Soft Links

Nicole Brossard

1
Ce sont des peurs lentes et fascinantes qui entrent le matin dans une vie à l’heure du café pendant qu’elle se demande si demain il y aura la guerre et que d’un coup sec comme tous les matins elle tranche le pain, le fromage. Ce sont des gestes d’avidité incontrôlable qui se multiplient dans la foule et sa fébrilité mondaine, sa fièvre de parquet de bourse et de spectacle. Ce sont des hésitations, des cris du cœur qui sillonnent de grandes avenues pleines d’ombre et de poussière qui attirent et font penser à nos jambes et à nos coudes, à nos genoux aussi quand le désir happe et relance vers le haut des mots et du sentiment, ce sont des choses simples avec des préfixes comme cyber ou bio qui collent au pensées, les font flotter un instant de sorte qu’on les croit aquatiques et qu’alors elles nous émerveillent. Ce sont des certitudes que d’infimes doses de poussière et de lumière ont tôt fait de mêler à nos larmes. Ce sont des sentiments inexplicables faits de petites douleurs étalées sur de longues années et de vastes horizons, ce sont des idées de blues qui vont se loger là où le bonheur d’exister menace de couper le souffle ou de se déployer dans la gorge comme un instrument de ferveur. Ce sont des lueurs des ivresses impossibles à soutenir du regard, des pensées pleines de précision qui engagent au-delà de l’ombre et du vent, bien au-delà des mots crus, si bruyants si terriblement proches du silence que le monde tout autour semble soudain marée de haute mer et bruissement continu à la manière des musiques qui dans nos têtes déplacent d’un seul coup d’archet tout ce qui résiste au tourment. Ce sont des passages soulignés, des fragments de bonheur qui traversent le corps et dressent tout autour des ponts car ailleurs et au grand vent dit-on il y a allégresse. Ce sont des écritures avec leurs meurtrissures, l’abondance de la vie éclatée à sa mesure dans un monde et ses niches de vieux parcours qui lèchent l’ombre des os.



2
Mais il y a dehors, le froid la chaleur la violence pliée en deux de douleur dans de beaux draps aux abords des villes et des forêts, il y a dehors et c’est pire chaque fois puisqu’il y a va-et-vient d’armes, vendeurs de femmes et d’enfants, hommes à chemise blanche qui tripotent nos gènes et nos cellules comme des marchandises. Aussi, j’ai l’idée qu’il faut être au monde souvent et parcourir en moins de deux temps tous les ici et ailleurs du désir, aller de là à jadis ou demain comme un chamois qui fait son essuie-glace sur le dos de l’univers. Mais il y a dehors et on dirait qu’il en résulte un monde difficile à vivre malgré la luminosité des brises tropicales de décembre. Dedans, il y a des mots qui nous permettent d’inventer, de tisser de ces ficelles qui ont tout pour nous suspendre à la force des poignets et nous aider à balancer le corps. Dehors il y a dehors avec des horizons des raccourcis, d’étranges peurs qui se renouvellent à même le corps et ses envies d’envol, mais il y a dehors comme à la chasse avec des proies, des plombs, des royaumes, des identités cachées sous les vêtements; il y a les cimetières, les bars à gogo, les zones de sécurité, des lois spéciales. Dehors si on touche au côté vivant des choses, le beau côté tournant de vie déploie facilement ses roses, ses blancs lumineux qui traversent la voix des enfants, leurs bras rieurs. Mais il y a dehors où le côté vivant de la souffrance n’apparaît jamais. Puis tu t’endors sur le nom des choses publiques oubliant l’obscurité qui traverse facilement la vie, la buée dans les yeux qui rassemble les os au nord des tempes comme des fruits, des jouets, des mots avec leurs angles de genoux et de coudes et de noix qui défilent en réponses ou brisent et transforment les mots de l’ombre ceux qui accélèrent le pouls et modulent encore et encore des frissons le tressaillement des bêtes. Mais il y a dehors il y a la durée de l’errance. Dehors il y a l’aube savante.



3
Ce sont des noms de lieux, de villes, des climats qui hantent. Des personnages. Des matins clairs, une pluie fine qui tombe depuis vingt-quatre heures, des images rares en provenance d’ailleurs et d’Amérique, deux désastres naturels qui obligent à se serrer les coudes au milieu des cadavres, ce sont des gestes tranquilles ou violets, des obus, des glaçons dans les verres à l’heure de l’apéro, bruits de vaisselles ou un léger bégaiement qui tourmente un instant, une gifle, un baiser, ce sont des noms de villes comme Venise ou Reading, Tongue et Pueblo, des noms de personnages Fabrice Laure ou Emma. Des mots aiguisés au fil des ans et des romans, mots que l’on a prononcés en respirant mal en riant en crachant en suçant une olive, des verbes qu’on ajoute au plaisir des lèvres, au succès, à la mort certaine. Ce sont des mots comme genou ou joue et encore d’autres à perte de vue qui nous obligent à nous pencher au-dessus du vide, à nous étirer comme des chats le matin ce sont des mots qui font veiller jusqu’à l’aube ou prendre un taxi les soirs de semaine quand la ville s’endort avant minuit et que la solitude reste coincée entre les mâchoires comme un abcès.  Ce sont des mots dits de mémoire, par envie ou par orgueil très souvent mots prononcés avec amour en plaçant les mains derrière la nuque ou en remplissant un verre de porto. Ce sont des mots dont il faut chercher l’étymologie, qu’il faut ensuite projeter sur un mur de son de manière à ce que cris de douleur et soupirs de plaisir qui errent dans les rêves et les documents prennent d’assaut la mystérieuse obscurité du cœur. Ce sont des mots comme baie, colline, oued, via, street, strasse, dispersés dans le dictionnaire entre flamboyants et néons, cimetières mornes et forêts. Ce sont des mots bras de mer, des ensembles de sens qui font griffe ou soft sur nos poitrines, froid frissons rigoles et peur dans le dos sans attendre pendant que nous cherchons à fissurer le temps lisse du futur avec des citations tranchantes. Ce sont des mots avaleurs de feu et de vie, on ne sait plus s’ils sont latins français italiens sanskrits mandarins andalous arabes ou anglais, s’ils cachent un chiffre un animal ou de vieilles angoisses pressées de jaillir sous nos yeux comme des ombres clones remplies de lumière et de grands mythes.