Portrait de Manse en Sainte-Victoire Molle

Olivier Domerg

Illustration by Hugo Muecke

Versant nord du Puy piqué de petits sapins épars. Herbes brunes, formes molles, pareilles à celles du Puy de Dôme.


Bruit du ruisseau près du chemin sur lequel nous avons bifurqué (fort débit après les pluies de la veille et celles de la nuit).







Penser à tout ce que le Puy de Manse nous enseigne. L’humilité d’un retour au motif : observation patiente, labeur des pas, attente des phrases, espérance de la forme. Devant la montagne, comme naguère devant New York ou l’Atlantique, faire l’expérience du « manque de vocabulaire ».


Bois de sapins et de mélèzes, à gauche, fl anquant le massif. Lever les yeux vers les éminences du Puy. Un peu de neige macule encore plis et creux. Le pelage ras de ses pentes douces et rondes.







Les mots manquent, se dérobent en permanence ou bégayent de façon affl igeante. Les mots manquent de prises. Glissent, ripent, ratent leur cible. Semblent se déballonner, se débiner, en tout sens ! Ne peuvent rien pour nous ni pour Manse. Sont en deçà des sensations éprouvées, depuis qu’alpagués par cette montagne, nous tentons d’en faire le tour.







Odeur d’épandage, de fumier. Silhouettes humides de quelques arbres dispersés. Remonter à fl anc dans les prairies détrempées.


Manse, poème, s’englue dans la diffi culté de la langue à saisir Manse, montagne. À s’en approcher suffi samment pour. À toucher juste.






Toucher au centre. Au ventre
de la forme pansue. À la pensée
de la forme ventrue. Au plein de la
forme pleine. À la matière même
et à ce qu’elle produit sur nous.







La chose paraît pourtant acquise : simple, frontale, élémentaire. On devrait pouvoir la nommer facilement. Mais nommer n’est pas saisir ! Nommer n’est qu’un début. « Une suite de débuts. » De rebuts. Une fuite. Et, pour fi nir, un hors-objet.


Que peut la langue face à l’inertie et à la puissance de la chose ?


Segments non prosodiques,
proses souffreteuses :
le mince récit de Manse.

Des vers d’os. « Des bris et
des brisées. » Des cris inutiles
qui retombent sitôt poussés.


Un peu de mouvement autour.
Mais le mouvement se fatigue vite
dans ce cas.

Une forme est aussi un récipient,
un contenant. « Un bassin
de construction ou de réparation. »


Que signifi erait, dans ce cas, « dire une chose en creux » ?







Ce ruisseau (qui n’est pas le torrent d’Ancelle, loin s’en faut, mais qui se jette certainement dedans) coule à fl eur de prairie ; coule, comme une rigole, entre deux rebords herbeux ; fi le dans un bosquet d’arbres ; paresse un peu sur un large gué (où les bêtes ont pris l’habitude de boire et de traverser) ; dégringole ensuite dans un minuscule val pour disparaître sous la route. On entend sa rumeur cascadante au fur et à mesure qu’il s’enfonce.







Dans les prés qui s’étendent au pied de Manse, des taupes ont creusé des galeries. Elles, au moins, ont trouvé une façon d’y aller, en prise directe avec le réel. Elles éprouvent le terrain bien mieux que nous. En savent plus long sur la nature du sol.







À force de tergiverser, de tourner en rond, la montagne accouche d’un fou rire.







Remonter le chemin, cailloux gris et gravier, séparant et desservant les prairies. Remonter jusqu’au bas du Puy où il s’infl échit, suivant la courbure du champ. Puis s’élève progressivement en virant un brin ; laissant, bord gauche, son triangle forestier déjà observé

   – épicéas et mélèzes,

                            grèges et verts,

                                                 de bas en haut,

en recouvrent le flanc –.







De ce côté, un bref ravinement entame la base de Manse. Cassure : éboulement.







Jeunes pins noirs fi chés en bordure de la faille.







Enceinte oblongue, tripes à l’air, bientôt investie par la végétation.







L’air s’est refroidi.

La montagne, maintenant, est une bête assoupie. Disons, un mammifère marin. Plus morse que phoque ou otarie ; notamment du fait de sa peau.



L’herbe, rognée par les troupeaux, fut ensuite brûlée par la neige.







Départ dans le Puy neuf. Une première bosse, parfaitement proportionnée, bien que restreinte. Jumelée à elle, une seconde, énorme, protubérante, d’où partent la plupart des pentes,

                      retombant vers
                      cette vallée

qui s’ouvr
à notre gauche,

                      où, peu à peu,
                      le dénivelé

s’atténue.







Nous sommes dans son dos. Une moucheture de petits pins buissonnants, postillons de neige et bouts de clôtures, s’échinent à inventer d’autres pigments qui ne soient pas ceux de la montagne.

Peine perdue ! Tout fi nit par se fondre dans cette demi-teinte qui domine et s’enracine : la couleur du colosse est celle de l’herbe cuite.







Sur le quasi-replat du sommet maffl u, le trait des clôtures délimite les différentes pâtures.

Ascension qu’autorise le relief adouci : tout indique que les troupeaux vont, là-haut, jouir du point de vue.







Irrité par la nullité de ce trait, un corbeau, décollant de la cime hérissée de pieux, croasse ironiquement.







Manse, semence de mots ?
Molles phases d’approche ?


Combien de temps encore
remettre l’offensive ?


Combien de temps encore
retenir la phrase        
                            et la frappe ?






Que peut le mouvement de la langue
face à l’inertie de la chose ?

Qui, le premier, a parlé
de « nuit de la matière » ?

[Suite de Manse (nord) / avril 2006]



Portrait de Manse en Sainte-Victoire Molle by Olivier Domerg © Editions Gallimard, Paris, 2011