Tu connais tous les chemins du monde”
—Jacques Roumain, "Bois d'ébène"
Ne me racontez pas votre vie
je vous fais grâce de la mienne
nous irons ainsi à tâtons
mâchonnant nos incertitudes
avec nos rires estropiés
nos yeux criblés de mensonges
et nos vies
si mal baisées
ne me racontez pas votre vie
je ne vous dirai pas la mienne
côte à côte nous irons
sans nous voir sans nous toucher
et cet animal dans le ventre
la peur!
Ne me racontez pas votre vie!
sortons nos masques
nos défroques
nos fables
habillons-nous de rictus
de carnaval
de contre-vérités
Gardez bien au chaud tous vos secrets
je ne suis pas indiscrète
pas bavarde non plus
Je veux dire ces pays
d’interminable absences
dire aussi
que j’ai vu tant d’hommes
dévorés par la haine
attaqués par le fiel
telles les vagues voraces
sur la grêve
ouvrant leur gueules affamés
J’ai vu des étoiles se changer en larmes
lucioles égarées
je les ai vues
dégringoler du ciel
s’enfoncer à tout jamais
dans les entrailles de la terre
C’étaient des gosses
ils n’avaient pas vu
la rosée
ni ses promesses
Je ne veux pas vous importuner
mais avant que les sabots du silence ne couvrent
ma voix
laissez-moi vous dire
que je suis née
la nuque
entre le billot
et coutelas
ils m’ont dit: “tu bouges”
À pas des loups j’ai semé mes geôliers mais là-bas
d’autres m’ont dit:
“si tu n’es pas content
retourne chez toi”
Le désert s’allonge
Pénible sous mes pas
Je ne sais plus trouver le chemin de mon chez moi
mon chez moi en lambeaux
pièces dépareillées
Cette déchirure d’exil
tel un linceul s’étend sur ma vie
le temps me fait la nique
dans un long sanglot m’étreint
Avec les années
je ne suis même plus celle-ci
celle-là
celle d’à côté
Je suis devenue
la vague
à conjurer
la horde
à disperser
la houle
menaçante
j’arrive
je déferle
indécente
avec ma gueule de boula-boula
ma face de bougnoule
ma langue
mes coutumes
mon patrimoine
barbare
suspect
j’ai le culot de réclamer
du soleil
pour mes enfants
Ne m’écoutez plus si vous voulez
mais je dois crier
l’étau se resserre
jusqu’à laisser échapper la pourriture
L’étau se resserre
résonne depuis Sharpeville
cette mémoire
L’étau se resserre
retentissent les cris
cinq cents ans captifs
et parle Guacanagaric
et parle Anacaona
celle que l’on disait
fleur du Xaragua
L’étau se resserre
et crie les noms
de Tupac Amaru
de Caonabo
et parle Toussaint Louverture
au Fort de Joux
dans les montagnes de Jura
AINSI NAIT LA DOULEUR
celle-là même qui laboure nos rives
depuis les côtes d’Afrique
Ne me contez pas votre vie
mais mois je dois vous parler de tout ce qui fut mien
. . . ce qui fut mien
Comme le soufflé d’un pur-sang
ma voix se rue
Je ne veux pas du silence pour tromper
ma blessure
même la nuque sur le billot
je ne mets pas d’eau dans mon vin
je m’enivre tous les jours
à la coupe du Refus
et je vivrai mille existences
à Robben Island
avec la haine pour seule compagne
Je ne vous ai rien dit du tout
Et moi je n’ai rien entendu
Mais dans cette vie à coups de hache
Dites . . .
Incandescences
à ces lieux de mon enfance . . .
Dans les couloirs de ma mémoire
trimbale
ce ballot de souvenirs cases
daïva
receleur
tour à tour
au gré des jours
un homme affamé
se mue en taureau
hanches en cadence
au rythme de la rage
pieds confondus avec l’asphalte
souvenirs
relents de tafia
de mangues pourries
marchands de bouteilles
babioles
fatras
Marias édentées croulant sous la crasse
cour des miracles
rigoles de fiente
berceau des enfants nègres
friture rancie
recuite
au soleil
et cet écho de mouches
d’abeilles
rires acides
bonbon sirop
gingembrette
l’égout hurle sa puanteur
dans les couloirs de ma mémoire
les souvenirs
abrupts
désespérances
inconfortables
vertiges
cortège de momies
symphonie d’angoisses
baignés de sueurs
et de boues.