extrait du Maréchal Absolu
Pierre Jourde
Remets-moi un morceau de chevreuil. C’est du congelé, mais ça tient la route. Allez, vas-y, pleure pas la sauce, on dirait vraiment qu’on risque de manquer. Comme si on était assiégés. Tu la sens, cette sauce ? Le vin fort, les herbes secrètes ? Ouvre bien tes narines embroussaillées. Tu sens comme ça hume l’obscurité humide dans la forêt, comme ça respire la lune, le bolet poussé dans la nuit, les entrailles fumantes, le cadavre ? Respire-moi cette joie mélancolique, cette puissance, c’est de la viande à te tuer, ça mon petit Manfred, mon gros Célestin, tous les estomacs ne sont pas faits pour ça, faut être plein de vie et de mort pour recevoir un hôte de cet acabit. Tu ne connais pas ces bonheurs virils, buveur d’eau, croqueur de biscottes effleurées de margarine, au moins tu ne me coûtes pas cher à l’entretien. Tiens, remets-moi un coup d’Hermitage. Encore une que les rebelles n’auront pas. Il nous reste les caves, de quoi boire pendant cent ans.
[ . . . ]
Je ne dors plus guère, tu le sais, baderne. Je remue des idées, j’élabore des plans, je rejoue le passé dans mon petit théâtre d’ombres. Je t’entends ronfler dans la pièce attenante, toute la nuit, sans interruption, et j’ai l’impression de revenir à l’époque où je couchais dans le lit de ma grand-mère. Tu as le même ronflement qu’elle, ample, puissant, décidé. Un long silence, comme un vide, et voici qu’à nouveau déferle le grondement, la grande voix originaire qui roule parmi les végétations nasales. On dirait l’océan. Ça me berce : mes pensées, sur le fond de ce ressac, prennent une fluidité que le jour ignore, et je m’en vais déambulant vers le passé le long de tes grandes sinusites.
Mais tu ressembles à ma grand-mère adorée par bien d’autres aspects, les poils dans les oreilles, par exemple, et cette démarche claudicante qui fait craindre à chaque seconde l’effondrement, et redouter d’avoir à rassembler les ossements émiettés par la chute.
Bon, en réalité, je n’ai jamais eu de grand-mère, mais j’imagine que ça doit être comme ça, tu fais une excellente grand-mère de substitution, tu me fournis celle que je n’ai pas eue. Je me nourris de semblant, Manfred-Célestin, il n’est pour moi, depuis le début, rien de vrai, rien de substantiel. Je sais que je déverse mes confidences dans une oreille infiniment dure, et une cervelle plus dure encore, mais fais-moi la grâce de les accueillir. Je sais que tout est faux, mais continuons à faire comme si c’était vrai. Tu veux bien ? Tu veux bien qu’on continue à jouer ?
Je déambule au milieu des fantômes. Toi-même, tu n’es que le plus fantomatique, le plus pitoyable de mes spectres, vieille ombre en bout de course, simulacre de revenant. Généraux, ministres, armées, vaines apparences, toiles d’araignées peintes que traverse mon bras, leurs panses et leur vieilles bajoues fripées se défont sous le doigt, qu’est ce qui me résistera, qu’est-ce qui, enfin, se montrera un peu solide, un peu consistant, comme la tartine de beurre que dévore l’enfant ?
Et plus elles se déchirent plus je m’y empêtre, je me débats dans des sacs de loques poussiéreuses, je remue, je m’agite, leur inconsistance m’enveloppe et m’englue, tous les rideaux pourris du théâtre, voici qu’ils s’effondrent sur moi et me transforment à mon tour en ombre grise, en ombre dansante agitée de mouvements incompréhensibles.
Parfois, je me dis que c’est pour cela, sans doute, que j’aime tant les viandes, le vin, les tripes, le gibier, les sauces noires qui te plombent le ventre et te font songer à des chasses crépusculaires au fond de forêts sans fin, dans la pluie et l’odeur des champignons secrets ; pour cela que j’aime ces choses vivantes et insaisissables qu’on a longuement traqué dans les brumes ; pour cela que j’aime le sang, le meurtre, tout ce qui fait surgir sous le soleil l’intérieur des corps, tout ce qui fait jaillir des giclées d’odeurs puissantes, tout ce qui ouvre des cavités, révèle des profondeurs, de la chair bien rouge, bien bleue, et qui fume.
Tu vois, bourrique exténuée, au fond, le Maréchal Suprême n’est qu’un philosophe qui déambule au royaume des ombres, un chercheur inquiet qui voudrait la porte du réel, celle qui s’ouvre enfin sur le soleil, sur la plénitude bleue de la mer. Si j’ouvre tant de corps, c’est qu’il me semble que la porte est là, quelque part, derrière le foie, entre les côtes. Mais tu as beau les tuer, ils se dérobent, tu les fais souffrir, pour les tenir enfin, pour recueillir un peu d’écume de réalité, mais ils ne te feraient même pas cette charité, et avec leurs rictus ils ont l’air de se foutre de ta gueule. Je ne les tue que pour qu’ils deviennent enfin quelque chose, tu comprends, est-ce que tu comprends, tout à coup, à l’instant de la mort, dans l’angoisse, dans la souffrance, on dirait qu’ils vont enfin accéder au réel.
Non, je vois bien, à ton œil mort, à ta bouche ouverte sur une éternelle absence de dents, que tu ne comprends pas. Personne n’a compris que mon règne réalisait le mystère de l’incarnation : si on tue, c’est pour que les corps deviennent de vrais corps. Combien de ministres, combien de généraux j’ai regardé au fond des yeux, dans ces moments, pour saisir la seconde où enfin, accomplissant leur incarnation, ils viendraient au monde. Je guette l’instant, mais l’instant ne vient jamais, il est inexistant. Juste à l’instant où ça va être l’instant, ils disparaissent, en ne me laissant leur sac de peau. Rien à faire : tu as beau les tuer, ils s’obstinent à mourir.
Je n’ai rien, ne n’ai toujours rien. Je pourrais régner sur l’univers et que tout m’obéisse sans murmure et sans résistance, rien de ce monde ne se donnerait à moi, tout simplement, comme je rêvais enfant qu’il ne tarderait pas à le faire, oui, je le sentais, c’était imminent, l’orage qui éclatait au-dessus de la rivière me le disait, les gouttes qui coulaient de mes cheveux et que je recueillais sur la langue me le disaient, le goût de ce monde me serait donné pleinement.
Le pouvoir absolu, je l’ai désiré. Il n’était pas pour moi, pas pour ceux de mon espèce et de mon origine, dès avant leur naissance voués aux basses besognes. Mais je l’ai eu, et j’ai voulu conquérir le monde. J’ai voulu que, regardant la carte, j’y mesure les territoires immenses sur lesquels s’étendait ma domination, et que j’y réalise que dans tous les lieux mentionnés, pour chacun des habitants, j’étais le chef. Qu’il n’y ait aucune conscience que je ne hante, par la haine, la crainte ou la dévotion ; que j’alimente les cauchemars ; que par la propagande mon image, ma parole, mon corps se diffusent dans le corps du territoire ; que l’on vienne me toucher pour guérir et me supplier pour vivre ; que la mort, le bonheur, le malheur de millions d’êtres dépendent de mon seul bon vouloir ; que je décide des lois qui les régissent, du tracé des routes qu’ils empruntent, de la forme des bâtiments où ils vivent et travaillent, du contenu des journaux qu’ils lisent, du prix de ce qu’ils mangent ; que je devienne tout à la fois le Père, l’invité permanent au repas de famille, le Grand Ancêtre, le portrait au-dessus de la table, le fiancé secret de toutes les jeunes filles, le rêve des enfants, le moi profond de n’importe qui ; qu’à force de s’étendre sur le pays, de le pénétrer, de se diffuser en lui, mon esprit se fasse chair.
Mais cela ne sert à rien, Manfred. Au contraire. Plus mon pouvoir s’est étendu, plus il est devenu abstrait. Je règne sur des paperasses, des fax, des téléphones. Je règne sur des chiffres. Je continue à ignorer ce qu’est la chaleur du soleil sur la peau, le bruit de la rivière, le jeu des ombres entre les feuilles. Enfant, je ne savais pas pourquoi ils me demeuraient étrangers, pourquoi ils ne se donnaient pas complètement à moi. A présent, ils se sont indéfiniment éloignés. Où sont-ils, Célestin ? Même le vin que tu verses tous les soirs dans mon verre se méfie de moi. Je pourrais en boire jusqu’à tomber, lui non plus ne voudrait pas de moi.
A force de pouvoir, je ne suis plus qu’une ombre, mon vieux spectre familier, l’ombre d’un reflet, qui lui-même n’est que l’ombre d’une autre ombre, laquelle est l’image d’on ne sait plus qui, une légende, une histoire incertaine, un nom. Je ne crois même pas à ma propre existence.
Ecoute-moi, car tu es le confident absolu. Toujours hochant discrètement la tête en signe d'approbation, toujours attentif, et cependant rien de ce que tu entends ne ressortira jamais de ton giron vide. On voudrait tout te dire, remplir ton ventre creux de friandises de confidences et de viandes de secrets, grand guignol de cocagne. Je ne suis moi que parce que j'ai su préserver mes secrets, et surtout ma réputation de détenir des secrets, mais à quoi bon être moi, et même le seul moi qui vaille dans la nation si tout ce qui fait ce moi n'est pas connu dans ses moindres replis ?
[ . . . ]
Vois-tu, ma carne, j’ai toujours laissé faire mes ministres de la propagande. Depuis le début, ils vendent au peuple un maréchal bon vivant, une espèce d’ogre sympathique. Gaspaldi poursuit la tradition. Le peuple aime ça, paraît-il. Je fais mon possible, tu l’auras remarqué, pour obéir à mon image. J’ai travaillé mes éclats de rire tonitruants. J’ai appris par cœur mes plaisanteries salaces. Je suis célèbre pour mes coups de gueule, on cite avec gourmandise les obscénités spontanées et les fautes de grammaire soigneusement préparées par les rédacteurs de mes discours. On me prête d’innombrables maîtresses. Je suis censé adorer tous les plats canailles, la tête de veau sauce gribiche, les tripes, les pieds panés, le petit salé au lentilles, et je les aime, bien entendu, je dévore des steaks bleus et des montagnes de frites sous les caméras attendries et effrayées à la fois par cette faim homérique.
Que pourrais-je être d’autre ? Tu le sais, toi, ce que je pourrais être d’autre ? Et j’ai beau mastiquer mon tablier de sapeur avec conviction, il n’a jamais que le goût des mots dont il est fait. Va savoir pourquoi je te raconte ça, hein, tu ne connais pas ces affres, toi, tu n’es pas cher à nourrir, un croûton te fait la journée, tu le ronges sans te lasser. Ou bien un bout de poisson séché, tout minuscule, qui te ressemble, avec son œil sec et sa peau talée, on dirait quand tu le suces que tu avales ton petit frère.
Parfois, dans ma nuit, tandis que tu ronfles, allongé en travers de ma porte dans ton lit de sangle, je me prends à me dire qu’autrefois, il y a très longtemps, avant d’être ce maréchal virtuel, ce très vieux tyran qui n’est guère plus qu’un mot, je fus réel.
Tu te souviens, autrefois, avant toute cette merde, lorsque j’allais voir maman ? Elle t’aimait bien, maman, hein, toujours elle t’avait gardé une part de quatre quart, une fois même, fouille bien dans ton reste de cervelle, elle t’avait brodé un napperon elle-même, d’ailleurs c’est passé à la télé, on la voit remettre le napperon entre tes mains déjà fripées, cet humble cadeau d’une petite vieille à un petit vieux, ce n’est pas grand-chose bien sûr, mais ça vient du cœur, c’est ce qui importe, tu parles que ça a dû s’attendrir sévère dans les chaumières. Tu l’as gardé, ce napperon ? Tu n’en sais plus rien, tu t’en fous, tu as raison. La propagande l’avait refilé à maman la veille, elle n’a jamais été foutue de broder quoi que ce soit. J’espère que je ne te déçois pas. Puisqu’on te dit que ça vient du cœur, c’est tout ce qui compte.
On dînait à la fraîche, dans le petit jardin, sous les rosiers grimpants, comme quand j’étais petit. Maman avait fait une blanquette, comme quand j’étais petit, une bonne blanquette fournie par les cuisines du palais, elle n’a jamais été foutue de faire une blanquette. On fumait une cigarette en écoutant les cigales. On entendait, dans les bosquets odorants, se gratter les barbouzes en planque. Parfois, même, tu te souviens, je restais dormir.
Je n’ai jamais dormi que là, dans la petite chambre blanche de l’étage qui sentait l’enfance et le repos, et toutes mes autres nuits se sont passées à me souvenir de celles-là, à tenter de m’en imprégner pour faire remonter le sommeil en moi depuis les espaces noyés du passé, pardonne-moi, je deviens sentimental avec le grand âge, moi aussi. Mais le sommeil, ah comme je le tenais ferme, dans la petite chambre blanche, j’étreignais son corps tendre et souple, il n’avait rien à me refuser. Je m’éveillais heureux, dans la pénombre fraîche, au chant des oiseaux. L’odeur du café montait du rez-de-chaussée. Je restais encore un instant, sous les draps, à jouir de ce moment suspendu, entre nuit et jour, de ce moment absolument vide, et puis je voyais les médailles briller à mon uniforme accroché à la chaise.
Il me fallait bien une maman, pourquoi n’aurais-je pas eu une maman comme tout le monde, hein, fossile antédiluvien ? Est-ce que ça a encore un sens, pour toi, le mot maman, ma-man, essaie de te rappeler, je sais, c’est difficile, on a moins l’usage du mot passé cent douze ans. Est-ce que cela a existé, au fond des siècles, quelqu’un pour qui tu fus un bébé rose et rieur, tout en chair tendre et pleine, quelqu’un pour t’emmailloter et t’embiberonner, j’ai peine à l’imaginer, j’ai beau m’évertuer je te vois toujours déjà tel que tu es, un hareng saur dans une redingote, une anthologie d’arthroses, un petit sac de peau flasque réclamant en tremblotant son biberon à une maman excessivement chenue.
Et puis maman est morte.
Enfin, morte, façon de parler. Tu ne la connaissais pas, celle-là, tiens, mon sapajou rhumatisant. Voilà ce qui s’est passé, avec maman. Elle avait déjà fait quelques bêtises, les services secrets l’avaient ramassée deux ou trois fois étalée dans sa cuisine, le chignon de travers, pétée au guignolet kirsch. Mais là, mourir, question connerie, c’était le bouquet. Enfin il fallait bien, elle avait dépassé depuis belle lurette la date de péremption, l’entretien devenait dispendieux. L’abattre promettait d’être facile.
On aurait pu l’empoisonner, mais elle se méfiait, la carne, reniflait tout, se concoctait une cuisine secrète, ou se soignait aux plantes, est-ce que je sais, en tous cas, au bout de plusieurs tentatives, rien. Elle devait avoir des entrailles blindées. Gris s’impatientait. Il lui a expédié un agent des Services pour l’étouffer dans un oreiller, ou l’étrangler au lacet, selon affinité et opportunité.
Le lourdaud s’est fait avoir. Elle lui a collé une bastos dans le nez, et puis elle a filé. Tu aurais dû voir la gueule de Gris quand il est venu m’annoncer ça, lui, l’efficace des efficaces. Un de ses hommes d’acier révolverisé par une vieille. Et par-dessus le marché, un scandale potentiel à pattes dans la nature. C’est qu’elle aurait pu nous faire chanter, mémère. On a attendu un peu, mais soit elle avait peur, soit elle était allée crever dans un coin. En tous cas, on ne pouvait pas rester comme ça, tu imagines : la mère du Guide suprême en cavale. Alors on a décidé de l’enterrer tout de même. Pour de faux. Si jamais l’autre pointait le nez, ressuscitée d’entre les morts, on pourrait toujours tenter de la faire tenir tranquille, de l’abattre, à la rigueur de faire croire à une imposture. Bref, désolé de te l’annoncer si tard, mon cher décombre, mais c’est une autre vieille qui fut enterrée, avec une touchante sobriété, à la place de manman.
Je l’ai tout de même pleurée cette conne, quelle idée aussi de lui faire ces obsèques toutes simples, à la campagne, avec des bouquets, nom d’un chien c’était bouleversant, j’ai versé de vraies larmes, j’en suis capable, de vraies larmes sur ma maman, ma maman à moi, j’avais bien le droit d’en avoir une, comme tout le monde.
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Je ne dors plus guère, tu le sais, baderne. Je remue des idées, j’élabore des plans, je rejoue le passé dans mon petit théâtre d’ombres. Je t’entends ronfler dans la pièce attenante, toute la nuit, sans interruption, et j’ai l’impression de revenir à l’époque où je couchais dans le lit de ma grand-mère. Tu as le même ronflement qu’elle, ample, puissant, décidé. Un long silence, comme un vide, et voici qu’à nouveau déferle le grondement, la grande voix originaire qui roule parmi les végétations nasales. On dirait l’océan. Ça me berce : mes pensées, sur le fond de ce ressac, prennent une fluidité que le jour ignore, et je m’en vais déambulant vers le passé le long de tes grandes sinusites.
Mais tu ressembles à ma grand-mère adorée par bien d’autres aspects, les poils dans les oreilles, par exemple, et cette démarche claudicante qui fait craindre à chaque seconde l’effondrement, et redouter d’avoir à rassembler les ossements émiettés par la chute.
Bon, en réalité, je n’ai jamais eu de grand-mère, mais j’imagine que ça doit être comme ça, tu fais une excellente grand-mère de substitution, tu me fournis celle que je n’ai pas eue. Je me nourris de semblant, Manfred-Célestin, il n’est pour moi, depuis le début, rien de vrai, rien de substantiel. Je sais que je déverse mes confidences dans une oreille infiniment dure, et une cervelle plus dure encore, mais fais-moi la grâce de les accueillir. Je sais que tout est faux, mais continuons à faire comme si c’était vrai. Tu veux bien ? Tu veux bien qu’on continue à jouer ?
Je déambule au milieu des fantômes. Toi-même, tu n’es que le plus fantomatique, le plus pitoyable de mes spectres, vieille ombre en bout de course, simulacre de revenant. Généraux, ministres, armées, vaines apparences, toiles d’araignées peintes que traverse mon bras, leurs panses et leur vieilles bajoues fripées se défont sous le doigt, qu’est ce qui me résistera, qu’est-ce qui, enfin, se montrera un peu solide, un peu consistant, comme la tartine de beurre que dévore l’enfant ?
Et plus elles se déchirent plus je m’y empêtre, je me débats dans des sacs de loques poussiéreuses, je remue, je m’agite, leur inconsistance m’enveloppe et m’englue, tous les rideaux pourris du théâtre, voici qu’ils s’effondrent sur moi et me transforment à mon tour en ombre grise, en ombre dansante agitée de mouvements incompréhensibles.
Parfois, je me dis que c’est pour cela, sans doute, que j’aime tant les viandes, le vin, les tripes, le gibier, les sauces noires qui te plombent le ventre et te font songer à des chasses crépusculaires au fond de forêts sans fin, dans la pluie et l’odeur des champignons secrets ; pour cela que j’aime ces choses vivantes et insaisissables qu’on a longuement traqué dans les brumes ; pour cela que j’aime le sang, le meurtre, tout ce qui fait surgir sous le soleil l’intérieur des corps, tout ce qui fait jaillir des giclées d’odeurs puissantes, tout ce qui ouvre des cavités, révèle des profondeurs, de la chair bien rouge, bien bleue, et qui fume.
Tu vois, bourrique exténuée, au fond, le Maréchal Suprême n’est qu’un philosophe qui déambule au royaume des ombres, un chercheur inquiet qui voudrait la porte du réel, celle qui s’ouvre enfin sur le soleil, sur la plénitude bleue de la mer. Si j’ouvre tant de corps, c’est qu’il me semble que la porte est là, quelque part, derrière le foie, entre les côtes. Mais tu as beau les tuer, ils se dérobent, tu les fais souffrir, pour les tenir enfin, pour recueillir un peu d’écume de réalité, mais ils ne te feraient même pas cette charité, et avec leurs rictus ils ont l’air de se foutre de ta gueule. Je ne les tue que pour qu’ils deviennent enfin quelque chose, tu comprends, est-ce que tu comprends, tout à coup, à l’instant de la mort, dans l’angoisse, dans la souffrance, on dirait qu’ils vont enfin accéder au réel.
Non, je vois bien, à ton œil mort, à ta bouche ouverte sur une éternelle absence de dents, que tu ne comprends pas. Personne n’a compris que mon règne réalisait le mystère de l’incarnation : si on tue, c’est pour que les corps deviennent de vrais corps. Combien de ministres, combien de généraux j’ai regardé au fond des yeux, dans ces moments, pour saisir la seconde où enfin, accomplissant leur incarnation, ils viendraient au monde. Je guette l’instant, mais l’instant ne vient jamais, il est inexistant. Juste à l’instant où ça va être l’instant, ils disparaissent, en ne me laissant leur sac de peau. Rien à faire : tu as beau les tuer, ils s’obstinent à mourir.
Je n’ai rien, ne n’ai toujours rien. Je pourrais régner sur l’univers et que tout m’obéisse sans murmure et sans résistance, rien de ce monde ne se donnerait à moi, tout simplement, comme je rêvais enfant qu’il ne tarderait pas à le faire, oui, je le sentais, c’était imminent, l’orage qui éclatait au-dessus de la rivière me le disait, les gouttes qui coulaient de mes cheveux et que je recueillais sur la langue me le disaient, le goût de ce monde me serait donné pleinement.
Le pouvoir absolu, je l’ai désiré. Il n’était pas pour moi, pas pour ceux de mon espèce et de mon origine, dès avant leur naissance voués aux basses besognes. Mais je l’ai eu, et j’ai voulu conquérir le monde. J’ai voulu que, regardant la carte, j’y mesure les territoires immenses sur lesquels s’étendait ma domination, et que j’y réalise que dans tous les lieux mentionnés, pour chacun des habitants, j’étais le chef. Qu’il n’y ait aucune conscience que je ne hante, par la haine, la crainte ou la dévotion ; que j’alimente les cauchemars ; que par la propagande mon image, ma parole, mon corps se diffusent dans le corps du territoire ; que l’on vienne me toucher pour guérir et me supplier pour vivre ; que la mort, le bonheur, le malheur de millions d’êtres dépendent de mon seul bon vouloir ; que je décide des lois qui les régissent, du tracé des routes qu’ils empruntent, de la forme des bâtiments où ils vivent et travaillent, du contenu des journaux qu’ils lisent, du prix de ce qu’ils mangent ; que je devienne tout à la fois le Père, l’invité permanent au repas de famille, le Grand Ancêtre, le portrait au-dessus de la table, le fiancé secret de toutes les jeunes filles, le rêve des enfants, le moi profond de n’importe qui ; qu’à force de s’étendre sur le pays, de le pénétrer, de se diffuser en lui, mon esprit se fasse chair.
Mais cela ne sert à rien, Manfred. Au contraire. Plus mon pouvoir s’est étendu, plus il est devenu abstrait. Je règne sur des paperasses, des fax, des téléphones. Je règne sur des chiffres. Je continue à ignorer ce qu’est la chaleur du soleil sur la peau, le bruit de la rivière, le jeu des ombres entre les feuilles. Enfant, je ne savais pas pourquoi ils me demeuraient étrangers, pourquoi ils ne se donnaient pas complètement à moi. A présent, ils se sont indéfiniment éloignés. Où sont-ils, Célestin ? Même le vin que tu verses tous les soirs dans mon verre se méfie de moi. Je pourrais en boire jusqu’à tomber, lui non plus ne voudrait pas de moi.
A force de pouvoir, je ne suis plus qu’une ombre, mon vieux spectre familier, l’ombre d’un reflet, qui lui-même n’est que l’ombre d’une autre ombre, laquelle est l’image d’on ne sait plus qui, une légende, une histoire incertaine, un nom. Je ne crois même pas à ma propre existence.
Ecoute-moi, car tu es le confident absolu. Toujours hochant discrètement la tête en signe d'approbation, toujours attentif, et cependant rien de ce que tu entends ne ressortira jamais de ton giron vide. On voudrait tout te dire, remplir ton ventre creux de friandises de confidences et de viandes de secrets, grand guignol de cocagne. Je ne suis moi que parce que j'ai su préserver mes secrets, et surtout ma réputation de détenir des secrets, mais à quoi bon être moi, et même le seul moi qui vaille dans la nation si tout ce qui fait ce moi n'est pas connu dans ses moindres replis ?
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Vois-tu, ma carne, j’ai toujours laissé faire mes ministres de la propagande. Depuis le début, ils vendent au peuple un maréchal bon vivant, une espèce d’ogre sympathique. Gaspaldi poursuit la tradition. Le peuple aime ça, paraît-il. Je fais mon possible, tu l’auras remarqué, pour obéir à mon image. J’ai travaillé mes éclats de rire tonitruants. J’ai appris par cœur mes plaisanteries salaces. Je suis célèbre pour mes coups de gueule, on cite avec gourmandise les obscénités spontanées et les fautes de grammaire soigneusement préparées par les rédacteurs de mes discours. On me prête d’innombrables maîtresses. Je suis censé adorer tous les plats canailles, la tête de veau sauce gribiche, les tripes, les pieds panés, le petit salé au lentilles, et je les aime, bien entendu, je dévore des steaks bleus et des montagnes de frites sous les caméras attendries et effrayées à la fois par cette faim homérique.
Que pourrais-je être d’autre ? Tu le sais, toi, ce que je pourrais être d’autre ? Et j’ai beau mastiquer mon tablier de sapeur avec conviction, il n’a jamais que le goût des mots dont il est fait. Va savoir pourquoi je te raconte ça, hein, tu ne connais pas ces affres, toi, tu n’es pas cher à nourrir, un croûton te fait la journée, tu le ronges sans te lasser. Ou bien un bout de poisson séché, tout minuscule, qui te ressemble, avec son œil sec et sa peau talée, on dirait quand tu le suces que tu avales ton petit frère.
Parfois, dans ma nuit, tandis que tu ronfles, allongé en travers de ma porte dans ton lit de sangle, je me prends à me dire qu’autrefois, il y a très longtemps, avant d’être ce maréchal virtuel, ce très vieux tyran qui n’est guère plus qu’un mot, je fus réel.
Tu te souviens, autrefois, avant toute cette merde, lorsque j’allais voir maman ? Elle t’aimait bien, maman, hein, toujours elle t’avait gardé une part de quatre quart, une fois même, fouille bien dans ton reste de cervelle, elle t’avait brodé un napperon elle-même, d’ailleurs c’est passé à la télé, on la voit remettre le napperon entre tes mains déjà fripées, cet humble cadeau d’une petite vieille à un petit vieux, ce n’est pas grand-chose bien sûr, mais ça vient du cœur, c’est ce qui importe, tu parles que ça a dû s’attendrir sévère dans les chaumières. Tu l’as gardé, ce napperon ? Tu n’en sais plus rien, tu t’en fous, tu as raison. La propagande l’avait refilé à maman la veille, elle n’a jamais été foutue de broder quoi que ce soit. J’espère que je ne te déçois pas. Puisqu’on te dit que ça vient du cœur, c’est tout ce qui compte.
On dînait à la fraîche, dans le petit jardin, sous les rosiers grimpants, comme quand j’étais petit. Maman avait fait une blanquette, comme quand j’étais petit, une bonne blanquette fournie par les cuisines du palais, elle n’a jamais été foutue de faire une blanquette. On fumait une cigarette en écoutant les cigales. On entendait, dans les bosquets odorants, se gratter les barbouzes en planque. Parfois, même, tu te souviens, je restais dormir.
Je n’ai jamais dormi que là, dans la petite chambre blanche de l’étage qui sentait l’enfance et le repos, et toutes mes autres nuits se sont passées à me souvenir de celles-là, à tenter de m’en imprégner pour faire remonter le sommeil en moi depuis les espaces noyés du passé, pardonne-moi, je deviens sentimental avec le grand âge, moi aussi. Mais le sommeil, ah comme je le tenais ferme, dans la petite chambre blanche, j’étreignais son corps tendre et souple, il n’avait rien à me refuser. Je m’éveillais heureux, dans la pénombre fraîche, au chant des oiseaux. L’odeur du café montait du rez-de-chaussée. Je restais encore un instant, sous les draps, à jouir de ce moment suspendu, entre nuit et jour, de ce moment absolument vide, et puis je voyais les médailles briller à mon uniforme accroché à la chaise.
Il me fallait bien une maman, pourquoi n’aurais-je pas eu une maman comme tout le monde, hein, fossile antédiluvien ? Est-ce que ça a encore un sens, pour toi, le mot maman, ma-man, essaie de te rappeler, je sais, c’est difficile, on a moins l’usage du mot passé cent douze ans. Est-ce que cela a existé, au fond des siècles, quelqu’un pour qui tu fus un bébé rose et rieur, tout en chair tendre et pleine, quelqu’un pour t’emmailloter et t’embiberonner, j’ai peine à l’imaginer, j’ai beau m’évertuer je te vois toujours déjà tel que tu es, un hareng saur dans une redingote, une anthologie d’arthroses, un petit sac de peau flasque réclamant en tremblotant son biberon à une maman excessivement chenue.
Et puis maman est morte.
Enfin, morte, façon de parler. Tu ne la connaissais pas, celle-là, tiens, mon sapajou rhumatisant. Voilà ce qui s’est passé, avec maman. Elle avait déjà fait quelques bêtises, les services secrets l’avaient ramassée deux ou trois fois étalée dans sa cuisine, le chignon de travers, pétée au guignolet kirsch. Mais là, mourir, question connerie, c’était le bouquet. Enfin il fallait bien, elle avait dépassé depuis belle lurette la date de péremption, l’entretien devenait dispendieux. L’abattre promettait d’être facile.
On aurait pu l’empoisonner, mais elle se méfiait, la carne, reniflait tout, se concoctait une cuisine secrète, ou se soignait aux plantes, est-ce que je sais, en tous cas, au bout de plusieurs tentatives, rien. Elle devait avoir des entrailles blindées. Gris s’impatientait. Il lui a expédié un agent des Services pour l’étouffer dans un oreiller, ou l’étrangler au lacet, selon affinité et opportunité.
Le lourdaud s’est fait avoir. Elle lui a collé une bastos dans le nez, et puis elle a filé. Tu aurais dû voir la gueule de Gris quand il est venu m’annoncer ça, lui, l’efficace des efficaces. Un de ses hommes d’acier révolverisé par une vieille. Et par-dessus le marché, un scandale potentiel à pattes dans la nature. C’est qu’elle aurait pu nous faire chanter, mémère. On a attendu un peu, mais soit elle avait peur, soit elle était allée crever dans un coin. En tous cas, on ne pouvait pas rester comme ça, tu imagines : la mère du Guide suprême en cavale. Alors on a décidé de l’enterrer tout de même. Pour de faux. Si jamais l’autre pointait le nez, ressuscitée d’entre les morts, on pourrait toujours tenter de la faire tenir tranquille, de l’abattre, à la rigueur de faire croire à une imposture. Bref, désolé de te l’annoncer si tard, mon cher décombre, mais c’est une autre vieille qui fut enterrée, avec une touchante sobriété, à la place de manman.
Je l’ai tout de même pleurée cette conne, quelle idée aussi de lui faire ces obsèques toutes simples, à la campagne, avec des bouquets, nom d’un chien c’était bouleversant, j’ai versé de vraies larmes, j’en suis capable, de vraies larmes sur ma maman, ma maman à moi, j’avais bien le droit d’en avoir une, comme tout le monde.