de Jiminy Cricket
Olivier Sillig
La panne
La marée est haute, la Tamise scintille sous la lune. En Allemagne, le mur de Berlin vient de tomber. La peine de mort en France a été abolie il y a huit ans, soit quatre ans trop tard pour Jiminy.
Les Français ont une très haute idée de leur culture, or leur génie réside surtout dans l’organisation du réseau routier, avec sa systématique des routes nationales ou départementales et leurs bornes kilométriques. C’est à la hauteur de l’une d’entre elles que Jiminy Cricket est né pour moi, c’était il y a quinze ans.
La borne en question annonçait le prochain village à trois kilomètres, ce qui, sur mon compteur, représente deux miles. La route était sinueuse mais sans faux plat. L’avantage d’avoir la conduite à droite sur le continent, c’est justement qu’on voit mieux les bornes. Et aussi, quand on pousse son véhicule, d’être à l’abri des chauffards. Ils sont rares ici, une Renault 16, immatriculée dans un autre département et passée en trombe en me klaxonnant sans avoir l’idée de me proposer un coup de main, sans doute un représentant de commerce, puis, en sens inverse, une fourgonnette.
Si mon minibus me lâchait sur une toute petite départementale de l’Aveyron, c’était parce que le peu de trafic, le peu de monde, l’espace perdu, ce coin de désert nous y avaient attirés, je n’avais somme toute à ne m’en prendre qu’à moi. Avec un peu de chance, le bled aurait un garage, au moins un mécano, en tout cas un téléphone.
À la moindre descente, je sautais sur le siège. Sinon, je poussais, le bras gauche agrippé au volant à travers la fenêtre ouverte. J’étais d’humeur maussade, Helen m’avait laissé tomber deux jours plus tôt. Elle avait certainement trouvé les trains qui, par quelques détours, la ramenaient vers la verte Angleterre.
La légende de saint Christophe dit que l’enfant perché sur ses épaules devenait de plus en plus lourd. Depuis quelques dizaines de mètres, le minibus semblait, lui, de plus en plus léger. D’abord j’ai pensé qu’il s’agissait d’un faux plat inversé. Comme mon catogan me chatouillait la nuque, j’ai tourné la tête de côté. Du coin de l’œil, à travers les vitres poussiéreuses, j’ai d’abord aperçu une main sur la vitre arrière puis une silhouette, plutôt frêle, arc-boutée contre l’arrondi du bus. Je n’ai esquissé aucun geste, si l’individu avait rendu sa poussée si progressive et silencieuse, c’était soit pour me faire une farce, soit par discrétion. Je décidai d’entrer dans le jeu.
À l’orée du village, qui comptait au moins cinquante maisons debout, la route rejoignait une départementale un peu plus importante. De l’autre côté de la chaussée, une pompe à essence isolée était plantée devant un atelier. Afin que mon aide mystérieuse anticipe mes intentions, j’ai pointé ma main droite dans la direction du garage et j’ai bifurqué, puis j’ai sauté sur le siège en levant la main et freiné. La silhouette, c’était celle d’un môme, qui m’a fait un signe, tout allait bien.
Un type, plongé sous le capot d’un tracteur étroit au rouge couleur de rouille, s’est redressé. Il a amorcé un sourire accueillant, lorgné vers le minibus, puis il a attendu. Je lui ai expliqué ce que j’imaginais qui clochait, et je lui ai demandé s’il pouvait jeter un œil.
— Maintenant?
J’ai répondu par l’affirmative. Il a regardé sa montre, il a soupiré, il s’est essuyé les mains sur sa salopette, il m’a dévisagé de bas en haut. Il devait se demander si j’étais solvable, un point que je préférais aborder plus tard. Je ne sais pas ce qu’il en a conclu, mais il a tiré un paquet de Gauloises, s’en est glissé une entre les lèvres et s’est dirigé vers mon véhicule. Après un coup de pied machinal dans le pneu arrière, il a ouvert la trappe du moteur.
À ce moment, il a aperçu mon aide improvisé et l’a salué.
— Salut! a répondu le môme.
Le mécano s’est tourné vers moi:
— Il y a un bistro tout près. C’est l’heure du repas. Allez-y, je vous avertirai.
J’ai dit:
— Merci, c’est vraiment gentil.
J’ai demandé au môme:
— Tu viens?
Le môme m’a suivi.
Je l’ai laissé se porter à ma hauteur, presque épaule contre épaule. Il était un peu plus petit que moi, peut-être en pleine croissance. Je l’ai examiné, cela ne devait pas le gêner, il se laissait observer, l’air de dire pourquoi pas, il semblait assez indifférent.
Nous étions à la fin du mois de juin. Plutôt que bronzé, j’étais rouge, parce que je suis un roux anglais. Lui, il était très blanc, peut-être parce que c’était un roux français, je ne m’y connais pas assez en carnation. Il avait de minuscules taches de rousseur, si petites qu’elles participaient à sa pâleur, une pâleur saine et juvénile. Ses cheveux, qu’il portait longs, comme tout le monde à l’époque, mais bouclés, paraissaient très propres, alors que mon catogan masquait la crasse des miens, inévitable vu le mode de vie adopté depuis des mois et le relâchement recherché qu’il engendrait. Les siens étaient blonds, ou roux vénitien, une couleur presque aussi surprenante que l’albâtre joyeux de sa peau, avec un sourire et un regard curieux, patient et bienveillant. Il faisait plus grand qu’il ne l’était, parce que fin et pataud, dans des vêtements trop larges, usés et détendus, mais propres eux aussi. Je ne pouvais pas encore lui donner d’âge, je ne l’avais presque pas entendu, il ne disait toujours rien.
Comme souvent dans la région, le bistro n’avait pas de terrasse. Nous sommes entrés, j’ai choisi une table près des fenêtres. Au lieu de s’asseoir en face de moi, le môme a légèrement reculé la chaise à côté de la mienne et s’est assis sur un coin, les jambes un peu écartées au point de frôler les miennes. Il me regardait avec patience.
J’étais étonné, légèrement emprunté, j’ai sorti un paquet de tabac à rouler:
— Tu veux?
Il a souri et tiré un sachet en plastique de sa poche. Dedans, il y avait de l’herbe. Son regard s’est fait interrogateur.
J’ai ri et aussitôt exhibé un sachet identique, mais j’ai suggéré:
— Plus tard. J’ai esquissé un geste vers l’extérieur: Dehors, c’est plus sage.
Il a dit:
— C’est vrai.
Sa voix était très claire. Il avait assurément mué, il avait quelques poils fous au menton, mais sa voix était aiguë, légère et douce, peut-être travaillée.
J’ai demandé:
— Comment tu t’appelles?
Il a répondu:
— Jérémie.
J’ai réfléchi, je ne sais plus trop à quoi, il a dû se méprendre sur mon expression car il a complété:
— Jérémie Crichon.
J’ai ri et j’ai improvisé:
— Jiminy Cricket!
Il a répété avec une légère hésitation:
— Jiminy… Cricket? Il m’a fixé et, pour s’assurer qu’il me comprenait bien, il a fait courir ses doigts sur la table comme s’il avait six pattes: Cricket?
— C’est ça, Cricket. Pris au jeu, j’ai confirmé: Jiminy Cricket.
Depuis, je ne l’ai plus jamais appelé que comme ça, Jiminy Cricket, toujours Jiminy Cricket, toujours le nom en entier, alors que les autres l’appelleront indifféremment Jiminy, ou alors Cricket, mais à la française, criquet sans prononcer le « t », et, un certain temps encore, encore Jérémie. Pour finir, il n’y aura plus que la police et les juges à l’appeler Jérémie Crichon. Et, sans doute, l’aumônier et le bourreau des Baumettes. Pourtant rien dans l’apparence du môme ne faisait penser à un insecte, tout au plus à un bon génie, quelque chose dans son regard, son attente. À moins que je n’aie eu une intuition ou un pressentiment. Dans le texte original – pas la version de Disney –, le grillon meurt au tout début de l’histoire, écrasé par un marteau que lui lance le pantin de bois. En tout cas, lui, il ne m’a jamais demandé le pourquoi, ni jamais protesté, ce nom semblait aussitôt lui convenir.
La tenancière de l’établissement est venue vers nous.
Même si les odeurs et les bruits nous avaient mis au parfum, je me suis enquis:
— Nous pouvons manger?
J’ai surveillé Jiminy pour m’assurer que c’était aussi ce qu’il désirait.
— Manger? a-t-il répété en me regardant comme pour me demander la permission.
Il n’avait peut-être pas d’argent, mais il était d’accord. La patronne a annoncé du ragoût. C’était un peu chaud et lourd pour la saison, mais ça nous allait. J’ai demandé une bière, Jiminy ne voulait que de l’eau, je ne l’ai jamais vu boire autre chose.
J’ai achevé de rouler ma cigarette – Jiminy ne fumait que des pétards.
Comme il ne me demandait rien, au bout d’un moment, j’ai dit:
— Moi, c’est John.
— John? C’est bien.
J’ai ajouté:
— Je suis anglais.
Il a souri d’un air entendu, les trois kilomètres de poussée lui avaient laissé tout loisir d’étudier l’immatriculation de mon véhicule.
La patronne a rapidement apporté la nourriture, du pain, la bière et l’eau. Jiminy mangeait avec l’appétit vorace des adolescents. De temps à autre, son genou effleurait mon jeans ; ce n’est alors pas lui qui le retirait, mais moi qui changeais de position.
Comme ni lui ni moi ne buvions de café, j’ai appelé pour payer et tiré mon porte-monnaie. Jiminy m’a regardé pour savoir ce qu’il devait faire.
Je lui ai fait signe que c’était bon:
— Tu m’as bien aidé.
Il a souri encore. Il était satisfait, ça se voyait, et ça faisait du bien. Il le remarquait, il en était content à son tour.
Avant d’aller nous poser un peu plus loin, nous sommes repassés à l’atelier. Le mécano a confirmé mon diagnostic. Il pensait pouvoir arranger ça, mais il lui fallait encore au moins une heure. Sur le point de lui demander ce que ça coûterait, je me suis abstenu.
Lui, il nous a conseillés:
— Ça vous laisse le temps pour une bonne sieste.
J’ai abondé dans son sens:
— C’est une chouette idée!
Jiminy et moi avons ri, mais sans laisser transparaître nos fumeuses intentions.
Quelques arbres étaient alignés au bord du ruisseau presque à sec. Nous nous sommes adossés à l’un d’eux.
J’ai sorti mon sachet, Jiminy me l’a pris des mains et m’a tendu le sien:
— C’est du maison!
Je ne savais pas encore de quelle maison il parlait.
Chacun avec son matériel, moi mon papier, lui un petit shilom, nous nous sommes préparé nos joints et nous avons fumé.
— Alors, il est bon?
— Super, Jiminy Cricket!
Et nous avons ri longtemps.
Quand le gars nous a rejoints pour nous annoncer que le minibus était prêt, nous riions encore, sans guère avoir parlé. Le mécano avait l’air débonnaire mais surpris de nous trouver dans cet état.
C’était en ordre, ça tournait, il y en avait pour 75 francs. Même sans la dépense du repas, je n’aurais jamais eu assez. J’ai tout de même fait mine de regarder ce que contenait mon porte-monnaie.
Jiminy s’est aussitôt proposé de m’aider:
— J’ai 10 balles.
— Ça ne fait que 35. On fait comment?
Je m’adressais au mécano.
Il a haussé les épaules, nonchalamment:
— C’est à vous de savoir.
— Il faudrait une banque.
— Il y en a une à Lodève.
— C’est?...
— À vingt-cinq bornes.
— J’y vais et je reviens.
Avant que le mécano ne fasse la moindre objection, Jiminy s’est offert:
— Et moi, je reste. Comme otage.
Ce n’était pas une question mais une affirmation décidée.
Quant au mot, j’ai rectifié:
— Comme caution.
Il y a eu un échange de regards entre nous trois.
Le mécano a dit:
— Ça marche!
Le minibus marchant aussi, je suis parti.
Avec Jiminy, on n’avait rien préparé pour la suite, rien organisé, je pouvais très bien ne jamais réapparaître. J’étais pourtant de retour à cinq heures. Le mécano et Jiminy étaient plongés ensemble dans les entrailles du tracteur. Jiminy avait les mains pleines de graisse. Il était torse nu. Sa peau était aussi fine et blanche que celle de son visage, avec les mêmes taches de rousseur invisibles, par contre ses aréoles étaient bordeaux, lie-de-vin. J’ai tout de suite remarqué une longue trace noire dans son dos, une traînée de cambouis comme si on s’y était essuyé les doigts ou si on avait lancé une caresse amicale. Les deux riaient presque autant que nous tout à l’heure, j’étais convaincu pourtant qu’ils n’avaient rien fumé ensemble. À moins que ce ne soit les vapeurs du gasoil.
S’adressant au mécano, Jiminy a aussitôt dit:
— Tu vois, je savais bien qu’il reviendrait!
Ce dernier s’est tourné vers moi et il a raconté:
— Jiminy était prêt à faire des heures en plus pour payer le solde. Il a ajouté: Ça ferait un bon ouvrier.
Ce qui m’a surtout surpris, c’est que déjà le mécano l’appelait Jiminy – en tout cas, quelque chose de notre rencontre subsisterait: un surnom.
Le mécano était résigné à ce qu’il s’en aille:
— Si tu veux te débarbouiller, il y a une douche dans le coin au fond. L’eau doit être tiède parce que le baril qui sert de réservoir est toute la journée au soleil sur le toit.
Sans aucune gêne, Jiminy a laissé tomber son pantalon qu’il a soigneusement déposé sur la selle du tracteur. Les poils de son pubis étaient plus clairement roux que ses cheveux.
Le mécano a crié:
— La graisse, ça part très bien avec du produit à vaisselle. Il y a un berlingot de Mir entamé sur le rebord. Il a ajouté: La serviette est propre.
Pendant que Jiminy se douchait, il m’a dit:
— C’est un chouette copain que vous vous êtes fait là. Je me le garderais volontiers comme apprenti.
Ils avaient donc parlé, assurément plus que nous ne l’avions fait. Tout ça, en changeant le joint de culasse d’un tracteur, ou quelque autre pièce.
On est sortis vers le minibus, j’ai tiré 100 francs mais je me suis ravisé et j’ai dit:
— On va faire le plein pendant qu’on y est. J’ai ajouté avec un clin d’œil: J’ai de quoi!
— Pas de problème.
Après j’ai payé le tout, qu’il a empoché sauf 20 francs qu’il a tendus à Jiminy.
Celui-ci les a aussitôt escamotés, tout joyeux:
— M’ci, c’est bien!
C’était très correct. L’idée bizarre m’a effleuré que le mécano payait autre chose, mais j’ai vu à leurs regards qu’il ne s’agissait que de cela.
Le moteur tournait rond. On a échangé de grands saluts, par la fenêtre ou le rétroviseur.
J’ai porté mon regard sur Jiminy qui avait la tête penchée au-dehors, avec ses cheveux qui dansaient autour de lui:
— Et toi, tu vas où?
Il a répondu:
— Chez moi, aux Bains. Il a laissé un temps puis insisté: Chez moi!
Et cette fois, il a posé une question:
— Et toi?
J’ai amorcé un geste du bout des doigts devant moi comme si je balayais des feuilles mortes et j’ai dit, avec un accent encore plus déplorable qu’en français:
— Via col vento!
— Via col vento? a répété Jiminy, sans comprendre mais avec un accent pas forcément pire que le mien.
Je l’ai regardé et j’ai traduit, d’après ce que je croyais savoir:
— Là où le vent me porte.
Alors Jiminy a dit:
— Ce qui veut dire que tu viens chez nous, c’est tout près! Il a ajouté: Tu pourras dormir. Et précisé: Même plusieurs nuits, si tu le désires.
Sa voix, toujours étonnament haute, était essoufflée, comme s’il avait trop parlé. Du reste, après, il s’est tu.
Un bout plus loin, j’ai dit:
— Tu m’indiques la route.
Et il l’a fait.
La marée est haute, la Tamise scintille sous la lune. En Allemagne, le mur de Berlin vient de tomber. La peine de mort en France a été abolie il y a huit ans, soit quatre ans trop tard pour Jiminy.
Les Français ont une très haute idée de leur culture, or leur génie réside surtout dans l’organisation du réseau routier, avec sa systématique des routes nationales ou départementales et leurs bornes kilométriques. C’est à la hauteur de l’une d’entre elles que Jiminy Cricket est né pour moi, c’était il y a quinze ans.
La borne en question annonçait le prochain village à trois kilomètres, ce qui, sur mon compteur, représente deux miles. La route était sinueuse mais sans faux plat. L’avantage d’avoir la conduite à droite sur le continent, c’est justement qu’on voit mieux les bornes. Et aussi, quand on pousse son véhicule, d’être à l’abri des chauffards. Ils sont rares ici, une Renault 16, immatriculée dans un autre département et passée en trombe en me klaxonnant sans avoir l’idée de me proposer un coup de main, sans doute un représentant de commerce, puis, en sens inverse, une fourgonnette.
Si mon minibus me lâchait sur une toute petite départementale de l’Aveyron, c’était parce que le peu de trafic, le peu de monde, l’espace perdu, ce coin de désert nous y avaient attirés, je n’avais somme toute à ne m’en prendre qu’à moi. Avec un peu de chance, le bled aurait un garage, au moins un mécano, en tout cas un téléphone.
À la moindre descente, je sautais sur le siège. Sinon, je poussais, le bras gauche agrippé au volant à travers la fenêtre ouverte. J’étais d’humeur maussade, Helen m’avait laissé tomber deux jours plus tôt. Elle avait certainement trouvé les trains qui, par quelques détours, la ramenaient vers la verte Angleterre.
La légende de saint Christophe dit que l’enfant perché sur ses épaules devenait de plus en plus lourd. Depuis quelques dizaines de mètres, le minibus semblait, lui, de plus en plus léger. D’abord j’ai pensé qu’il s’agissait d’un faux plat inversé. Comme mon catogan me chatouillait la nuque, j’ai tourné la tête de côté. Du coin de l’œil, à travers les vitres poussiéreuses, j’ai d’abord aperçu une main sur la vitre arrière puis une silhouette, plutôt frêle, arc-boutée contre l’arrondi du bus. Je n’ai esquissé aucun geste, si l’individu avait rendu sa poussée si progressive et silencieuse, c’était soit pour me faire une farce, soit par discrétion. Je décidai d’entrer dans le jeu.
À l’orée du village, qui comptait au moins cinquante maisons debout, la route rejoignait une départementale un peu plus importante. De l’autre côté de la chaussée, une pompe à essence isolée était plantée devant un atelier. Afin que mon aide mystérieuse anticipe mes intentions, j’ai pointé ma main droite dans la direction du garage et j’ai bifurqué, puis j’ai sauté sur le siège en levant la main et freiné. La silhouette, c’était celle d’un môme, qui m’a fait un signe, tout allait bien.
Un type, plongé sous le capot d’un tracteur étroit au rouge couleur de rouille, s’est redressé. Il a amorcé un sourire accueillant, lorgné vers le minibus, puis il a attendu. Je lui ai expliqué ce que j’imaginais qui clochait, et je lui ai demandé s’il pouvait jeter un œil.
— Maintenant?
J’ai répondu par l’affirmative. Il a regardé sa montre, il a soupiré, il s’est essuyé les mains sur sa salopette, il m’a dévisagé de bas en haut. Il devait se demander si j’étais solvable, un point que je préférais aborder plus tard. Je ne sais pas ce qu’il en a conclu, mais il a tiré un paquet de Gauloises, s’en est glissé une entre les lèvres et s’est dirigé vers mon véhicule. Après un coup de pied machinal dans le pneu arrière, il a ouvert la trappe du moteur.
À ce moment, il a aperçu mon aide improvisé et l’a salué.
— Salut! a répondu le môme.
Le mécano s’est tourné vers moi:
— Il y a un bistro tout près. C’est l’heure du repas. Allez-y, je vous avertirai.
J’ai dit:
— Merci, c’est vraiment gentil.
J’ai demandé au môme:
— Tu viens?
Le môme m’a suivi.
Je l’ai laissé se porter à ma hauteur, presque épaule contre épaule. Il était un peu plus petit que moi, peut-être en pleine croissance. Je l’ai examiné, cela ne devait pas le gêner, il se laissait observer, l’air de dire pourquoi pas, il semblait assez indifférent.
Nous étions à la fin du mois de juin. Plutôt que bronzé, j’étais rouge, parce que je suis un roux anglais. Lui, il était très blanc, peut-être parce que c’était un roux français, je ne m’y connais pas assez en carnation. Il avait de minuscules taches de rousseur, si petites qu’elles participaient à sa pâleur, une pâleur saine et juvénile. Ses cheveux, qu’il portait longs, comme tout le monde à l’époque, mais bouclés, paraissaient très propres, alors que mon catogan masquait la crasse des miens, inévitable vu le mode de vie adopté depuis des mois et le relâchement recherché qu’il engendrait. Les siens étaient blonds, ou roux vénitien, une couleur presque aussi surprenante que l’albâtre joyeux de sa peau, avec un sourire et un regard curieux, patient et bienveillant. Il faisait plus grand qu’il ne l’était, parce que fin et pataud, dans des vêtements trop larges, usés et détendus, mais propres eux aussi. Je ne pouvais pas encore lui donner d’âge, je ne l’avais presque pas entendu, il ne disait toujours rien.
Comme souvent dans la région, le bistro n’avait pas de terrasse. Nous sommes entrés, j’ai choisi une table près des fenêtres. Au lieu de s’asseoir en face de moi, le môme a légèrement reculé la chaise à côté de la mienne et s’est assis sur un coin, les jambes un peu écartées au point de frôler les miennes. Il me regardait avec patience.
J’étais étonné, légèrement emprunté, j’ai sorti un paquet de tabac à rouler:
— Tu veux?
Il a souri et tiré un sachet en plastique de sa poche. Dedans, il y avait de l’herbe. Son regard s’est fait interrogateur.
J’ai ri et aussitôt exhibé un sachet identique, mais j’ai suggéré:
— Plus tard. J’ai esquissé un geste vers l’extérieur: Dehors, c’est plus sage.
Il a dit:
— C’est vrai.
Sa voix était très claire. Il avait assurément mué, il avait quelques poils fous au menton, mais sa voix était aiguë, légère et douce, peut-être travaillée.
J’ai demandé:
— Comment tu t’appelles?
Il a répondu:
— Jérémie.
J’ai réfléchi, je ne sais plus trop à quoi, il a dû se méprendre sur mon expression car il a complété:
— Jérémie Crichon.
J’ai ri et j’ai improvisé:
— Jiminy Cricket!
Il a répété avec une légère hésitation:
— Jiminy… Cricket? Il m’a fixé et, pour s’assurer qu’il me comprenait bien, il a fait courir ses doigts sur la table comme s’il avait six pattes: Cricket?
— C’est ça, Cricket. Pris au jeu, j’ai confirmé: Jiminy Cricket.
Depuis, je ne l’ai plus jamais appelé que comme ça, Jiminy Cricket, toujours Jiminy Cricket, toujours le nom en entier, alors que les autres l’appelleront indifféremment Jiminy, ou alors Cricket, mais à la française, criquet sans prononcer le « t », et, un certain temps encore, encore Jérémie. Pour finir, il n’y aura plus que la police et les juges à l’appeler Jérémie Crichon. Et, sans doute, l’aumônier et le bourreau des Baumettes. Pourtant rien dans l’apparence du môme ne faisait penser à un insecte, tout au plus à un bon génie, quelque chose dans son regard, son attente. À moins que je n’aie eu une intuition ou un pressentiment. Dans le texte original – pas la version de Disney –, le grillon meurt au tout début de l’histoire, écrasé par un marteau que lui lance le pantin de bois. En tout cas, lui, il ne m’a jamais demandé le pourquoi, ni jamais protesté, ce nom semblait aussitôt lui convenir.
La tenancière de l’établissement est venue vers nous.
Même si les odeurs et les bruits nous avaient mis au parfum, je me suis enquis:
— Nous pouvons manger?
J’ai surveillé Jiminy pour m’assurer que c’était aussi ce qu’il désirait.
— Manger? a-t-il répété en me regardant comme pour me demander la permission.
Il n’avait peut-être pas d’argent, mais il était d’accord. La patronne a annoncé du ragoût. C’était un peu chaud et lourd pour la saison, mais ça nous allait. J’ai demandé une bière, Jiminy ne voulait que de l’eau, je ne l’ai jamais vu boire autre chose.
J’ai achevé de rouler ma cigarette – Jiminy ne fumait que des pétards.
Comme il ne me demandait rien, au bout d’un moment, j’ai dit:
— Moi, c’est John.
— John? C’est bien.
J’ai ajouté:
— Je suis anglais.
Il a souri d’un air entendu, les trois kilomètres de poussée lui avaient laissé tout loisir d’étudier l’immatriculation de mon véhicule.
La patronne a rapidement apporté la nourriture, du pain, la bière et l’eau. Jiminy mangeait avec l’appétit vorace des adolescents. De temps à autre, son genou effleurait mon jeans ; ce n’est alors pas lui qui le retirait, mais moi qui changeais de position.
Comme ni lui ni moi ne buvions de café, j’ai appelé pour payer et tiré mon porte-monnaie. Jiminy m’a regardé pour savoir ce qu’il devait faire.
Je lui ai fait signe que c’était bon:
— Tu m’as bien aidé.
Il a souri encore. Il était satisfait, ça se voyait, et ça faisait du bien. Il le remarquait, il en était content à son tour.
Avant d’aller nous poser un peu plus loin, nous sommes repassés à l’atelier. Le mécano a confirmé mon diagnostic. Il pensait pouvoir arranger ça, mais il lui fallait encore au moins une heure. Sur le point de lui demander ce que ça coûterait, je me suis abstenu.
Lui, il nous a conseillés:
— Ça vous laisse le temps pour une bonne sieste.
J’ai abondé dans son sens:
— C’est une chouette idée!
Jiminy et moi avons ri, mais sans laisser transparaître nos fumeuses intentions.
Quelques arbres étaient alignés au bord du ruisseau presque à sec. Nous nous sommes adossés à l’un d’eux.
J’ai sorti mon sachet, Jiminy me l’a pris des mains et m’a tendu le sien:
— C’est du maison!
Je ne savais pas encore de quelle maison il parlait.
Chacun avec son matériel, moi mon papier, lui un petit shilom, nous nous sommes préparé nos joints et nous avons fumé.
— Alors, il est bon?
— Super, Jiminy Cricket!
Et nous avons ri longtemps.
Quand le gars nous a rejoints pour nous annoncer que le minibus était prêt, nous riions encore, sans guère avoir parlé. Le mécano avait l’air débonnaire mais surpris de nous trouver dans cet état.
C’était en ordre, ça tournait, il y en avait pour 75 francs. Même sans la dépense du repas, je n’aurais jamais eu assez. J’ai tout de même fait mine de regarder ce que contenait mon porte-monnaie.
Jiminy s’est aussitôt proposé de m’aider:
— J’ai 10 balles.
— Ça ne fait que 35. On fait comment?
Je m’adressais au mécano.
Il a haussé les épaules, nonchalamment:
— C’est à vous de savoir.
— Il faudrait une banque.
— Il y en a une à Lodève.
— C’est?...
— À vingt-cinq bornes.
— J’y vais et je reviens.
Avant que le mécano ne fasse la moindre objection, Jiminy s’est offert:
— Et moi, je reste. Comme otage.
Ce n’était pas une question mais une affirmation décidée.
Quant au mot, j’ai rectifié:
— Comme caution.
Il y a eu un échange de regards entre nous trois.
Le mécano a dit:
— Ça marche!
Le minibus marchant aussi, je suis parti.
Avec Jiminy, on n’avait rien préparé pour la suite, rien organisé, je pouvais très bien ne jamais réapparaître. J’étais pourtant de retour à cinq heures. Le mécano et Jiminy étaient plongés ensemble dans les entrailles du tracteur. Jiminy avait les mains pleines de graisse. Il était torse nu. Sa peau était aussi fine et blanche que celle de son visage, avec les mêmes taches de rousseur invisibles, par contre ses aréoles étaient bordeaux, lie-de-vin. J’ai tout de suite remarqué une longue trace noire dans son dos, une traînée de cambouis comme si on s’y était essuyé les doigts ou si on avait lancé une caresse amicale. Les deux riaient presque autant que nous tout à l’heure, j’étais convaincu pourtant qu’ils n’avaient rien fumé ensemble. À moins que ce ne soit les vapeurs du gasoil.
S’adressant au mécano, Jiminy a aussitôt dit:
— Tu vois, je savais bien qu’il reviendrait!
Ce dernier s’est tourné vers moi et il a raconté:
— Jiminy était prêt à faire des heures en plus pour payer le solde. Il a ajouté: Ça ferait un bon ouvrier.
Ce qui m’a surtout surpris, c’est que déjà le mécano l’appelait Jiminy – en tout cas, quelque chose de notre rencontre subsisterait: un surnom.
Le mécano était résigné à ce qu’il s’en aille:
— Si tu veux te débarbouiller, il y a une douche dans le coin au fond. L’eau doit être tiède parce que le baril qui sert de réservoir est toute la journée au soleil sur le toit.
Sans aucune gêne, Jiminy a laissé tomber son pantalon qu’il a soigneusement déposé sur la selle du tracteur. Les poils de son pubis étaient plus clairement roux que ses cheveux.
Le mécano a crié:
— La graisse, ça part très bien avec du produit à vaisselle. Il y a un berlingot de Mir entamé sur le rebord. Il a ajouté: La serviette est propre.
Pendant que Jiminy se douchait, il m’a dit:
— C’est un chouette copain que vous vous êtes fait là. Je me le garderais volontiers comme apprenti.
Ils avaient donc parlé, assurément plus que nous ne l’avions fait. Tout ça, en changeant le joint de culasse d’un tracteur, ou quelque autre pièce.
On est sortis vers le minibus, j’ai tiré 100 francs mais je me suis ravisé et j’ai dit:
— On va faire le plein pendant qu’on y est. J’ai ajouté avec un clin d’œil: J’ai de quoi!
— Pas de problème.
Après j’ai payé le tout, qu’il a empoché sauf 20 francs qu’il a tendus à Jiminy.
Celui-ci les a aussitôt escamotés, tout joyeux:
— M’ci, c’est bien!
C’était très correct. L’idée bizarre m’a effleuré que le mécano payait autre chose, mais j’ai vu à leurs regards qu’il ne s’agissait que de cela.
Le moteur tournait rond. On a échangé de grands saluts, par la fenêtre ou le rétroviseur.
J’ai porté mon regard sur Jiminy qui avait la tête penchée au-dehors, avec ses cheveux qui dansaient autour de lui:
— Et toi, tu vas où?
Il a répondu:
— Chez moi, aux Bains. Il a laissé un temps puis insisté: Chez moi!
Et cette fois, il a posé une question:
— Et toi?
J’ai amorcé un geste du bout des doigts devant moi comme si je balayais des feuilles mortes et j’ai dit, avec un accent encore plus déplorable qu’en français:
— Via col vento!
— Via col vento? a répété Jiminy, sans comprendre mais avec un accent pas forcément pire que le mien.
Je l’ai regardé et j’ai traduit, d’après ce que je croyais savoir:
— Là où le vent me porte.
Alors Jiminy a dit:
— Ce qui veut dire que tu viens chez nous, c’est tout près! Il a ajouté: Tu pourras dormir. Et précisé: Même plusieurs nuits, si tu le désires.
Sa voix, toujours étonnament haute, était essoufflée, comme s’il avait trop parlé. Du reste, après, il s’est tu.
Un bout plus loin, j’ai dit:
— Tu m’indiques la route.
Et il l’a fait.