de Le Mineur et le Canari
Catherine Safonoff
Une visite
Onze heures du soir. J’écoute la radio quand un fort frappement à la porte-fenêtre me fait sursauter. Je suis certaine que c’est Franca. La dernière fois qu’elle est restée ici, je me suis juré que ce serait la dernière. J’ai toujours mal à la main gauche. Un soir, Franca s’était plainte de maux de ventre et avait réclamé une bouillotte. Elle la voulait très chaude et avait surveillé l’opération, ébullition de l’eau, remplissage sans poche d’air, le bouchon fermait-il bien ? Elle était là depuis une semaine, parlait, me suivait d’une pièce à l’autre dans la maison. De fatigue, d’énervement, je m’étais ébouillanté la main. Franca recommandait un emplâtre d’oignon imbibé d’urine. Assise devant moi, pressant sur son ventre la bouillotte rose enveloppée d’un châle, elle me regardait avec curiosité, curieuse que je ne me plaigne pas. Elle voulait que je lui parle de famille, d’enfants, d’ex-maris, d’argent, de ma mère décédée en mai dernier. Elle parlait beaucoup de sa mère, avec qui elle vivait, dont elle avait été le souffre-douleur, enfant. L’expression un peu désuète de souffre-douleur m’avait frappée. Ma visiteuse répétait qu’il fallait travailler le problème de la mère. J’avais entortillé ma main tuméfiée dans une serviette mouillée d’eau froide et je la tenais cachée sous la table. C’était à la cuisine, tard, comme maintenant. Je pensais à la légende de saint Julien l’Hospitalier, qui me faisait monter les larmes aux yeux, je pensais à la vieille chatte grise. Elle avait fui dès l’arrivée de Franca. Dehors il gelait. La chatte mourrait, si Franca restait. Elle avait une voiture, de l’argent. Tard dans la nuit, je suis descendue à la cuisine et j’ai laissé un mot sur la table, quelques lignes polies mais explicites. J’avais très mal à la main. Franca était partie le lendemain matin.
On frappe de nouveau. Le rideau est tiré, mais la lumière et la radio trahissent ma présence. Je n’ouvre pas. Du temps passe. J’éteins radio et lumière, je tends l’oreille. Aucun pas ne s’éloigne sur le gravier. La nuit est silencieuse, je sens que quelqu’un est toujours là, d’ailleurs on frappe encore. C’est une vieille scène qui se rejoue, scène de terrier, de planque, de résistance. J’attends encore dans l’obscurité, puis j’ouvre brusquement la porte-fenêtre et je crie : « Toi, cocotte, tu pars ! Tout de suite ! »
Le mot de cocotte se disait dans ma famille, très péjorativement. Ce n’est pas Franca, mais Helmut, couché sur le paillasson devant le seuil, la tête sur un sac de voyage. À bout de nerfs, ridicule, je bafouille que ce n’est pas des façons : « Tu aurais pu t’annoncer ! Tu aurais pu dire que c’était toi ! »
Il marmonne qu’il a raté son train. Helmut est le modèle du personnage que j’ai surnommé le Grand U dans Comme avant Galilée. Grand, maigre, une cinquantaine d’années, taiseux, méfiant, il peut à l’occasion s’embarquer dans de longs récitatifs impénétrables. Il a squatté ici et là en ville et en banlieue, et maintenant il est retourné chez sa mère en Suisse alémanique. Même un vagabond infatigable et réfractaire peut retourner chez sa mère. Je tiens le Grand U pour une sorte de saint homme. Je lui offre à manger, pas très chaleureusement, mais il n’a pas faim. Nous montons à la petite chambre et je fais le lit. Helmut me regarde sans un geste. En automne, il vient chercher des pommes et du raisin, mais ne propose jamais de m’aider au jardin. Cette nuit, je ne peux m’empêcher de le lui reprocher, contre ma pensée réelle, qui est que la pureté du Grand U est de ne se mêler de rien. Tirant sur le drap et la couverture, je ronchonne – après toutes ces années, il pourrait bien me dire deux mots un peu personnels ! Son rapport aux femmes est un mystère. J’aime croire qu’il est vierge. En tout cas il semble ne regretter personne. Le lendemain, après son départ, il y avait dans la chambre une légère odeur de bois et de foin coupé.
Le Docteur Ursus
La réapparition du Grand U ne devrait pas me surprendre. Elle coïncide avec une ressemblance qui m’a sauté aux yeux, il y a une dizaine de jours, quand j’ai vu pour la première fois le Docteur Ursus, le 9 juin. Même haute stature, même regard perçant marron foncé. La loquacité affable du Docteur a en écho la taciturnité d’Helmut, les deux ont une trace d’accent étranger et tous deux, le nomade et l’homme d’institution, ont leur élégance. Les deux me font penser à l’oiseau serpentaire, cet échassier dit aussi oiseau secrétaire, dont la huppe rappelle la plume que les anciens greffiers portaient sur l’oreille. Mais Helmut est hirsute, alors que le Docteur Ursus se rase la tête.
Fascinant crâne glabre, avec un picotement ombré à la couronne. On dirait un lingam. Idée de radicalité et de hauteur, de singularité, de solitude, de table rase. Faut-il, quand on entre ici, se dénuder de toutes ses pensées, tenir toute parole pour vanité ? Je suis rassurée de voir que le bureau du Docteur croule sous d’irrégulières, d’abondantes piles de documents, de papiers et de livres.
Une vallée étroite
Le Docteur Ursus m’a donné des brochures sur la dépression, dont deux sous forme de bandes dessinées. Je n’ai aucune envie de m’identifier au pitoyable, ridicule héros dépressif. Je relis Carus, de Pascal Quignard. C’est un carnet de bord, un traité philosophique et l’histoire d’un homme affligé de dépression, nommé A. Le temps passant, A. guérira, grâce à l’amitié et à la musique, par intelligence, par chance, pour que le livre s’écrive. L’auteur ne propose ni cause ni remède au mal, toutefois je relève une coïncidence peut-être significative. Au milieu du livre, une jeune femme se suicide. Une semaine et deux pages plus loin, A. commence à remonter la pente : « A. dit que ça y était, qu’il avait embarqué sur le refus de la mort. » Faut-il compter un sacrifice pour une renaissance ?
Une image de mon affection est, de fait, en forme de creux : une vallée étroite aux pentes couvertes de sapins et de mélèzes. Au fond, un petit torrent et quelques maisons qui n’ont de soleil que peu de jours par an. Lieu sévère, mais on y est à l’abri. J’habite un vieux mazot en bois noirci, aux très petites fenêtres. Il y a des livres, et une lampe allumée que l’on voit depuis la montagne, la nuit. Le jour, un milan plane au-dessus du V profond, très haut dans l’azur.
Le grand oiseau me fait naturellement penser à ma mère. Tant qu’elle a pu lever la tête, elle a aimé les lents vols puissants des milans, ainsi que les étoiles. Quand elle n’a plus pu redresser la nuque, elle a contemplé avec un amour incroyable les constellations de pâquerettes dans le pré autour de la maison de retraite. Elle prenait garde de ne marcher sur aucune et chaque pâquerette était une miette de moi-même.
*
Troisième rencontre avec le Docteur Ursus. Je lui dis que le dépressif de ses brochures souffre parce qu’il est victime du devoir. Pas très doué, sans ambition, il n’a su qu’obéir. Je dis que la maladie est le signe d’une faute, c’est plus acceptable ainsi. Il a un sourire un peu malicieux. À la fin de la consultation, comme nous nous levons, la question m’échappe : « Pourquoi me prenez-vous ? » En ouvrant la porte, il dit simplement qu’il a de la place. Dans la rue, le pourquoi se scinde : « Vous me prenez pour quoi ? » Je me sens étrangement légère.
La semaine dernière, j’ai eu envie de me lever, de faire les trois pas séparant les deux fauteuils et de serrer le Docteur dans mes bras. Une brève étreinte fraternelle, debout, et je disais : « Voilà pour le transfert. »
Dans mon fauteuil, je suis saisie par phases d’un vertige, comme si je tournoyais sur moi-même. Les oreilles me sonnent et, plusieurs secondes, je n’entends plus ce que dit le Docteur, qui parle comme derrière une vitre. Peut-être parle-t-il réellement très bas et rapidement. Est-ce pour me dérouter ? Pour m’apprendre à écouter ? Les médicaments qu’il me prescrit, lui dis-je, sont tout à fait aléatoires, peu importe le remède, pourvu que ce soit lui qui l’administre. Je lui ai dit que j’écrivais.
Le parcours du bureau jusqu’à la sortie est un dédale de couloirs beiges, coudés, croisés par d’autres couloirs beiges. Les portes fermées sont toutes pareilles. Je me suis trompée chaque fois, ennuyée que le Docteur, qui me raccompagne, voie mon erreur. Des parties de l’oreille s’appellent labyrinthe, vestibule : je perds l’ouïe, je me perds dans les corridors du dispensaire de la rue Blanche, un petit bâtiment sombre, encore assombri par les échafaudages. Le Docteur Ursus va partir en vacances.
Ariane
Il fait très chaud mais une fraîcheur vient avec le soir. J’ai la visite d’Ariane. Je la félicite pour son mariage. Elle boirait volontiers du vin. Il me reste une bouteille d’une ancienne fête. Nous nous asseyons au jardin. Après leur passage à la mairie, Ariane et Juliette ont fait un voyage en Toscane.
Quand j’ai reçu le faire-part, je n’ai pas compris tout de suite de quoi il s’agissait. Une double carte avec la photo de deux femmes devant la mer et, à l’intérieur, des poèmes : j’ai cru que c’était la pochette d’un disque, voix de Juliette, Ariane à l’accordéon. Deux lignes en petits caractères annonçaient l’officialisation des douze ans d’union des signataires, mais je n’y ai pas pris garde. Est-il possible que ma méprise recèle une réticence à l’égard du mariage homosexuel ? Je comprends pourtant très bien la nécessité d’inscrire légalement ce lien dans le contrat social. Peut-être ai-je pu penser que la particularité des amours dites particulières est une passion si authentique que la légitimité ne lui ajouterait rien.
Ariane me parle du courage de sa compagne, mère de deux enfants et qui occupe un poste important dans la fonction publique. Après qu’elle a déclaré sa relation avec Ariane, certains de ses collègues lui ont tourné le dos. « Toi avec ton écriture, moi avec ma musique, me dit Ariane en souriant, que savons-nous du joug de l’institution ? » Le ciel est encore un peu bleu derrière les feuillages sombres. « J’ai toujours désiré être aimée comme un homme », me dit-elle, et que les femmes qu’elle a aimées étaient très féminines d’allure et de pensée. Deux strictes lesbiennes ne peuvent s’accorder. Elle ne m’a jamais parlé de façon si succincte. Elle sourit : « Puisque aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas… » Elle se donne de petites tapes à cause des moustiques. « Tu n’as pas de bougies contre les moustiques ? »
Il y a eu un temps où dès le lendemain je courais acheter ces bougies, un temps où je prévenais de mon mieux les désirs et les contrariétés d’Ariane. Je me sentais tout d’une pièce et fruste auprès d’elle toujours imprévisible. Pour ne pas heurter son odorat très sensible, j’avais arrêté de fumer. J’ai écrit Le Pont aux Heures sans cigarettes. Le motif le plus louable de mes sentiments pour elle était sa musique, que je trouvais si belle. Des années, hiver comme été, elle avait joué de l’accordéon dans la rue. Je donne cent concerts enfermés pour un musicien au coin de la rue, pour un petit cirque. La musique d’Ariane, le courage de jouer dehors m’avaient émerveillée.
Elle m’a donné des leçons d’accordéon, faisant preuve d’une rare patience. Un autre mobile de mon penchant est que je sortais d’une liaison assez misérable. Une femme serait plus douce qu’un homme, une femme ne me contraindrait pas. Il m’a longtemps suffi de l’aimer chastement, pourtant c’est moi qui ai bousculé notre relation. Nous étions allées trois jours à Paris et, la troisième nuit, dans la chambre d’hôtel, passablement ivre, quelques secondes j’ai caressé son visage, ses épaules. Elle n’a pas dit un mot, j’ai promptement regagné l’autre lit. Dans le train du lendemain, j’avais boudé comme l’éconduit du vaudeville, mais de fait, je ne regrettais pas mon geste. J’en avais assez de nos courtoisies qu’à la fin je trouvais hypocrites. Nous n’avons jamais parlé de cette nuit et notre amitié a continué, guérie de mon désir. J’ai terminé Le Pont aux Heures et j’ai recommencé à fumer.
L’anecdote parisienne n’est pas dans le roman, bien écrit, un peu mélancolique, plat, pourtant je me rappelle avoir dit à l’éditrice en cours de travail que j’écrivais un livre érotique. Cela me semblait très audacieux d’être attirée par une autre femme, transgressif même en l’absence de caresses. Je diffuse l’acte amoureux en descriptions de la nature, je le délègue à un personnage masculin qui meurt à la fin – comme si j’avais voulu punir de mort le plaisir. L’écriture de mon livre m’a permis d’entretenir mon désir, mais le roman manque de tension, de vigueur. Je ne crois pas qu’un livre qui touche même chastement à l’homosexualité puisse s’abstenir de prendre parti. Qu’aurais-je écrit si Ariane et moi nous avions fait l’amour ? Si elle m’avait aimée au point que faire l’amour avec elle me paraisse aussi irrépressible qu’avec un homme ? L’homosexualité est aussi mystérieuse que les rapports dits normaux qu’elle interroge. Je me souviens de trois personnes tenues pour amies qui, quand je leur ai présenté Ariane, m’ont grossièrement marqué leur répugnance. « La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante », écrit Colette dans Le Pur et l’Impur. C’est vrai, et les années passées sous le charme d’Ariane me l’ont prouvé. Elle a rencontré Juliette, j’ai rencontré N. Avec lui, ai-je espéré, j’allais retrouver l’abrupt, le vrai passage à l’acte. De toutes façons, combien j’ai aimé ceux que j’ai aimés ! Je ne le leur ai pas assez montré. C’est pour cela que j’écris encore une fois. N. était né le même jour qu’elle, un 24 avril. Prometteuse coïncidence, je revois l’endroit où il me l’avait dit, un virage de la route au-dessus de la mer.
Le remplaçant
Cinquième rencontre avec le Docteur Ursus et la dernière avant ses vacances. J’ai changé de vêtements deux ou trois fois et, hier soir, j’ai pris des notes. Quand j’arrive, la secrétaire m’annonce que le Docteur a un empêchement. Mais que j’attende, un collègue va venir le remplacer.
Je suis consternée, j’ai une crampe à l’estomac. Le Docteur Ursus aura deviné mon attachement et il a décidé de me remettre à ma place. Il est bien bon de ne pas me poser un complet lapin. Au bout d’une petite heure arrive un jeune homme replet. Gorge serrée, j’explique qu’il est difficile de continuer avec X une conversation qu’on a commencée avec Y. Il fait très chaud dans le bureau, où erre une trace de l’eau de toilette de mon docteur. Deux mouches bourdonnent sous le plafonnier. Dehors il pleuvine. Derrière ma tête, il y a une sculpture hindoue couleur rouille où des figures animales, végétales et humaines s’entrelacent, portant le dieu Ganesh.
L’homme n’est peut-être pas si jeune. Sa rondeur tient surtout à sa manière compatissante. Mes notes sont inutiles, mais n’a-t-on pas toujours un ennui à raconter ? Par exemple, je devrais rappeler Robert qui m’invite à l’opéra. Je n’ai pas envie de cette sortie et j’ai différé mon refus. Robert a insisté, il a réservé deux places, cet homme a le chic de me mettre dans mon tort.
Le Docteur Morel m’annonce que nous allons jouer la situation. Il fera Robert au téléphone, et moi je serai moi. Il s’empare d’un étui à lunettes et l’applique contre son oreille. Je suis de plus en plus consternée. Il s’avère que le jeu que je trouve bête n’est pas facile. J’essaye de me concentrer et je fixe un point par terre en parlant. Puis nous inversons les rôles, je joue Robert, et le Docteur Morel fait la dame qui décline l’invitation, improvisant avec beaucoup de conviction et d’inventivité. Les mouches bourdonnent et je transpire dans le chemisier mis pour le Docteur Ursus qu’à l’instant j’oublie complètement. Suit une troisième scène où je me rejoue moi-même, avec Morel-Robert au bout du fil. C’est étonnant combien la comédie du jeu dévoile mes petits mensonges en réalité. À la fin le jeune docteur me parle de la nécessité de savoir parfois digréer. « De savoir quoi ? » « Digréer, répète-t-il, c’est le contraire du verbe agréer. »
Le verbe digréer n’existe pas, j’en suis à peu près sûre, il n’empêche que le Docteur Morel a raison. Il ramasse un gros porte-documents noir, plein, usé. Comme nous sortons, il m’informe d’une voix douce que le Docteur Ursus n’est pas encore parti : « Libre à vous de l’appeler. »
Le jeu du téléphone m’a épuisée. « Comment, libre à moi ? » murmuré-je. J’ai parlé trop bas, Morel ne répond pas. « Libre à moi, que voulez-vous dire, est-ce que je peux ou est-ce que je dois ? » Ma voix tremble. Morel sourit, suave, et me dit de faire comme je sens.
Comme je sens
J’ai appelé et j’ai été reçue. Une autre pièce, une salle de cours avec une grande table, une quinzaine de chaises, un tableau noir. « Les travaux, a dit brièvement Ursus, il y a trop de bruit dans mon bureau, c’est insupportable. » Il portait un polo jaune à manches courtes révélant des avant-bras velus par contraste avec le crâne lisse. Cette toison devait être douce au toucher. Depuis que je viens au dispensaire, je constate combien ma garde-robe est réduite et monotone. J’ai mis d’anciennes sandales en daim rouge, dans lesquelles je marche mal. De toutes façons, la table les cache.
On sentait l’homme pressé, pressé de quitter la ville, la canicule, ses patients. Tout de même, il a voulu savoir comment ça s’était passé, avec le Docteur Morel. « Très bien, très bien, seulement… Seulement, ce n’était pas vous ! »
« En effet, a dit le Docteur Ursus, lui et moi avons des techniques différentes. » Il a ajouté que c’était son meilleur collaborateur.
Il n’avait pas sa montre habituelle, mais un gros chronomètre doré qui brillait sur son poignet soyeux. Plus je le sentais vouloir m’expédier, plus son corps m’apparaissait ferme, masculin, beau. « À supposer, a-t-il poursuivi, que vous ayez premièrement vu le Docteur Morel, comment cela serait-il allé ? Et admettant que je disparaisse, pourriez-vous continuer avec lui ? »
C’était non pour la deuxième question, et quant à la première hypothèse, disons que j’avais eu de la chance, beaucoup de chance, une chance irremplaçable par une autre. J’ai ajouté que je tenais mon hasard pour unique.
Le Docteur Ursus a jeté un coup d’œil à son chronomètre. La salle était noyée de soleil. Il y avait un diagramme au tableau noir, une courbe sinuant entre abscisse et ordonnée. J’ai senti poindre un minuscule désastre. Je me suis redressée sur ma chaise. L’autre jour, j’avais déclaré à une amie qu’on pouvait dire que je sortais de l’enfer, image excessive, mais je la maintenais. Véra m’avait regardée doucement, et j’avais répété que oui, on pouvait dire que je sortais d’un enfer. Je me suis redressée et j’ai parlé, sinon en ces termes, dans ce sens :
« Vous me dites que je vais mieux et c’est vrai. Par quel miracle à votre avis ? Je suis tombée amoureuse de vous. Je suis tombée amoureuse de vous à vue, le mercredi 9 juin, et cela dure. Tout de vous me ravit, votre crâne nu, vos chaussures, votre accent, votre regard, l’éléphant Ganesh, la grande toile ocre et bleu au fond de votre bureau. Quand je me trompe, pour trouver la sortie, c’est que je veux rester avec vous, quand je vous entends mal, c’est que le son de votre voix et la vision de votre personne me captivent. Ne me dites pas que vous n’êtes pas sensible au fait que je réagisse si promptement à l’intelligence que vous avez de moi. Vous avez réveillé mon esprit, ému mon cœur, je retrouve du courage, je trouve pour vous des mots imprévus et vivants. Souvent je vous ai vu sourire à ce que je disais. L’archaïque médecine qui agit ici est plus puissante que les capsules que vous me prescrivez. L’idée m’est insupportable que vous envisagiez de me confier à votre collaborateur. Je vous demande instamment de ne pas m’abandonner. Je vous en prie, ne m’abandonnez pas, pas maintenant.
Je n’ai jamais adressé cette demande à quiconque, bien trop certaine qu’il ne serait pas répondu à ma détresse. Mais ici, nous ne sommes pas dans la vraie vie, Docteur, vous le savez bien, et c’est ce qui autorise ma prière. Il vous est possible d’y accéder. Docteur, ne m’abandonnez pas. Ce qui se passe ici n’a que la vérité du théâtre. Mais n’est-ce pas la seule qui se puisse humainement dire et reconnaître ?»
L’idée était vieille comme le monde, mais j’ai été stupéfaite de me l’entendre dire à point nommé. Le Docteur Ursus avait gardé un air distant et sa poignée de main était sans cordialité. Mais j’avais mon prochain rendez-vous dans un mois.
Onze heures du soir. J’écoute la radio quand un fort frappement à la porte-fenêtre me fait sursauter. Je suis certaine que c’est Franca. La dernière fois qu’elle est restée ici, je me suis juré que ce serait la dernière. J’ai toujours mal à la main gauche. Un soir, Franca s’était plainte de maux de ventre et avait réclamé une bouillotte. Elle la voulait très chaude et avait surveillé l’opération, ébullition de l’eau, remplissage sans poche d’air, le bouchon fermait-il bien ? Elle était là depuis une semaine, parlait, me suivait d’une pièce à l’autre dans la maison. De fatigue, d’énervement, je m’étais ébouillanté la main. Franca recommandait un emplâtre d’oignon imbibé d’urine. Assise devant moi, pressant sur son ventre la bouillotte rose enveloppée d’un châle, elle me regardait avec curiosité, curieuse que je ne me plaigne pas. Elle voulait que je lui parle de famille, d’enfants, d’ex-maris, d’argent, de ma mère décédée en mai dernier. Elle parlait beaucoup de sa mère, avec qui elle vivait, dont elle avait été le souffre-douleur, enfant. L’expression un peu désuète de souffre-douleur m’avait frappée. Ma visiteuse répétait qu’il fallait travailler le problème de la mère. J’avais entortillé ma main tuméfiée dans une serviette mouillée d’eau froide et je la tenais cachée sous la table. C’était à la cuisine, tard, comme maintenant. Je pensais à la légende de saint Julien l’Hospitalier, qui me faisait monter les larmes aux yeux, je pensais à la vieille chatte grise. Elle avait fui dès l’arrivée de Franca. Dehors il gelait. La chatte mourrait, si Franca restait. Elle avait une voiture, de l’argent. Tard dans la nuit, je suis descendue à la cuisine et j’ai laissé un mot sur la table, quelques lignes polies mais explicites. J’avais très mal à la main. Franca était partie le lendemain matin.
On frappe de nouveau. Le rideau est tiré, mais la lumière et la radio trahissent ma présence. Je n’ouvre pas. Du temps passe. J’éteins radio et lumière, je tends l’oreille. Aucun pas ne s’éloigne sur le gravier. La nuit est silencieuse, je sens que quelqu’un est toujours là, d’ailleurs on frappe encore. C’est une vieille scène qui se rejoue, scène de terrier, de planque, de résistance. J’attends encore dans l’obscurité, puis j’ouvre brusquement la porte-fenêtre et je crie : « Toi, cocotte, tu pars ! Tout de suite ! »
Le mot de cocotte se disait dans ma famille, très péjorativement. Ce n’est pas Franca, mais Helmut, couché sur le paillasson devant le seuil, la tête sur un sac de voyage. À bout de nerfs, ridicule, je bafouille que ce n’est pas des façons : « Tu aurais pu t’annoncer ! Tu aurais pu dire que c’était toi ! »
Il marmonne qu’il a raté son train. Helmut est le modèle du personnage que j’ai surnommé le Grand U dans Comme avant Galilée. Grand, maigre, une cinquantaine d’années, taiseux, méfiant, il peut à l’occasion s’embarquer dans de longs récitatifs impénétrables. Il a squatté ici et là en ville et en banlieue, et maintenant il est retourné chez sa mère en Suisse alémanique. Même un vagabond infatigable et réfractaire peut retourner chez sa mère. Je tiens le Grand U pour une sorte de saint homme. Je lui offre à manger, pas très chaleureusement, mais il n’a pas faim. Nous montons à la petite chambre et je fais le lit. Helmut me regarde sans un geste. En automne, il vient chercher des pommes et du raisin, mais ne propose jamais de m’aider au jardin. Cette nuit, je ne peux m’empêcher de le lui reprocher, contre ma pensée réelle, qui est que la pureté du Grand U est de ne se mêler de rien. Tirant sur le drap et la couverture, je ronchonne – après toutes ces années, il pourrait bien me dire deux mots un peu personnels ! Son rapport aux femmes est un mystère. J’aime croire qu’il est vierge. En tout cas il semble ne regretter personne. Le lendemain, après son départ, il y avait dans la chambre une légère odeur de bois et de foin coupé.
Le Docteur Ursus
La réapparition du Grand U ne devrait pas me surprendre. Elle coïncide avec une ressemblance qui m’a sauté aux yeux, il y a une dizaine de jours, quand j’ai vu pour la première fois le Docteur Ursus, le 9 juin. Même haute stature, même regard perçant marron foncé. La loquacité affable du Docteur a en écho la taciturnité d’Helmut, les deux ont une trace d’accent étranger et tous deux, le nomade et l’homme d’institution, ont leur élégance. Les deux me font penser à l’oiseau serpentaire, cet échassier dit aussi oiseau secrétaire, dont la huppe rappelle la plume que les anciens greffiers portaient sur l’oreille. Mais Helmut est hirsute, alors que le Docteur Ursus se rase la tête.
Fascinant crâne glabre, avec un picotement ombré à la couronne. On dirait un lingam. Idée de radicalité et de hauteur, de singularité, de solitude, de table rase. Faut-il, quand on entre ici, se dénuder de toutes ses pensées, tenir toute parole pour vanité ? Je suis rassurée de voir que le bureau du Docteur croule sous d’irrégulières, d’abondantes piles de documents, de papiers et de livres.
Une vallée étroite
Le Docteur Ursus m’a donné des brochures sur la dépression, dont deux sous forme de bandes dessinées. Je n’ai aucune envie de m’identifier au pitoyable, ridicule héros dépressif. Je relis Carus, de Pascal Quignard. C’est un carnet de bord, un traité philosophique et l’histoire d’un homme affligé de dépression, nommé A. Le temps passant, A. guérira, grâce à l’amitié et à la musique, par intelligence, par chance, pour que le livre s’écrive. L’auteur ne propose ni cause ni remède au mal, toutefois je relève une coïncidence peut-être significative. Au milieu du livre, une jeune femme se suicide. Une semaine et deux pages plus loin, A. commence à remonter la pente : « A. dit que ça y était, qu’il avait embarqué sur le refus de la mort. » Faut-il compter un sacrifice pour une renaissance ?
Une image de mon affection est, de fait, en forme de creux : une vallée étroite aux pentes couvertes de sapins et de mélèzes. Au fond, un petit torrent et quelques maisons qui n’ont de soleil que peu de jours par an. Lieu sévère, mais on y est à l’abri. J’habite un vieux mazot en bois noirci, aux très petites fenêtres. Il y a des livres, et une lampe allumée que l’on voit depuis la montagne, la nuit. Le jour, un milan plane au-dessus du V profond, très haut dans l’azur.
Le grand oiseau me fait naturellement penser à ma mère. Tant qu’elle a pu lever la tête, elle a aimé les lents vols puissants des milans, ainsi que les étoiles. Quand elle n’a plus pu redresser la nuque, elle a contemplé avec un amour incroyable les constellations de pâquerettes dans le pré autour de la maison de retraite. Elle prenait garde de ne marcher sur aucune et chaque pâquerette était une miette de moi-même.
*
Troisième rencontre avec le Docteur Ursus. Je lui dis que le dépressif de ses brochures souffre parce qu’il est victime du devoir. Pas très doué, sans ambition, il n’a su qu’obéir. Je dis que la maladie est le signe d’une faute, c’est plus acceptable ainsi. Il a un sourire un peu malicieux. À la fin de la consultation, comme nous nous levons, la question m’échappe : « Pourquoi me prenez-vous ? » En ouvrant la porte, il dit simplement qu’il a de la place. Dans la rue, le pourquoi se scinde : « Vous me prenez pour quoi ? » Je me sens étrangement légère.
La semaine dernière, j’ai eu envie de me lever, de faire les trois pas séparant les deux fauteuils et de serrer le Docteur dans mes bras. Une brève étreinte fraternelle, debout, et je disais : « Voilà pour le transfert. »
Dans mon fauteuil, je suis saisie par phases d’un vertige, comme si je tournoyais sur moi-même. Les oreilles me sonnent et, plusieurs secondes, je n’entends plus ce que dit le Docteur, qui parle comme derrière une vitre. Peut-être parle-t-il réellement très bas et rapidement. Est-ce pour me dérouter ? Pour m’apprendre à écouter ? Les médicaments qu’il me prescrit, lui dis-je, sont tout à fait aléatoires, peu importe le remède, pourvu que ce soit lui qui l’administre. Je lui ai dit que j’écrivais.
Le parcours du bureau jusqu’à la sortie est un dédale de couloirs beiges, coudés, croisés par d’autres couloirs beiges. Les portes fermées sont toutes pareilles. Je me suis trompée chaque fois, ennuyée que le Docteur, qui me raccompagne, voie mon erreur. Des parties de l’oreille s’appellent labyrinthe, vestibule : je perds l’ouïe, je me perds dans les corridors du dispensaire de la rue Blanche, un petit bâtiment sombre, encore assombri par les échafaudages. Le Docteur Ursus va partir en vacances.
Ariane
Il fait très chaud mais une fraîcheur vient avec le soir. J’ai la visite d’Ariane. Je la félicite pour son mariage. Elle boirait volontiers du vin. Il me reste une bouteille d’une ancienne fête. Nous nous asseyons au jardin. Après leur passage à la mairie, Ariane et Juliette ont fait un voyage en Toscane.
Quand j’ai reçu le faire-part, je n’ai pas compris tout de suite de quoi il s’agissait. Une double carte avec la photo de deux femmes devant la mer et, à l’intérieur, des poèmes : j’ai cru que c’était la pochette d’un disque, voix de Juliette, Ariane à l’accordéon. Deux lignes en petits caractères annonçaient l’officialisation des douze ans d’union des signataires, mais je n’y ai pas pris garde. Est-il possible que ma méprise recèle une réticence à l’égard du mariage homosexuel ? Je comprends pourtant très bien la nécessité d’inscrire légalement ce lien dans le contrat social. Peut-être ai-je pu penser que la particularité des amours dites particulières est une passion si authentique que la légitimité ne lui ajouterait rien.
Ariane me parle du courage de sa compagne, mère de deux enfants et qui occupe un poste important dans la fonction publique. Après qu’elle a déclaré sa relation avec Ariane, certains de ses collègues lui ont tourné le dos. « Toi avec ton écriture, moi avec ma musique, me dit Ariane en souriant, que savons-nous du joug de l’institution ? » Le ciel est encore un peu bleu derrière les feuillages sombres. « J’ai toujours désiré être aimée comme un homme », me dit-elle, et que les femmes qu’elle a aimées étaient très féminines d’allure et de pensée. Deux strictes lesbiennes ne peuvent s’accorder. Elle ne m’a jamais parlé de façon si succincte. Elle sourit : « Puisque aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas… » Elle se donne de petites tapes à cause des moustiques. « Tu n’as pas de bougies contre les moustiques ? »
Il y a eu un temps où dès le lendemain je courais acheter ces bougies, un temps où je prévenais de mon mieux les désirs et les contrariétés d’Ariane. Je me sentais tout d’une pièce et fruste auprès d’elle toujours imprévisible. Pour ne pas heurter son odorat très sensible, j’avais arrêté de fumer. J’ai écrit Le Pont aux Heures sans cigarettes. Le motif le plus louable de mes sentiments pour elle était sa musique, que je trouvais si belle. Des années, hiver comme été, elle avait joué de l’accordéon dans la rue. Je donne cent concerts enfermés pour un musicien au coin de la rue, pour un petit cirque. La musique d’Ariane, le courage de jouer dehors m’avaient émerveillée.
Elle m’a donné des leçons d’accordéon, faisant preuve d’une rare patience. Un autre mobile de mon penchant est que je sortais d’une liaison assez misérable. Une femme serait plus douce qu’un homme, une femme ne me contraindrait pas. Il m’a longtemps suffi de l’aimer chastement, pourtant c’est moi qui ai bousculé notre relation. Nous étions allées trois jours à Paris et, la troisième nuit, dans la chambre d’hôtel, passablement ivre, quelques secondes j’ai caressé son visage, ses épaules. Elle n’a pas dit un mot, j’ai promptement regagné l’autre lit. Dans le train du lendemain, j’avais boudé comme l’éconduit du vaudeville, mais de fait, je ne regrettais pas mon geste. J’en avais assez de nos courtoisies qu’à la fin je trouvais hypocrites. Nous n’avons jamais parlé de cette nuit et notre amitié a continué, guérie de mon désir. J’ai terminé Le Pont aux Heures et j’ai recommencé à fumer.
L’anecdote parisienne n’est pas dans le roman, bien écrit, un peu mélancolique, plat, pourtant je me rappelle avoir dit à l’éditrice en cours de travail que j’écrivais un livre érotique. Cela me semblait très audacieux d’être attirée par une autre femme, transgressif même en l’absence de caresses. Je diffuse l’acte amoureux en descriptions de la nature, je le délègue à un personnage masculin qui meurt à la fin – comme si j’avais voulu punir de mort le plaisir. L’écriture de mon livre m’a permis d’entretenir mon désir, mais le roman manque de tension, de vigueur. Je ne crois pas qu’un livre qui touche même chastement à l’homosexualité puisse s’abstenir de prendre parti. Qu’aurais-je écrit si Ariane et moi nous avions fait l’amour ? Si elle m’avait aimée au point que faire l’amour avec elle me paraisse aussi irrépressible qu’avec un homme ? L’homosexualité est aussi mystérieuse que les rapports dits normaux qu’elle interroge. Je me souviens de trois personnes tenues pour amies qui, quand je leur ai présenté Ariane, m’ont grossièrement marqué leur répugnance. « La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante », écrit Colette dans Le Pur et l’Impur. C’est vrai, et les années passées sous le charme d’Ariane me l’ont prouvé. Elle a rencontré Juliette, j’ai rencontré N. Avec lui, ai-je espéré, j’allais retrouver l’abrupt, le vrai passage à l’acte. De toutes façons, combien j’ai aimé ceux que j’ai aimés ! Je ne le leur ai pas assez montré. C’est pour cela que j’écris encore une fois. N. était né le même jour qu’elle, un 24 avril. Prometteuse coïncidence, je revois l’endroit où il me l’avait dit, un virage de la route au-dessus de la mer.
Le remplaçant
Cinquième rencontre avec le Docteur Ursus et la dernière avant ses vacances. J’ai changé de vêtements deux ou trois fois et, hier soir, j’ai pris des notes. Quand j’arrive, la secrétaire m’annonce que le Docteur a un empêchement. Mais que j’attende, un collègue va venir le remplacer.
Je suis consternée, j’ai une crampe à l’estomac. Le Docteur Ursus aura deviné mon attachement et il a décidé de me remettre à ma place. Il est bien bon de ne pas me poser un complet lapin. Au bout d’une petite heure arrive un jeune homme replet. Gorge serrée, j’explique qu’il est difficile de continuer avec X une conversation qu’on a commencée avec Y. Il fait très chaud dans le bureau, où erre une trace de l’eau de toilette de mon docteur. Deux mouches bourdonnent sous le plafonnier. Dehors il pleuvine. Derrière ma tête, il y a une sculpture hindoue couleur rouille où des figures animales, végétales et humaines s’entrelacent, portant le dieu Ganesh.
L’homme n’est peut-être pas si jeune. Sa rondeur tient surtout à sa manière compatissante. Mes notes sont inutiles, mais n’a-t-on pas toujours un ennui à raconter ? Par exemple, je devrais rappeler Robert qui m’invite à l’opéra. Je n’ai pas envie de cette sortie et j’ai différé mon refus. Robert a insisté, il a réservé deux places, cet homme a le chic de me mettre dans mon tort.
Le Docteur Morel m’annonce que nous allons jouer la situation. Il fera Robert au téléphone, et moi je serai moi. Il s’empare d’un étui à lunettes et l’applique contre son oreille. Je suis de plus en plus consternée. Il s’avère que le jeu que je trouve bête n’est pas facile. J’essaye de me concentrer et je fixe un point par terre en parlant. Puis nous inversons les rôles, je joue Robert, et le Docteur Morel fait la dame qui décline l’invitation, improvisant avec beaucoup de conviction et d’inventivité. Les mouches bourdonnent et je transpire dans le chemisier mis pour le Docteur Ursus qu’à l’instant j’oublie complètement. Suit une troisième scène où je me rejoue moi-même, avec Morel-Robert au bout du fil. C’est étonnant combien la comédie du jeu dévoile mes petits mensonges en réalité. À la fin le jeune docteur me parle de la nécessité de savoir parfois digréer. « De savoir quoi ? » « Digréer, répète-t-il, c’est le contraire du verbe agréer. »
Le verbe digréer n’existe pas, j’en suis à peu près sûre, il n’empêche que le Docteur Morel a raison. Il ramasse un gros porte-documents noir, plein, usé. Comme nous sortons, il m’informe d’une voix douce que le Docteur Ursus n’est pas encore parti : « Libre à vous de l’appeler. »
Le jeu du téléphone m’a épuisée. « Comment, libre à moi ? » murmuré-je. J’ai parlé trop bas, Morel ne répond pas. « Libre à moi, que voulez-vous dire, est-ce que je peux ou est-ce que je dois ? » Ma voix tremble. Morel sourit, suave, et me dit de faire comme je sens.
Comme je sens
J’ai appelé et j’ai été reçue. Une autre pièce, une salle de cours avec une grande table, une quinzaine de chaises, un tableau noir. « Les travaux, a dit brièvement Ursus, il y a trop de bruit dans mon bureau, c’est insupportable. » Il portait un polo jaune à manches courtes révélant des avant-bras velus par contraste avec le crâne lisse. Cette toison devait être douce au toucher. Depuis que je viens au dispensaire, je constate combien ma garde-robe est réduite et monotone. J’ai mis d’anciennes sandales en daim rouge, dans lesquelles je marche mal. De toutes façons, la table les cache.
On sentait l’homme pressé, pressé de quitter la ville, la canicule, ses patients. Tout de même, il a voulu savoir comment ça s’était passé, avec le Docteur Morel. « Très bien, très bien, seulement… Seulement, ce n’était pas vous ! »
« En effet, a dit le Docteur Ursus, lui et moi avons des techniques différentes. » Il a ajouté que c’était son meilleur collaborateur.
Il n’avait pas sa montre habituelle, mais un gros chronomètre doré qui brillait sur son poignet soyeux. Plus je le sentais vouloir m’expédier, plus son corps m’apparaissait ferme, masculin, beau. « À supposer, a-t-il poursuivi, que vous ayez premièrement vu le Docteur Morel, comment cela serait-il allé ? Et admettant que je disparaisse, pourriez-vous continuer avec lui ? »
C’était non pour la deuxième question, et quant à la première hypothèse, disons que j’avais eu de la chance, beaucoup de chance, une chance irremplaçable par une autre. J’ai ajouté que je tenais mon hasard pour unique.
Le Docteur Ursus a jeté un coup d’œil à son chronomètre. La salle était noyée de soleil. Il y avait un diagramme au tableau noir, une courbe sinuant entre abscisse et ordonnée. J’ai senti poindre un minuscule désastre. Je me suis redressée sur ma chaise. L’autre jour, j’avais déclaré à une amie qu’on pouvait dire que je sortais de l’enfer, image excessive, mais je la maintenais. Véra m’avait regardée doucement, et j’avais répété que oui, on pouvait dire que je sortais d’un enfer. Je me suis redressée et j’ai parlé, sinon en ces termes, dans ce sens :
« Vous me dites que je vais mieux et c’est vrai. Par quel miracle à votre avis ? Je suis tombée amoureuse de vous. Je suis tombée amoureuse de vous à vue, le mercredi 9 juin, et cela dure. Tout de vous me ravit, votre crâne nu, vos chaussures, votre accent, votre regard, l’éléphant Ganesh, la grande toile ocre et bleu au fond de votre bureau. Quand je me trompe, pour trouver la sortie, c’est que je veux rester avec vous, quand je vous entends mal, c’est que le son de votre voix et la vision de votre personne me captivent. Ne me dites pas que vous n’êtes pas sensible au fait que je réagisse si promptement à l’intelligence que vous avez de moi. Vous avez réveillé mon esprit, ému mon cœur, je retrouve du courage, je trouve pour vous des mots imprévus et vivants. Souvent je vous ai vu sourire à ce que je disais. L’archaïque médecine qui agit ici est plus puissante que les capsules que vous me prescrivez. L’idée m’est insupportable que vous envisagiez de me confier à votre collaborateur. Je vous demande instamment de ne pas m’abandonner. Je vous en prie, ne m’abandonnez pas, pas maintenant.
Je n’ai jamais adressé cette demande à quiconque, bien trop certaine qu’il ne serait pas répondu à ma détresse. Mais ici, nous ne sommes pas dans la vraie vie, Docteur, vous le savez bien, et c’est ce qui autorise ma prière. Il vous est possible d’y accéder. Docteur, ne m’abandonnez pas. Ce qui se passe ici n’a que la vérité du théâtre. Mais n’est-ce pas la seule qui se puisse humainement dire et reconnaître ?»
L’idée était vieille comme le monde, mais j’ai été stupéfaite de me l’entendre dire à point nommé. Le Docteur Ursus avait gardé un air distant et sa poignée de main était sans cordialité. Mais j’avais mon prochain rendez-vous dans un mois.