’une épave coulée à plus de trois cents mètres de profondeur. Et cette question qui remonte à la surface : combien de morts précèdent la tienne ? Dans mon carnet, je note cette phrase de Taina : C’est là-bas, à Pozzallo, en écoutant les récits de tous ceux qui s’étaient occupés des défunts, que j’ai compris pour la première fois ce que signifie compter les morts.
Quand le train quitte la gare de Milano-Centrale, tu ressens peut-être un léger pincement au cœur. Tu penses à tes premiers jours sous le soleil sicilien. Les rues de Pozzallo t’avaient paru extrêmement étroites. Pourtant, tu avais aimé ces petits palmiers solitaires de la Piazza delle Rimembranze. La place des souvenirs. Les tiens avaient l’étrange capacité de surgir de nulle part comme des éclairs brefs et aveuglants. Des scènes lumineuses du pays natal se superposent aux paysages de cette Italie éphémère qui défile derrière la vitre. Tu portes, chevillée à ton corps, la mémoire en lambeaux de ces deux dernières années. Ce goût d’inachevé qui persistera jusqu’au bout.
Le site InfoMigrants rapporte que le 24 novembre 2017, près de dix mois après ta mort, une embarcation secourue par un bateau de pêche et transportant deux cent soixante-quatre hommes et femmes arrive à Pozzallo. Dans le groupe, il y a une quarantaine d’enfants et une nouveau-née de quinze jours. La mère du bébé a dix-neuf ans. Elle est tombée enceinte à la suite d’un viol dans un camp de détention en Libye. Je pense à cette mère portant dans ces bras le souffle d’un crime impuni. Elle observe la ligne de l’horizon qui lui paraît proche et ramassée. Les nuages bas se font de plus en plus menaçants. Un silence macabre domine le littoral. Ici, tes frères et sœurs sont des chiffres enveloppés dans des couvertures de survie.
Milan appartient désormais au passé. Cette idée brutale que chaque étape de ta vie d’exilé est un clou anticipé dans ton cercueil aquatique. Chaque arrêt du train est une légère poussée dans le dos qui te rapproche un peu plus des eaux vénitiennes. Brescia, Peschiera, Verona, Vicenza, Padova. L’enchaînement des gares imprime une pénible mélodie dans ta tête. Tu te réfugies dans ces chants de l’enfance qui reviennent comme les miroirs fracassés d’une vie obsolète. Dans les paumes de tes mains, tu crois déceler un morceau du ciel de Banjul, une scène du quartier qui t’a vu naître, un sourire sur le visage de tes parents, un fragment d’histoire racontée par les amis d’antan, ceux qui n’ont pas eu la chance ou le courage de partir, ceux qui attendent des nouvelles de leurs proches comme on attend une saison qui tarde à éclore. Tes paupières soudain lourdes se referment sur les débris d’un passé avalé par les rails.
Misrata, là-bas, de l’autre côté de la mer, sur l’autre versant du drame. Mille et une vies interrompues. Mille et un crimes. Mille et un tombeaux pour une mort qui ne dit pas son nom. Misrata : gracieuse oasis libyenne dont les palmiers veillent sur des cercueils en partance.
Revoir Pozzallo et renaître. 2015 est l’année de tous les espoirs. La promesse d’une résurrection au large des côtes italiennes. Tu te souviens peut-être de cette longue plage respirant le parfum de la revanche. Ton regard oscille entre les rares parasols regroupés à proximité de la tour du quinzième siècle, et ceux légèrement délavés, abritant les étals de fruits et de légumes au marché Albert de Banjul. Le pays natal se fraie un chemin incertain dans ta mémoire. Tel un serpent venimeux passant à l’offensive, ton passé siffle, se cabre, s’enroule, se targue de pouvoir te menacer jusque sur ce siège ridicule, à bord de ce train qui t’envoie lentement vers le néant.
J’entends le crissement du train qui s’arrête à la gare de Venise. La vitre est une frontière entourée de barbelés. Ta vie passée est une pelote de laine enfermée dans ta tête d’étranger. Autour de toi, l’excitation palpable de tous ces passagers pressés de rejoindre les sorties. Le quai est envahi par des piaillements et des rires dont l’écho te parvient en fragments épars. Comme une mélodie cacophonique que tu n’arrives pas à déchiffrer.
Et la honte sans nom de ne pouvoir rien faire ou si peu devant le cortège de ces vies sacrifiées, de ces morts trop vite classées, archivées, rangées dans les tiroirs opaques des statistiques. Écrire pour convoquer ces visages émaciés par le froid ou la fatigue, ces rictus sur les coins des lèvres gercées, ces plaies ouvertes et jamais refermées sur les cartes des corps et des territoires. Pateh, chaque fragment de ton histoire oubliée se construit avec la matière amère de l’opprobre.
Le 15 mars 2011, quatre ans avant ton arrivée à Pozzallo, un ferry marocain tente d’accoster en Sicile pour s’y ravitailler. Le Monde rapporte que l’Italie lui refuse l’accès par manque d’éléments certains sur les passagers. À bord du ferry, plus de mille huit cents personnes évacuées de Libye où la guerre civile bat son plein. Une majorité de travailleurs marocains. La photo qui accompagne un article de RFI montre un autre ferry lors de son arrivée à Tanger. Sur le pont, des hommes et des femmes se penchent pour humer l’odeur de la terre ferme. Je pense à un oncle qui a passé plus de quinze ans de sa vie sur les chantiers libyens. Il est rentré au Maroc en 2000. Il me parlait d’un pays qui n’existe plus. Il me disait qu’il connaissait chaque rue de Tripoli. Les mois précédant son décès, il suivait les événements en Libye avec un mélange de rage silencieuse et de nostalgie mélancolique.
Sur le parvis de la gare Santa Lucia, tu observes les files de voyageurs poussant leurs valises ou fixant les écrans numériques. Certains ont l’air ridicules avec leurs mines concentrées ou hagardes. D’autres arborent de larges sourires de circonstance. Une centaine de paires d’yeux brillent autour de ta silhouette. Un théâtre de marionnettes déformées. Cette étrange impression d’assister à une grandiose mise en scène dont tu es le seul spectateur. Tu as vingt-deux ans et tu t’apprêtes à quitter ce vacarme.
Longtemps j’ai considéré l’écriture comme un refuge, un exutoire, un espace de retraite et de régénération. Mais je me rends compte qu’écrire ton drame est tout l’inverse. Une prise de risque. Un égarement potentiel. Une manière hasardeuse d’apprivoiser l’hypothèse pour restaurer la dignité.
Prendre son temps. S’éloigner des quais sans se retourner. Marcher lentement dans les couloirs de la gare. Ton sac à dos est encore plus léger, comme un ballon d’air prêt à s’envoler. Prendre son temps. Retarder la rencontre avec la ville-monde. Scruter les foules qui se bousculent aux portes des boutiques ou qui font la queue derrière les automates. Éviter les agents de sûreté postés aux quatre coins de la gare. Malgré le danger permanent, tu fais peut-être face à un sentiment de détachement inédit. Comme si, poussé par une main invisible, tu glissais lentement sur une pente raide. Comme si plus rien ne pouvait te retenir, même pas la lumière du jour et l’ombre des édifices que tu devines déjà sur l’autre rive du Grand Canal.
Les images continuent de remonter à la surface. Les eaux finiront par cracher leurs vérités. Hier, je suis tombé sur une photo prise à Pozzallo en novembre 2017, quelques mois après ta disparition. Elle montre un représentant de la Croix-Rouge italienne accueillant un réfugié. L’homme est enveloppé dans une couverture de survie. Il a la tête baissée et tient dans les mains une feuille pliée. Un document officiel ? Un laissez-passer provisoire ? Une pièce d’identité ? Le représentant de la Croix-Rouge porte des gants bleus et un masque de protection. Sa main droite est posée sur les épaules du réfugié. Son geste est suspendu, comme mon regard déchiré entre les deux silhouettes, comme ce fossé qui nous sépare, signe de tous les écarts, de toutes défaillances, de tous les manquements qui échouent sur la page.
Pateh, cette gare vénitienne est le premier fragment d’un paysage qui n’en finit pas de résister à l’écriture. Ton naufrage commence ici, dans ce brouhaha intimidant, dans le ventre de cette foule insouciante, entre ces badauds surexcités, reconnaissables à leurs énormes valises ou à leurs appareils photo en bandoulière, dissimulant à peine leur bonheur derrière des lunettes de soleil aux fines montures ou riant à pleines dents devant d’autres anonymes qui leur ressemblent. Mais qui pour épeler les cinq lettres de ton prénom ?
Cette obsession tenace qui me ramène sans cesse à ton point de chute sicilien. Je repense de nouveau à ton arrivée à Pozzallo un jour de 2015. Avais-tu ces mêmes documents qu’on retrouvera, deux ans plus tard, dans tes affaires ? Avais-tu croisé des représentants de la Croix-Rouge italienne ? Étais-tu, toi aussi, enveloppé dans une couverture de survie ? Je répète ce mot, survie, comme pour le retenir quelques instants encore à côté de ton prénom.
Je rêve d’un livre qui regrouperait tous les mots qui t’ont été refusés, tous les silences qui t’ont été imposés. Un livre où le mot secours serait répété à l’infini. Un récit dont l’auteur s’effacerait à chaque ligne, à chaque fragment, comme pour te redonner l’espace que tu n’as pas eu de ton vivant.
Debout devant la sortie de la gare Santa Lucia. Les longues marches de l’escalier extérieur ressemblent aux tentacules d’un poulpe géant. Les réverbères à trois lampes, espacés de quelques mètres, affichent des silhouettes élancées et menaçantes. Les anonymes assis sur les marches semblent s’ignorer. Tu lèves les yeux et ton regard s’écrase contre la coupole de bronze vert de l’église San Simeone Piccolo, sur l’autre rive du Grand Canal, brillant dans la grisaille du dimanche après-midi. De loin, la statue du Christ rédempteur semble danser entre les nuages. Tu es seul. Parfaitement seul.
Combien de frères partis avant toi, noyés dans le tourbillon insatiable de l’actualité ? Combien de parents, de sœurs, de mères, de nouveau-nés, de couples arrachés à l’aube des arrivées incertaines, libérés à jamais de la frayeur des contrôles, de la nostalgie des retrouvailles mille fois reportées ? Depuis quand le règne de l’aléatoire achève-t-il des vies dans les abysses du monde ?
Le fleuve Gambie se réveille dans son lit d’exils et de blessures. Ton prénom retentit entre le massif du Fouta-Djalon en Guinée et le parc du Niokolo-Koba au Sénégal. Ton souvenir amer renaît sur les bords des rivières Koulountou, Niéri Ko et Mayél Samou. Les eaux de ton Afrique natale martèlent ton nom à l’infini. À Banjul, le fleuve en colère déverse des éclats de ton histoire dans l’Atlantique hautain et oublieux. Il y a longtemps que le ventre de l’océan a explosé comme un ballon de baudruche échappé du royaume de l’enfance.
Sur les marches de la gare, un semblant de quiétude. Le temps s’est figé et le Grand Canal a pris l’allure d’un long bassin sans fond. Tu t’es assis à l’écart, le sac à dos bloqué entre les jambes, les mains posées sur les genoux. Tu as fermé les yeux, mais aucune image n’est venue perturber ton esprit. Tu n’as même pas faim. Juste un sentiment de vide intérieur, comme si une main invisible te dénudait lentement face à la ville insouciante. Vite, ouvrir les yeux pour échapper à cette vision. Là-bas, sur la gauche, la silhouette gracieuse du pont des Déchaussés, comme une parenthèse éphémère suspendue dans les airs.
Sur une photo prise à Pozzallo en mars 2020, cinq réfugiés font la queue derrière une barrière métallique. Deux agents de sécurité italiens se tiennent à proximité. Les cinq hommes portent les mêmes claquettes et regardent dans des directions opposées. Je me concentre sur le quatrième homme. Sa main gauche est posée sur sa poitrine. Dans sa main droite, il tient un papier où je lis ce qui s’apparente à un numéro d’identification, 43/C. Pas de nom. Pas de prénom. Identité en sourdine. Combien de vies, transparentes et vaporeuses, sont ainsi écourtées sur des morceaux de papier ?
Derrière le texte, la cartographie des blessures. Les tiennes et celles de tes frères et sœurs. Tous ces territoires inhospitaliers, ces plaines hostiles, ces montagnes dédaigneuses, ces chemins impraticables, ces îles inaccessibles, ces estuaires étouffés, ces routes ensablées, ces traversées inquiètes, ces allers-retours angoissés, ces écarts géographiques où se réfléchissent sans cesse la rupture, l’entaille, la césure. J’écris comme je lis une vieille mappemonde froissée. Je ne vois que des lignes discontinues, des formes hésitantes, des géométries approximatives, des espaces encerclés, troublés, vertigineux. Devant mes yeux, les hémisphères se confondent, les continents changent de position, les frontières s’évaporent, les eaux ont la couleur pâle de la défaite. On dirait une immense étendue de boue qui se referme sèchement sur ton souvenir.
Attendre. Ces longues minutes interminables sur les marches de la gare Santa Lucia. Qui sait, quelqu’un viendra peut-être te parler, te demander l’heure, t’interroger sur les horaires des trains ou sur le trajet le plus court pour se rendre au pont du Rialto. Peut-être pourras-tu remettre ton sac à dos et rebrousser chemin. Reprendre le train en direction de Milan, et de là trouver le moyen de rejoindre la Sicile. Peut-être pourras-tu retrouver Pozzallo avec ses palmiers rassurants, ses ruelles calmes et sa plage de sable fin. Tu envisageras éventuellement de rentrer au pays. À Banjul, tu leur diras que cela n’a pas fonctionné, que le périple s’est arrêté sur les marches d’une gare italienne, que le rêve est tombé dans le Grand Canal, sans bruit, sans remous, tel un caillou dans une flaque d’eau. Mais il y a trop de peut-être. Trop d’approximations. Un manque criant de certitude face à la marche de l’inéluctable.
Ce besoin permanent de mesurer la distance entre l’écriture de ton histoire et celle de Venise. Comme si un secret s’était niché dans l’intervalle et qu’il fallait désormais le révéler. Je repense à la coupole de bronze vert de l’église San Simeone Piccolo. Elle sera le miroir de ta fragilité, le témoin silencieux de ta perte.
Écriture du tâtonnement. Récit balbutiant. Mémoire bégayante. Phrases en pointillé. Comment rendre compte de ta disparition sinon dans la trame décousue d’un texte à venir ? Cette impression de devoir écrire à la marge de ta mort, de pousser les mots sur une ligne de crête, d’enfiler les images jusqu’au bord du précipice.
Je retrouve sur Internet deux photos de toi. Sur la première, tu portes une chemise bleue à motifs. Sur la seconde, une veste noire à col montant. De la main gauche, tu fais un signe V incliné. Une victoire à redresser. Une victoire au goût de défaite.
La danse des sigles ACTV sur les coques des bateaux-bus. Ton regard apaisé suit cette forêt de mains qui chargent et déchargent les valises, tentent de maîtriser des enfants turbulents ou de manipuler des sacs qui ne ressemblent en rien au tien. À quelques mètres à gauche, tu repères l’arrêt des vaporettos indiqué par des bandes jaunes sur lesquelles tu lis le mot Ferrovia. Des gens font la queue sur la passerelle. Pour le moment, tu n’as nulle envie de te lever. Ton sac est toujours coincé entre tes genoux, comme un dernier trait d’union avec ta vie d’avant.
Entre Pozzallo et Venise, mon regard oscille sans cesse sur la carte. Je réalise que ton histoire est encerclée par les eaux. Mer Ionienne. Mer Adriatique. Mer Tyrrhénienne. L’eau dessine une vaste géographie de la perte dont les échos résonnent jusque sur les rives du fleuve Gambie. Ton pays natal porte l’eau en son ventre comme l’annonce de toutes ces mers adjacentes, confondues, suspendues aux lisières de l’Europe.
Me revient un souvenir d’Oued Laou, une station balnéaire au nord du Maroc. À une quarantaine de kilomètres de Tétouan, le doux parfum des vacances estivales. Le samedi, au marché du village, les couvre-chefs traditionnels brillent au soleil. Quand il fait beau, on voit l’Espagne depuis le balcon ombragé. La plage s’étend à l’infini et la ligne de l’horizon ne cesse de reculer. La nuit, des ombres poussent une patera sur le sable. Au loin, les chuchotements. Les lumières blafardes des lampes torches. Les silhouettes qui s’activent. Le ronronnement d’un moteur qui démarre. Une lueur qui s’éteint dans la mer. Chaque embarcation qui part me rappelle à ton souvenir. C’était la fin du siècle dernier, mais c’est comme si c’était hier. Pateh, j’ai vu de mes propres yeux des hommes de mon pays s’enfoncer et disparaître dans la nuit.
Écrire par petites touches successives pour neutraliser la pesanteur du récit. La seule écriture possible est celle de la trace.
Soudain, l’éclat bref et inattendu d’un rayon de soleil sur la surface de l’eau. Il est temps de se lever, de quitter ces marches maussades, d’affronter le paysage de la ville. Sur l’autre rive du Grand Canal, les maisons ressemblent désormais à des boîtes en carton dont les fenêtres forment de petits trous sombres et menaçants. De nouveau, cette sensation de froid pernicieux qui s’infiltre dans les pores de ta peau. Tu glisses une main pour vérifier la pochette en plastique.
Au sud de cette Sicile qui t’a accueilli, un jour de 2015, un archipel de noms me donne le vertige. Je cherche des traces de ton passage dans ces morceaux de terre dispersés entre les eaux territoriales de la Tunisie et de l’Italie. Au large de Sfax, les îles tunisiennes de Kerkennah lorgnent leurs homologues italiennes de Lampedusa et de Linosa. Un peu plus au nord, soixante-dix kilomètres seulement séparent l’île italienne de Pantelleria du cap Bon, pointe nord-est de la Tunisie. Étrange équilibre de ces proximités géographiques insoupçonnées. Fascinante distribution de ces fragments insulaires détachés des masses lourdes et imposantes des continents.
Dans mon carnet, je note cette phrase de Goldoni à propos de Venise : Les cartes, les plans, les modèles, les descriptions ne suffisent pas, il faut la voir. Toutes les villes du monde se ressemblent plus ou moins : celle-ci ne ressemble à aucune. Je me demande si le caractère exceptionnel de Venise a quelque chose à voir avec ta décision. Une dernière escale pour en finir avec les cartes, les plans et les descriptions. Ta seule présence à Venise vaut tous les discours et toutes les interprétations.
Au fil de mes lectures, je découvre que tu as un cousin qui vit également en Italie. Il s’appelle Muhammed. Depuis votre arrivée au pays, vous ne vous êtes a priori jamais rencontrés. Pourtant, vos familles se connaissent et sont originaires du même village, Wellingara. Je vérifie sur la carte. Le village se situe dans le district de Kombo North à vingt kilomètres environ au sud-ouest de Banjul. Il y a très peu d’informations en ligne sur Wellingara. Un article rapporte qu’en 2013, deux ans avant ton départ, une nouvelle mosquée est inaugurée en présence d’une centaine de personnes, y compris des villages avoisinants. Que faisais-tu en 2013 ? L’idée du départ avait-elle déjà fait son chemin dans ton esprit ?
Tu marches le long du Grand Canal. Les premiers pas suffisent à te réchauffer. Tu t’arrêtes peut-être sous un réverbère pour observer une dernière fois le va-et-vient des vaporettos et l’agitation des touristes. Certains se prennent en photo avec en arrière-plan la coupole de l’église San Simeone Piccolo. Ils se contorsionnent dans tous les sens pour obtenir la meilleure prise. D’autres, beaucoup plus discrets, sont immobiles, comme obnubilés par le corps troublant de la ville qui se dévoile lentement sous leurs yeux. Quelques mètres plus loin, à hauteur de la Calle Carmelitani, face à l’arrêt Ferrovia, tu repères pour la première fois les gondoles alignées entre les pieux en bois. Leurs silhouettes noires et effilées ressemblent à de longs cercueils qui flottent sur la surface de l’eau.
Tous ces rêves de dignité réduits à des poussières. Toutes ces velléités écrasées sous le poids de l’indifférence. Tous ces plans mis en suspens, reportés ou tués dans l’œuf. Que reste-t-il après tant de déchirements sinon le désir de fuir, de claquer la porte, de trouver refuge dans la déflagration silencieuse de la mort ?
Et cette même question qui me taraude : pourquoi Venise ? Pour crier au monde ta blessure ou pour laisser une bulle de silence dans le vacarme ? Tu aurais pu rester à Milan ou tenter ta chance dans une autre ville du nord ou du centre de l’Italie. Attendre une éclaircie, des jours meilleurs, l’occasion de tout recommencer ailleurs. Répéter à l’infini que le meilleur est à venir, que rien n’est jamais totalement perdu, que deux ans est une période relativement courte, que la volonté est un mot qui se conjugue au présent. Tu aurais pu. Douleur lancinante de ce conditionnel passé, comme si l’écriture était définitivement condamnée à la résurgence du regret.
Les eaux
Je n’ai jamais vu un homme se noyer. Écrire cette phrase m’est déjà insoutenable. Je n’ose pas imaginer la suite. Il m’est arrivé pourtant de me poser la question : que ferais-je si je me retrouvais un jour face à un homme qui se noie ? Aurais-je le courage de me jeter à l’eau pour tenter de le sauver ? Le mot courage n’aurait probablement pas le même sens. Je me rassure en me disant que je pourrais au moins crier au secours, ameuter les passants, appeler un numéro d’urgence, bref reporter tout début de responsabilité sur les autres. Une manière d’avouer mon impuissance devant l’innommable. Regarder le spectre de la mort et m’empresser de reconnaître ma défaite.
Pour le moment, tu es un bandeau d’information qui défile en bas de l’écran. Une dépêche du Corriere della Sera, reprise par Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, Ouest-France et tous les journaux de la place. Variations dérisoires sur le thème de ta disparition. Une mort tragique, comme ils disent. Comme s’il fallait immédiatement se rassurer, écarter le soupçon, repousser ton histoire dans le domaine ordinaire de la tragédie.
Pateh, je ne te connais pas, mais c’est comme si ton drame se chargeait de faire les présentations. Une rencontre impossible initiée par le besoin naïf de se rattraper. De nouveau, cette impression d’arriver en retard. Comme un rendez-vous manqué avec la page blanche. Écrire après-coup. Prétexter un délai pour digérer ou prendre du recul par rapport à l’événement. Toutes ces excuses éculées qu’on avance pour se donner une contenance. Je m’obstine à écrire, mais je sais d’emblée qu’aucun livre ne suffira à épuiser ta mort.
De Banjul à Venise, ta disparition comme une déflagration, un faisceau de débris insaisissables. Écrire pour relier les deux villes, pour en faire une géographie du témoignage. Face à la blessure lancinante de la mort, dresser un archipel solidaire. Faire osciller la cartographie de ta perte entre le continent et les îles, entre l’eau abyssale et la terre ferme. Reconstituer les inflexions de ta trajectoire dans la fragmentation inéluctable du texte.
Face à la prolifération des versions qui entourent ton drame, faire non pas le tri mais le vide. Écrire pour libérer l’espace infime de l’oraison funèbre. Écrire rapidement, d’un jet, pour résister à tout sentiment d’impuissance. Ramasser les éclats d’un portrait hypothétique comme on ramasse des coquillages à moitié brisés sur une plage déserte.
Je découvre que le mot oraison porte en son creux l’eau qui t’a englouti et la raison qui a manqué à l’explication de ton geste. Eau-Raison. La raison insondable des eaux qui t’ont emporté.
Quand je décide d’écrire sur ta mort, je sais que je dois affronter Venise. Je n’ai jamais visité cette ville, mais comme tout le monde, j’en ai vu un nombre infini de photos et de représentations. Profusion d’images sur les brochures touristiques. Déchaînement de clichés sur les réseaux sociaux. Défilé presque indécent de tous ces lieux dits romantiques, décadents, plus ou moins mythiques. Cette première évidence : le monde entier a visité Venise, mais personne ne s’est vraiment attardé sur ta mort. Une ville-univers pour une mort silencieuse. Une ville-musée pour une toile invisible.
Sur une carte du continent, je pose un doigt hésitant sur la Gambie. Je connais mal ton pays natal. Je sais juste qu’il est presque enclavé dans le Sénégal. Cette clôture de la cartographie a quelque chose de prémonitoire. Mon regard suit le fleuve Gambie, artère sinueuse qui s’enfonce dans la terre. Le tracé de la frontière suit la lame bleutée, comme pour guider le lecteur égaré que je suis. La ceinture des eaux qui zigzaguent se referme lentement sur ton nom.
Tu arrives à Venise le dimanche 22 janvier 2017. J’imagine ce froid insidieux qui s’immisce dans tes vertèbres. Un froid que tu n’as jamais ressenti en Italie. Des frémissements désagréables parcourent ta peau. Étrange sensation d’inconfort. La même question en boucle. Que fais-tu là au juste ? Que cherches-tu ? Venise te murmure que tu n’es pas le bienvenu. Mais qui est vraiment le bienvenu ?
Ta disparition me renvoie d’emblée aux images de ces milliers d’hommes et de femmes engloutis dans la Méditerranée. Résister au spectacle de cette mort qui se répète à l’infini. Écrire différemment. Repenser l’écriture comme un chuchotement nécessaire dans le fracas ambiant.
Je lis qu’il a fait beaucoup plus froid à Venise les jours précédant ton arrivée. Comme si le temps a été d’un seul coup plus clément. Mais il fallait se rendre à l’évidence. Cette clémence était anecdotique. Les variations de la température n’auraient rien changé. C’était bien ton dernier hiver dans la lagune.
Depuis quelques jours, je relis le Cahier de Césaire. Dans mon carnet, je recopie ce fragment : Que de sang dans ma mémoire ! Dans ma mémoire sont des lagunes. Elles sont couvertes de têtes de morts. Elles ne sont pas couvertes de nénuphars. La somme de toutes les blessures lacérant le corps du continent. Écrire pour assécher les eaux, pour dévoiler le visage de la violence, pour redonner des couleurs à tous les nénuphars étouffés dans le silence des lagunes.
Les journaux répètent qu’on sait peu de choses sur toi. Tu es l’inconnu du Grand Canal. Un point d’interrogation qui hante les dépêches de la presse locale et internationale. Ici et là, des fragments de ta vie, éparpillés, discontinus, comme des pointillés sur une immense toile blanche.
Vous êtes deux. Toi et ton sac à dos. Le chiffre deux comme un pied de nez à ta solitude. Ce sac à dos qui t’a accompagné pendant plusieurs mois. Témoin silencieux de tes départs et de tes arrivées, de tes périples et de tes attentes. Il t’a servi de valise, de sac de courses, d’oreiller de fortune. Il a été ton objet fétiche, ton talisman, ta boussole. Pas un porte-bonheur, car le bonheur n’a jamais montré le bout de son nez. Le mot bonheur comme une douce chimère fuyant les rives de cette Europe hautaine, cadenassée, emmurée. Un mirage insolent depuis les berges du fleuve Gambie.
Hier, je suis tombé sur une courte vidéo tournée à Zarzis, sur la côte sud-est de la Tunisie. L’endroit s’appelle le cimetière des inconnus. Un homme marche entre les tombes des anonymes. Il s’appelle Chamseddine. Chams : soleil en arabe. Un soleil miraculeux dans une nuit macabre. Chamseddine est un pêcheur. Il parle de cadavres décomposés, de demi-hommes et de demi-femmes. Il marque un temps d’arrêt puis rajoute : sans jambes, sans tête. L’instant d’après, il vide une bouteille d’eau sur un monticule. Peut-être la tombe d’un enfant. Il arrose des fleurs rouges. Chaque semaine, il transporte les corps de la morgue au cimetière : si tu ne ressens pas le besoin de faire ces choses pour ces gens-là, tu ne pourras pas le faire. La caméra filme les tombes. Des amas de terre ocre espacés d’à peine quelques mètres. Sur l’une d’entre elles, il y a une pancarte : Rose-Marie, Nigéria, 27-5-2017. La seule identifiée du cimetière. Il y a quatre cents tombes au total. Quatre cents coups sur le cercueil du monde. Quatre cents morts qui attendent, comme toi, leur oraison.
Pozzallo. Je note dans mon carnet le nom de la ville sicilienne où tu as débarqué en 2015. Je fais des recherches sur Internet. Cette commune portuaire se situe au sud-est de l’île, dans la province de Raguse, à un peu plus de cent kilomètres de Catane. C’est ici qu’est né Giorgio La Pira, universitaire et figure clé du catholicisme en Italie, devenu maire de Florence dans les années 1950 et connu pour avoir œuvré en faveur du dialogue interreligieux et du rapprochement des peuples riverains de la Méditerranée. Au début du vingtième siècle, Pozzallo était un port de pêche avant de devenir une destination touristique. Aujourd’hui, la ville est associée aux trajectoires des réfugiés qu’elle accueille de manière régulière. À l’ombre des oliviers et des arbres fruitiers, il y a des histoires comme la tienne qui échouent sur la terre sicilienne.
L’écriture trace des cercles concentriques autour de ton drame. Chaque mot qui glisse sur la page est un coup porté au silence qui s’acharne sur ton prénom, aux abysses qui s’ouvrent et se referment pour empêcher le récit de prendre forme.
Ce 22 janvier 2017, en début d’après-midi, tu es arrivé à Venise en provenance de Milan. Un trajet d’environ deux heures et demie en train. Je consulte les horaires de Trenitalia. Tu as dû prendre le train de 12 h 5 ou 12 h 35. À moins que les horaires n’aient changé. Tu étais peut-être assis côté fenêtre, au fond du wagon. Surtout, ne pas attirer l’attention. Être proche des portes de sortie. Faire preuve de prudence et de discrétion. On ne sait jamais. Les choses peuvent mal tourner et il faut toujours se préparer au pire des scénarios. Une leçon des années d’errance et d’incertitude. Ta vie fragile a des relents de fuite en avant. Le train reliant la Lombardie à la Vénétie emporte dans son sillage la somme irréductible de tes peurs.
Mon regard s’attarde sur la plage de Pozzallo. Le site d’une agence de voyages vante le charme de l’endroit. Les deux mots qui reviennent le plus souvent sont détente et confort. Au bout de la plage de sable fin, une tour de guet construite au quinzième siècle abrite désormais un musée. Sur une carte de la Sicile, le littoral me paraît étrangement étriqué. Je fais défiler les images comme si je cherchais des traces inespérées de ton passage. Je referme les yeux et la plage de Pozzallo devient cette longue bande accidentée où s’alignent des canots bondés et des corps livrés à l’inconnu.
Quatre ans plus tard, tu appartiens au domaine des archives. Ta disparition est désormais un fichier conservé dans la mémoire digitale des journaux. Les articles qui relatent ta mort sont toujours accessibles en ligne. Il paraît que tu es devenu un symbole. Je me méfie de ce mot qui respire le déplacement, l’effacement, l’abstraction précipitée et indécente. Un symbole de quoi au juste ?
Cette impression de lutter contre l’inéluctable répétition de ta perte. Comme si tu mourais à chaque mot, à chaque image, à chaque scène. Je me découvre régulièrement une envie d’imaginer une autre issue. Un accident technique, un train annulé, un voyage reporté, ta mort évitée grâce à une intervention miraculeuse. À chaque fois, je finis par me rendre à l’évidence. La page blanche est le miroir de ma résignation.
Dans son livre Au pays des disparus, la journaliste Taina Tervonen cherche à reconstruire la trajectoire d’un réfugié mort au large de la Libye en avril 2015 à la suite du naufrage d’un chalutier transportant huit cents personnes. Autant de corps prisonniers d’une épave coulée à plus de trois cents mètres de profondeur. Et cette question qui remonte à la surface : combien de morts précèdent la tienne ? Dans mon carnet, je note cette phrase de Taina : C’est là-bas, à Pozzallo, en écoutant les récits de tous ceux qui s’étaient occupés des défunts, que j’ai compris pour la première fois ce que signifie compter les morts.
Quand le train quitte la gare de Milano-Centrale, tu ressens peut-être un léger pincement au cœur. Tu penses à tes premiers jours sous le soleil sicilien. Les rues de Pozzallo t’avaient paru extrêmement étroites. Pourtant, tu avais aimé ces petits palmiers solitaires de la Piazza delle Rimembranze. La place des souvenirs. Les tiens avaient l’étrange capacité de surgir de nulle part comme des éclairs brefs et aveuglants. Des scènes lumineuses du pays natal se superposent aux paysages de cette Italie éphémère qui défile derrière la vitre. Tu portes, chevillée à ton corps, la mémoire en lambeaux de ces deux dernières années. Ce goût d’inachevé qui persistera jusqu’au bout.
Le site InfoMigrants rapporte que le 24 novembre 2017, près de dix mois après ta mort, une embarcation secourue par un bateau de pêche et transportant deux cent soixante-quatre hommes et femmes arrive à Pozzallo. Dans le groupe, il y a une quarantaine d’enfants et une nouveau-née de quinze jours. La mère du bébé a dix-neuf ans. Elle est tombée enceinte à la suite d’un viol dans un camp de détention en Libye. Je pense à cette mère portant dans ces bras le souffle d’un crime impuni. Elle observe la ligne de l’horizon qui lui paraît proche et ramassée. Les nuages bas se font de plus en plus menaçants. Un silence macabre domine le littoral. Ici, tes frères et sœurs sont des chiffres enveloppés dans des couvertures de survie.
Milan appartient désormais au passé. Cette idée brutale que chaque étape de ta vie d’exilé est un clou anticipé dans ton cercueil aquatique. Chaque arrêt du train est une légère poussée dans le dos qui te rapproche un peu plus des eaux vénitiennes. Brescia, Peschiera, Verona, Vicenza, Padova. L’enchaînement des gares imprime une pénible mélodie dans ta tête. Tu te réfugies dans ces chants de l’enfance qui reviennent comme les miroirs fracassés d’une vie obsolète. Dans les paumes de tes mains, tu crois déceler un morceau du ciel de Banjul, une scène du quartier qui t’a vu naître, un sourire sur le visage de tes parents, un fragment d’histoire racontée par les amis d’antan, ceux qui n’ont pas eu la chance ou le courage de partir, ceux qui attendent des nouvelles de leurs proches comme on attend une saison qui tarde à éclore. Tes paupières soudain lourdes se referment sur les débris d’un passé avalé par les rails.
Misrata, là-bas, de l’autre côté de la mer, sur l’autre versant du drame. Mille et une vies interrompues. Mille et un crimes. Mille et un tombeaux pour une mort qui ne dit pas son nom. Misrata : gracieuse oasis libyenne dont les palmiers veillent sur des cercueils en partance.
Revoir Pozzallo et renaître. 2015 est l’année de tous les espoirs. La promesse d’une résurrection au large des côtes italiennes. Tu te souviens peut-être de cette longue plage respirant le parfum de la revanche. Ton regard oscille entre les rares parasols regroupés à proximité de la tour du quinzième siècle, et ceux légèrement délavés, abritant les étals de fruits et de légumes au marché Albert de Banjul. Le pays natal se fraie un chemin incertain dans ta mémoire. Tel un serpent venimeux passant à l’offensive, ton passé siffle, se cabre, s’enroule, se targue de pouvoir te menacer jusque sur ce siège ridicule, à bord de ce train qui t’envoie lentement vers le néant.
J’entends le crissement du train qui s’arrête à la gare de Venise. La vitre est une frontière entourée de barbelés. Ta vie passée est une pelote de laine enfermée dans ta tête d’étranger. Autour de toi, l’excitation palpable de tous ces passagers pressés de rejoindre les sorties. Le quai est envahi par des piaillements et des rires dont l’écho te parvient en fragments épars. Comme une mélodie cacophonique que tu n’arrives pas à déchiffrer.
Et la honte sans nom de ne pouvoir rien faire ou si peu devant le cortège de ces vies sacrifiées, de ces morts trop vite classées, archivées, rangées dans les tiroirs opaques des statistiques. Écrire pour convoquer ces visages émaciés par le froid ou la fatigue, ces rictus sur les coins des lèvres gercées, ces plaies ouvertes et jamais refermées sur les cartes des corps et des territoires. Pateh, chaque fragment de ton histoire oubliée se construit avec la matière amère de l’opprobre.
Le 15 mars 2011, quatre ans avant ton arrivée à Pozzallo, un ferry marocain tente d’accoster en Sicile pour s’y ravitailler. Le Monde rapporte que l’Italie lui refuse l’accès par manque d’éléments certains sur les passagers. À bord du ferry, plus de mille huit cents personnes évacuées de Libye où la guerre civile bat son plein. Une majorité de travailleurs marocains. La photo qui accompagne un article de RFI montre un autre ferry lors de son arrivée à Tanger. Sur le pont, des hommes et des femmes se penchent pour humer l’odeur de la terre ferme. Je pense à un oncle qui a passé plus de quinze ans de sa vie sur les chantiers libyens. Il est rentré au Maroc en 2000. Il me parlait d’un pays qui n’existe plus. Il me disait qu’il connaissait chaque rue de Tripoli. Les mois précédant son décès, il suivait les événements en Libye avec un mélange de rage silencieuse et de nostalgie mélancolique.
Sur le parvis de la gare Santa Lucia, tu observes les files de voyageurs poussant leurs valises ou fixant les écrans numériques. Certains ont l’air ridicules avec leurs mines concentrées ou hagardes. D’autres arborent de larges sourires de circonstance. Une centaine de paires d’yeux brillent autour de ta silhouette. Un théâtre de marionnettes déformées. Cette étrange impression d’assister à une grandiose mise en scène dont tu es le seul spectateur. Tu as vingt-deux ans et tu t’apprêtes à quitter ce vacarme.
Longtemps j’ai considéré l’écriture comme un refuge, un exutoire, un espace de retraite et de régénération. Mais je me rends compte qu’écrire ton drame est tout l’inverse. Une prise de risque. Un égarement potentiel. Une manière hasardeuse d’apprivoiser l’hypothèse pour restaurer la dignité.
Prendre son temps. S’éloigner des quais sans se retourner. Marcher lentement dans les couloirs de la gare. Ton sac à dos est encore plus léger, comme un ballon d’air prêt à s’envoler. Prendre son temps. Retarder la rencontre avec la ville-monde. Scruter les foules qui se bousculent aux portes des boutiques ou qui font la queue derrière les automates. Éviter les agents de sûreté postés aux quatre coins de la gare. Malgré le danger permanent, tu fais peut-être face à un sentiment de détachement inédit. Comme si, poussé par une main invisible, tu glissais lentement sur une pente raide. Comme si plus rien ne pouvait te retenir, même pas la lumière du jour et l’ombre des édifices que tu devines déjà sur l’autre rive du Grand Canal.
Les images continuent de remonter à la surface. Les eaux finiront par cracher leurs vérités. Hier, je suis tombé sur une photo prise à Pozzallo en novembre 2017, quelques mois après ta disparition. Elle montre un représentant de la Croix-Rouge italienne accueillant un réfugié. L’homme est enveloppé dans une couverture de survie. Il a la tête baissée et tient dans les mains une feuille pliée. Un document officiel ? Un laissez-passer provisoire ? Une pièce d’identité ? Le représentant de la Croix-Rouge porte des gants bleus et un masque de protection. Sa main droite est posée sur les épaules du réfugié. Son geste est suspendu, comme mon regard déchiré entre les deux silhouettes, comme ce fossé qui nous sépare, signe de tous les écarts, de toutes défaillances, de tous les manquements qui échouent sur la page.
Pateh, cette gare vénitienne est le premier fragment d’un paysage qui n’en finit pas de résister à l’écriture. Ton naufrage commence ici, dans ce brouhaha intimidant, dans le ventre de cette foule insouciante, entre ces badauds surexcités, reconnaissables à leurs énormes valises ou à leurs appareils photo en bandoulière, dissimulant à peine leur bonheur derrière des lunettes de soleil aux fines montures ou riant à pleines dents devant d’autres anonymes qui leur ressemblent. Mais qui pour épeler les cinq lettres de ton prénom ?
Cette obsession tenace qui me ramène sans cesse à ton point de chute sicilien. Je repense de nouveau à ton arrivée à Pozzallo un jour de 2015. Avais-tu ces mêmes documents qu’on retrouvera, deux ans plus tard, dans tes affaires ? Avais-tu croisé des représentants de la Croix-Rouge italienne ? Étais-tu, toi aussi, enveloppé dans une couverture de survie ? Je répète ce mot, survie, comme pour le retenir quelques instants encore à côté de ton prénom.
Je rêve d’un livre qui regrouperait tous les mots qui t’ont été refusés, tous les silences qui t’ont été imposés. Un livre où le mot secours serait répété à l’infini. Un récit dont l’auteur s’effacerait à chaque ligne, à chaque fragment, comme pour te redonner l’espace que tu n’as pas eu de ton vivant.
Debout devant la sortie de la gare Santa Lucia. Les longues marches de l’escalier extérieur ressemblent aux tentacules d’un poulpe géant. Les réverbères à trois lampes, espacés de quelques mètres, affichent des silhouettes élancées et menaçantes. Les anonymes assis sur les marches semblent s’ignorer. Tu lèves les yeux et ton regard s’écrase contre la coupole de bronze vert de l’église San Simeone Piccolo, sur l’autre rive du Grand Canal, brillant dans la grisaille du dimanche après-midi. De loin, la statue du Christ rédempteur semble danser entre les nuages. Tu es seul. Parfaitement seul.
Combien de frères partis avant toi, noyés dans le tourbillon insatiable de l’actualité ? Combien de parents, de sœurs, de mères, de nouveau-nés, de couples arrachés à l’aube des arrivées incertaines, libérés à jamais de la frayeur des contrôles, de la nostalgie des retrouvailles mille fois reportées ? Depuis quand le règne de l’aléatoire achève-t-il des vies dans les abysses du monde ?
Le fleuve Gambie se réveille dans son lit d’exils et de blessures. Ton prénom retentit entre le massif du Fouta-Djalon en Guinée et le parc du Niokolo-Koba au Sénégal. Ton souvenir amer renaît sur les bords des rivières Koulountou, Niéri Ko et Mayél Samou. Les eaux de ton Afrique natale martèlent ton nom à l’infini. À Banjul, le fleuve en colère déverse des éclats de ton histoire dans l’Atlantique hautain et oublieux. Il y a longtemps que le ventre de l’océan a explosé comme un ballon de baudruche échappé du royaume de l’enfance.
Sur les marches de la gare, un semblant de quiétude. Le temps s’est figé et le Grand Canal a pris l’allure d’un long bassin sans fond. Tu t’es assis à l’écart, le sac à dos bloqué entre les jambes, les mains posées sur les genoux. Tu as fermé les yeux, mais aucune image n’est venue perturber ton esprit. Tu n’as même pas faim. Juste un sentiment de vide intérieur, comme si une main invisible te dénudait lentement face à la ville insouciante. Vite, ouvrir les yeux pour échapper à cette vision. Là-bas, sur la gauche, la silhouette gracieuse du pont des Déchaussés, comme une parenthèse éphémère suspendue dans les airs.
Sur une photo prise à Pozzallo en mars 2020, cinq réfugiés font la queue derrière une barrière métallique. Deux agents de sécurité italiens se tiennent à proximité. Les cinq hommes portent les mêmes claquettes et regardent dans des directions opposées. Je me concentre sur le quatrième homme. Sa main gauche est posée sur sa poitrine. Dans sa main droite, il tient un papier où je lis ce qui s’apparente à un numéro d’identification, 43/C. Pas de nom. Pas de prénom. Identité en sourdine. Combien de vies, transparentes et vaporeuses, sont ainsi écourtées sur des morceaux de papier ?
Derrière le texte, la cartographie des blessures. Les tiennes et celles de tes frères et sœurs. Tous ces territoires inhospitaliers, ces plaines hostiles, ces montagnes dédaigneuses, ces chemins impraticables, ces îles inaccessibles, ces estuaires étouffés, ces routes ensablées, ces traversées inquiètes, ces allers-retours angoissés, ces écarts géographiques où se réfléchissent sans cesse la rupture, l’entaille, la césure. J’écris comme je lis une vieille mappemonde froissée. Je ne vois que des lignes discontinues, des formes hésitantes, des géométries approximatives, des espaces encerclés, troublés, vertigineux. Devant mes yeux, les hémisphères se confondent, les continents changent de position, les frontières s’évaporent, les eaux ont la couleur pâle de la défaite. On dirait une immense étendue de boue qui se referme sèchement sur ton souvenir.
Attendre. Ces longues minutes interminables sur les marches de la gare Santa Lucia. Qui sait, quelqu’un viendra peut-être te parler, te demander l’heure, t’interroger sur les horaires des trains ou sur le trajet le plus court pour se rendre au pont du Rialto. Peut-être pourras-tu remettre ton sac à dos et rebrousser chemin. Reprendre le train en direction de Milan, et de là trouver le moyen de rejoindre la Sicile. Peut-être pourras-tu retrouver Pozzallo avec ses palmiers rassurants, ses ruelles calmes et sa plage de sable fin. Tu envisageras éventuellement de rentrer au pays. À Banjul, tu leur diras que cela n’a pas fonctionné, que le périple s’est arrêté sur les marches d’une gare italienne, que le rêve est tombé dans le Grand Canal, sans bruit, sans remous, tel un caillou dans une flaque d’eau. Mais il y a trop de peut-être. Trop d’approximations. Un manque criant de certitude face à la marche de l’inéluctable.
Ce besoin permanent de mesurer la distance entre l’écriture de ton histoire et celle de Venise. Comme si un secret s’était niché dans l’intervalle et qu’il fallait désormais le révéler. Je repense à la coupole de bronze vert de l’église San Simeone Piccolo. Elle sera le miroir de ta fragilité, le témoin silencieux de ta perte.
Écriture du tâtonnement. Récit balbutiant. Mémoire bégayante. Phrases en pointillé. Comment rendre compte de ta disparition sinon dans la trame décousue d’un texte à venir ? Cette impression de devoir écrire à la marge de ta mort, de pousser les mots sur une ligne de crête, d’enfiler les images jusqu’au bord du précipice.
Je retrouve sur Internet deux photos de toi. Sur la première, tu portes une chemise bleue à motifs. Sur la seconde, une veste noire à col montant. De la main gauche, tu fais un signe V incliné. Une victoire à redresser. Une victoire au goût de défaite.
La danse des sigles ACTV sur les coques des bateaux-bus. Ton regard apaisé suit cette forêt de mains qui chargent et déchargent les valises, tentent de maîtriser des enfants turbulents ou de manipuler des sacs qui ne ressemblent en rien au tien. À quelques mètres à gauche, tu repères l’arrêt des vaporettos indiqué par des bandes jaunes sur lesquelles tu lis le mot Ferrovia. Des gens font la queue sur la passerelle. Pour le moment, tu n’as nulle envie de te lever. Ton sac est toujours coincé entre tes genoux, comme un dernier trait d’union avec ta vie d’avant.
Entre Pozzallo et Venise, mon regard oscille sans cesse sur la carte. Je réalise que ton histoire est encerclée par les eaux. Mer Ionienne. Mer Adriatique. Mer Tyrrhénienne. L’eau dessine une vaste géographie de la perte dont les échos résonnent jusque sur les rives du fleuve Gambie. Ton pays natal porte l’eau en son ventre comme l’annonce de toutes ces mers adjacentes, confondues, suspendues aux lisières de l’Europe.
Me revient un souvenir d’Oued Laou, une station balnéaire au nord du Maroc. À une quarantaine de kilomètres de Tétouan, le doux parfum des vacances estivales. Le samedi, au marché du village, les couvre-chefs traditionnels brillent au soleil. Quand il fait beau, on voit l’Espagne depuis le balcon ombragé. La plage s’étend à l’infini et la ligne de l’horizon ne cesse de reculer. La nuit, des ombres poussent une patera sur le sable. Au loin, les chuchotements. Les lumières blafardes des lampes torches. Les silhouettes qui s’activent. Le ronronnement d’un moteur qui démarre. Une lueur qui s’éteint dans la mer. Chaque embarcation qui part me rappelle à ton souvenir. C’était la fin du siècle dernier, mais c’est comme si c’était hier. Pateh, j’ai vu de mes propres yeux des hommes de mon pays s’enfoncer et disparaître dans la nuit.
Écrire par petites touches successives pour neutraliser la pesanteur du récit. La seule écriture possible est celle de la trace.
Soudain, l’éclat bref et inattendu d’un rayon de soleil sur la surface de l’eau. Il est temps de se lever, de quitter ces marches maussades, d’affronter le paysage de la ville. Sur l’autre rive du Grand Canal, les maisons ressemblent désormais à des boîtes en carton dont les fenêtres forment de petits trous sombres et menaçants. De nouveau, cette sensation de froid pernicieux qui s’infiltre dans les pores de ta peau. Tu glisses une main pour vérifier la pochette en plastique.
Au sud de cette Sicile qui t’a accueilli, un jour de 2015, un archipel de noms me donne le vertige. Je cherche des traces de ton passage dans ces morceaux de terre dispersés entre les eaux territoriales de la Tunisie et de l’Italie. Au large de Sfax, les îles tunisiennes de Kerkennah lorgnent leurs homologues italiennes de Lampedusa et de Linosa. Un peu plus au nord, soixante-dix kilomètres seulement séparent l’île italienne de Pantelleria du cap Bon, pointe nord-est de la Tunisie. Étrange équilibre de ces proximités géographiques insoupçonnées. Fascinante distribution de ces fragments insulaires détachés des masses lourdes et imposantes des continents.
Dans mon carnet, je note cette phrase de Goldoni à propos de Venise : Les cartes, les plans, les modèles, les descriptions ne suffisent pas, il faut la voir. Toutes les villes du monde se ressemblent plus ou moins : celle-ci ne ressemble à aucune. Je me demande si le caractère exceptionnel de Venise a quelque chose à voir avec ta décision. Une dernière escale pour en finir avec les cartes, les plans et les descriptions. Ta seule présence à Venise vaut tous les discours et toutes les interprétations.
Au fil de mes lectures, je découvre que tu as un cousin qui vit également en Italie. Il s’appelle Muhammed. Depuis votre arrivée au pays, vous ne vous êtes a priori jamais rencontrés. Pourtant, vos familles se connaissent et sont originaires du même village, Wellingara. Je vérifie sur la carte. Le village se situe dans le district de Kombo North à vingt kilomètres environ au sud-ouest de Banjul. Il y a très peu d’informations en ligne sur Wellingara. Un article rapporte qu’en 2013, deux ans avant ton départ, une nouvelle mosquée est inaugurée en présence d’une centaine de personnes, y compris des villages avoisinants. Que faisais-tu en 2013 ? L’idée du départ avait-elle déjà fait son chemin dans ton esprit ?
Tu marches le long du Grand Canal. Les premiers pas suffisent à te réchauffer. Tu t’arrêtes peut-être sous un réverbère pour observer une dernière fois le va-et-vient des vaporettos et l’agitation des touristes. Certains se prennent en photo avec en arrière-plan la coupole de l’église San Simeone Piccolo. Ils se contorsionnent dans tous les sens pour obtenir la meilleure prise. D’autres, beaucoup plus discrets, sont immobiles, comme obnubilés par le corps troublant de la ville qui se dévoile lentement sous leurs yeux. Quelques mètres plus loin, à hauteur de la Calle Carmelitani, face à l’arrêt Ferrovia, tu repères pour la première fois les gondoles alignées entre les pieux en bois. Leurs silhouettes noires et effilées ressemblent à de longs cercueils qui flottent sur la surface de l’eau.
Tous ces rêves de dignité réduits à des poussières. Toutes ces velléités écrasées sous le poids de l’indifférence. Tous ces plans mis en suspens, reportés ou tués dans l’œuf. Que reste-t-il après tant de déchirements sinon le désir de fuir, de claquer la porte, de trouver refuge dans la déflagration silencieuse de la mort ?
Et cette même question qui me taraude : pourquoi Venise ? Pour crier au monde ta blessure ou pour laisser une bulle de silence dans le vacarme ? Tu aurais pu rester à Milan ou tenter ta chance dans une autre ville du nord ou du centre de l’Italie. Attendre une éclaircie, des jours meilleurs, l’occasion de tout recommencer ailleurs. Répéter à l’infini que le meilleur est à venir, que rien n’est jamais totalement perdu, que deux ans est une période relativement courte, que la volonté est un mot qui se conjugue au présent. Tu aurais pu. Douleur lancinante de ce conditionnel passé, comme si l’écriture était définitivement condamnée à la résurgence du regret.