Au Delà Du Plaisir
Chantal Bilodeau
LE LIEU
Une petite ville universitaire, loin de la métropole.
LES PERSONNAGES
PEGGY . . . . . . . . . . . Dans la vingtaine. Intense.
RITA . . . . . . . . . . . . . 6 ou 8 ans de plus que Peggy. Une fille de la campagne.
MATHIEU . . . . . . . . Le chum de Peggy. Un peu plus vieux qu'elle. Fin.
LE DOYEN . . . . . . . . La crise de la quarantaine.
L'HOMME . . . . . . . . Dangereusement sexy et espiègle.
UN
Une femme. Quelques papiers à la main.
PEGGY: Une chaude nuit d'été.
Lui.
Moi.
Une séance de torture est ce que j'ai en tête.
Un homme. Dans une cage.
PEGGY, à L'Homme: Enlève ta chemise. S'il te plaît. (Temps.) Bon OK, c'est pas très... Je recommence. (Avec plus d'assurance.) Enlève ta chemise.
Il enlève sa chemise.
PEGGY: Il est luisant de sueur, attentif, docile.
(À L'Homme.) Euh... À genoux.
Il s'agenouille.
PEGGY: Je lui lie les mains derrière le dos?
Il croise ses mains derrière son dos.
PEGGY: Il m'appartient.
Elle savoure cette idée.
PEGGY: (À L'Homme) Maintenant...
Une délicieuse attente peinte sur son visage.
Du désir dans ses yeux.
(À L'Homme) Décris-moi comment tu aimerais me toucher.
Un silence.
Une ellipse de temps, comme cet instant avant le lever du soleil où la nature semble réunir ses forces pour l'impossible tâche d'offrir au monde un jour nouveau.
Puis un son.
Il chuchote.
PEGGY: Et un autre son.
De ma main, je suis le chemin qu'il trace pour moi.
Sur la courbe de mes lèvres.
Le long de mon cou.
Entre mes seins.
Hypnotisés, deux doigts plongent direction sud, et disparaissent dans la moiteur d'une jungle tropicale.
(À L'Homme.) Comme ça?
Il gémit.
PEGGY: Oui, comme ça.
Un gentil va-et-vient.
Comme le mouvement de l'océan.
Un coup d'oeil vers son territoire, 45° nord, 71° ouest, révèle une intense activité volcanique, mais il n'y aura pas d'éruptions avant que je donne ma permission.
Sous ses yeux, je m'offre ce qu'il ne lui est pas permis de m'offrir.
Et je le regarde être à la fois la force motrice et l'élément exclu de mon plaisir.
L'HOMME: Laisse-moi te toucher.
Le charme est rompu.
PEGGY: Qui t'a dit que tu pouvais parler?
L'HOMME: Si je parle pas, on aboutira jamais.
PEGGY: Mais c'est pas important ça, aboutir. Ce qui est important, c'est comment on abouti.
L'HOMME: Peut-être, mais c'est en train de tourner en conte de fées notre affaire.
PEGGY: Pis ça?
L'HOMME: Ça m'intéresse pas les contes de fées. Laisse-moi te toucher.
PEGGY: Il me demande une autre fois.
Il me supplie.
Encore et encore et encore.
De le laisser me toucher.
Quelque part.
N'importe où.
Elle s'approche de la cage.
PEGGY: (À L'Homme.) Un seul point de contact. Pas plus.
Tout à coup, toutes mes rivières internes convergent vers la position estimée du point d'impact.
Lentement, avec diligence, comme une abeille extrayant le pollen d'une fleur, je l'imagine aspirer tout le désir de mon corps pour ensuite le transformer en miel.
Juste avant qu'il la touche, elle se dérobe.
PEGGY: (À L'Homme.) Non.
Comme une claque en pleine face.
(À L'Homme.) On est-tu assez loin du conte de fées là?
L'HOMME: Salope.
PEGGY: Quoi?!
(À L'Homme.) Dis-le encore.
L'HOMME, séducteur: Salope.
PEGGY: Le mot se liquéfie et coule le long de mes jambes.
Je ferme les yeux, prête à me laisser aller au ravissement d'une intense poésie du corps--
LE DOYEN, Off: Peggy?
Elle s'immobilise, puis se jette sur la cage et arrache les vêtements de L'Homme.
PEGGY: La fièvre s'intensifie, la réalité bascule. Je me lance dans le vide, prête à mourir pour une portion d'éternité, pour cette fraction de seconde où les âmes se frôlent dans une rencontre si mystérieuse et exquise que--
LE DOYEN, Off: Peggy?
Le Doyen entre. La cage disparait.
PEGGY: Bonjour.
LE DOYEN: Avez-vous fait les photocopies pour la réunion?
PEGGY: Euh, oui.
Elle ramasse les papiers qu'elle tenait au début de la scène et lui tend.
LE DOYEN: Ça va?
PEGGY: Oui.
LE DOYEN: Vous semblez fiévreuse.
PEGGY: Non, ça va.
LE DOYEN: Vous êtes certaine?
PEGGY: Oui, merci.
LE DOYEN: Vous êtes pas malade, j'espère?
PEGGY: Non, pas du tout. Je suis jamais malade.
LE DOYEN: Vous êtes très rouge.
PEGGY: Ça doit être le moo-shoo. Il était trop épicé. J'ai pas l'habitude de manger épicé.
Il continue à la dévisager.
PEGGY: Bon, eh bien... Il faudrait que je retourne au travail.
DEUX
À la maison. Mathieu assemble des invitations. Peggy entre.
MATHIEU: Pis?
PEGGY: Ç'a bien été.
MATHIEU: T'aimes ça?
PEGGY: J'adore ça! Mais j'ai peur qu'ils me gardent pas. En fait, je comprends même pas pourquoi le doyen m'a embauchée. Peut-être que Rita lui a pas dit que j'ai jamais fini mon bac.
MATHIEU: T'as pas besoin d'un diplôme pour être une bonne secrétaire.
PEGGY: Une adjointe administrative.
MATHIEU: Désolé. Une adjointe administrative.
PEGGY: Ça peut pas nuire. C'est la faculté des arts. Je suis censée connaitre l'opéra et le post-modernisme et--
MATHIEU: Peggy, il t'a embauchée. S'il t'a embauchée, c'est parce qu'il te trouve qualifiée. Et puis regarde, moi. J'ai pas fini mon cégep et je suis quand même gérant de ma succursale.
PEGGY: C'est vrai.
MATHIEU: Allez. Viens m'aider à assembler les invitations.
Elle l'aide.
PEGGY: Mais tout d'un coup que je gâche tout?
MATHIEU: Gâche tout comment?
PEGGY: Je sais pas, juste--... Gâche tout.
MATHIEU: Ben voyons, t'es la personne la plus raisonnable au monde. Tu serais incapable de gâcher quoi que ce soit même si t'essayais.
PEGGY: Comment tu peux savoir ça?
MATHIEU: Je le sais, c'est tout.
PEGGY: Non, tu le sais pas.
MATHIEU: C'est quand la dernière fois que t'as trop bu? Ou dépensé trop d'argent? T'as ben trop de contrôle pour te permettre de gâcher quelque chose.
PEGGY: Ça veut pas dire que je pourrais pas le faire. Je suis capable d'être autre chose que raisonnable, tu sais.
MATHIEU: C'est un compliment.
PEGGY: Picasso était pas raisonnable. Mozart était pas raisonnable. Quelle sorte de personne est-ce que je suis si je suis pas capable d'être autre chose que raisonnable?
MATHIEU: T'es quelqu'un sur qui les gens peuvent compter. Et c'est pour ça que je suis avec toi.
PEGGY: Change pas de sujet.
MATHIEU: Je change pas de sujet. Je suis sincère.
PEGGY: T'essaies juste de me faire sentir mieux.
MATHIEU: Est-ce que ça fonctionne?
PEGGY: Non. Et puis, c'est pas là que ça va. La carte-réponse va à l'intérieur de l'invitation, en dessous du papier de soie.
MATHIEU: C'est pas grave.
PEGGY: Oui, c'est grave. Tant qu'à se marier, on devrait le faire comme du monde.
Temps.
MATHIEU: Viens. Viens ici.
PEGGY: Quoi.
MATHIEU: C'est pas une belle journée aujourd'hui? T'as la job que t'as toujours voulu, tu viens de finir ta première journée et tout a bien été, non?
PEGGY: Oui.
MATHIEU: Alors, pourquoi on célèbrerait pas ça au lieu de se chicaner?
PEGGY: Je me chicane pas, c'est juste que--
MATHIEU: Il y a une bouteille de mousseux dans le frigo. T'en veux un verre?
PEGGY: T'as acheté du mousseux? Pour moi?
MATHIEU: Pas pour toi. Pour la nouvelle adjointe administrative de la faculté des arts de l'université.
PEGGY: Matthieu, t'es trop fin...
MATHIEU: Je le sais.
Elle l'embrasse.
MATHIEU: Et je suis sûr que tu vas bien t'en tirer. Même sans diplôme.
PEGGY: Si je gâche pas tout.
MATHIEU: Tu gâcheras pas tout.
PEGGY: J'espère.
LA QUESTION DE MATHIEU (1)
Un moment dans le futur.
MATHIEU: Quand j'ai--...
Au début, c'est comme si l'information était là, mais elle s'enregistrait pas dans mon cerveau.
Et puis tout d'un coup, ça m'a fait un choc.
Juste ici, là, bang.
Comme un coup de poing dans l'estomac.
Comme une grosse explosion pis tu te demandes presque si tes organes sont encore là parce que c'est comme si tes sentiments les avaient avalés.
Ça faisait quatre ans.
Vous vous imaginez?
Quatre ans.
On devait se marier.
La salle était réservée, tout.
Mon frère est dans un groupe.
Il avait offert de faire la musique.
Je comprends toujours pas.
C'est con, je me dis c'est comme ça, c'est tout, passe à autre chose, mais je suis pas capable, ça me gruge par en dedans.
Ça donne quoi de se faire mal comme ça?
Hein?
Ça sert à quoi?
Ça peut quand même pas être juste pour le fun.
Peggy, c'est une fille intelligente.
Une fille qui sent les choses.
Vous comprenez ce que je veux dire?
Elle sent les choses.
Avec beaucoup d'intensité.
Et c'est important ça, de ressentir les choses.
Aussi important que d'être capable de se faire cuire un oeuf ou de gérer son budget.
C'est une grande qualité.
Alors forcément, je me dis: c'est moi.
C'est moi qui ai pas compris.
C'est moi qui comprends pas.
Mais c'est quoi que je comprends pas?
Le savez-vous?
Parce que si quelqu'un le sait, il faut me le dire.
C'est quoi queje comprends pas?
TROIS
Au bureau.
RITA: Tu comprends?
PEGGY: Le numéro dans la case de droite puis tu cliques sur "suivant".
RITA: Pas de traits d'union, pas de virgules.
PEGGY: OK.
RITA: Sinon, quand tu fais une recherche, le numéro apparaitra pas.
PEGGY: OK.
RITA: J'en fais quelques-uns pour te montrer. Ina Cassano.
PEGGY: 738-996.
RITA: Tu vois?
PEGGY: Oui.
RITA: Michel Chang.
PEGGY: 545-110. Rita.
RITA: Quoi?
PEGGY: Est-ce que ça t'arrive des fois d'avoir envie de pas être raisonnable?
RITA: Pas raisonnable comment?
PEGGY: Juste pas raisonnable.
RITA: Quoi, comme pas me présenter au travail?
PEGGY: Quelque chose comme ça.
RITA: Non. Si je me présente pas, je vais me faire mettre dehors alors c'est quoi le but?
PEGGY: Mmm...
RITA: Ton tour.
PEGGY: Anne Cofell.
RITA: 981-475.
PEGGY: Moi, des fois j'ai envie de pas être raisonnable.
RITA: Dis-moi pas que t'es déjà tannée de travailler ici.
PEGGY: Non, c'est pas--
RITA: Ça m'a pris des mois à convaincre le doyen de me laisser embaucher une assistante.
PEGGY: J'aime ça ici. J'ai toujours voulu travailler pour l'université.
RITA: Cest quoi d'abord?
PEGGY: Ben, c'est ça le problème. J'ai envie de pas être raisonnable, mais je sais pas comment. J'ai pensé à pas payer ma carte de crédit pour voir ce que ça ferait. Mais ça fera rien parce que c'est planifié. Si t'essaies de contrôler être hors de contrôle, t'es encore en contrôle.
Le Doyen entre.
LE DOYEN: Bonjour.
RITA: Bonjour.
PEGGY: Bonjour.
LE DOYEN, à Peggy: Tout va bien?
PEGGY: Oui, merci.
LE DOYEN: Rita est pas trop dure avec vous, j'espère.
PEGGY: Non, elle est très patiente.
LE DOYEN: Bien.
Temps.
RITA: On peut faire quelque chose pour vous?
LE DOYEN: Euh--... Est-ce qu'il y a des messages?
RITA: Le recteur a téléphoné, vous avez une réunion à dix heures et le gars des ordinateurs est malade.
LE DOYEN: Merci.
RITA: Autre chose?
LE DOYEN: Est-ce que--... C'est la liste des étudiants, ça?
RITA: Oui.
LE DOYEN: Vous pouvez l'obtenir du bureau du registraire, vous savez.
RITA: Je le sais.
LE DOYEN: Ça vous épargnerait beaucoup de temps.
RITA: C'est noté.
LE DOYEN: Bon. Très bien. (À Peggy.) Euh--...(Pause.) Plus tard.
Il sort.
PEGGY: Veux-tu que j'appelle le bureau du registraire?
RITA: Écoute-le pas. Il a aucune idée comment ça fonctionne. (de retour à la liste) Richard Curtis.
PEGGY: Euh... 174-339. Mais on pourrait peut-être--
RITA: Betty D'Amico.
PEGGY: 663-982. Oui, mais il a dit--
RITA: Nadine Dagenais. Tu sais quoi? J'ai déjà essayé.
PEGGY: Qu'est-ce qu'ils ont dit?
RITA: Non, de pas être raisonnable. Il y a une couple d'années, je me suis teint les cheveux orange. Ç'a taché tous mes taies d'oreillers, ç'a été un vrai désastre.
PEGGY: Moi aussi j'ai essayé quelque chose. Ce matin.
Peggy rigole.
RITA: Quoi?
PEGGY: C'est vraiment niaiseux. J'ai--...
Elle rigole à nouveau.
RITA: Qu'est-ce que t'as fait?
PEGGY: J'ai essayé de me masturber pendant que je conduisais.
RITA: Tu te masturbes?
PEGGY: Oui. Ben, des fois... (Pause.) J'ai pogné une contravention pour excès de vitesse.
Silence.
PEGGY: En tout cas... (à propos de la liste) C'est qui le suivant?
RITA: Il y a quelque chose que j'ai toujours voulu essayer.
PEGGY: Quoi?
RITA: Mais dis-le pas à personne. Si mon mari le savait, il me tuerait.
PEGGY: Je dirai rien, promis.
RITA: J'ai toujours voulu fumer du pot.
PEGGY: T'as jamais fumé de pot?
RITA: J'ai failli, mais on s'est fait pogné.
PEGGY: Ça te tentes-tu d'essayer?
RITA: Maintenant?
PEGGY: Après le travail. On peut aller chez nous.
RITA: Non, non, je faisais juste--...
PEGGY: Envoye donc!
RITA: J'ai juste dit ça comme ça. J'avais pas l'intention--
PEGGY: Ça va être drôle.
RITA: Je sais même pas où on achète ça ces affaires-là.
PEGGY: Je vais demander au gars dans le département de cinéma. Il vient d'Angleterre. Il vasavoir, c'est sûr.
Une petite ville universitaire, loin de la métropole.
LES PERSONNAGES
PEGGY . . . . . . . . . . . Dans la vingtaine. Intense.
RITA . . . . . . . . . . . . . 6 ou 8 ans de plus que Peggy. Une fille de la campagne.
MATHIEU . . . . . . . . Le chum de Peggy. Un peu plus vieux qu'elle. Fin.
LE DOYEN . . . . . . . . La crise de la quarantaine.
L'HOMME . . . . . . . . Dangereusement sexy et espiègle.
UN
Une femme. Quelques papiers à la main.
PEGGY: Une chaude nuit d'été.
Lui.
Moi.
Une séance de torture est ce que j'ai en tête.
Un homme. Dans une cage.
PEGGY, à L'Homme: Enlève ta chemise. S'il te plaît. (Temps.) Bon OK, c'est pas très... Je recommence. (Avec plus d'assurance.) Enlève ta chemise.
Il enlève sa chemise.
PEGGY: Il est luisant de sueur, attentif, docile.
(À L'Homme.) Euh... À genoux.
Il s'agenouille.
PEGGY: Je lui lie les mains derrière le dos?
Il croise ses mains derrière son dos.
PEGGY: Il m'appartient.
Elle savoure cette idée.
PEGGY: (À L'Homme) Maintenant...
Une délicieuse attente peinte sur son visage.
Du désir dans ses yeux.
(À L'Homme) Décris-moi comment tu aimerais me toucher.
Un silence.
Une ellipse de temps, comme cet instant avant le lever du soleil où la nature semble réunir ses forces pour l'impossible tâche d'offrir au monde un jour nouveau.
Puis un son.
Il chuchote.
PEGGY: Et un autre son.
De ma main, je suis le chemin qu'il trace pour moi.
Sur la courbe de mes lèvres.
Le long de mon cou.
Entre mes seins.
Hypnotisés, deux doigts plongent direction sud, et disparaissent dans la moiteur d'une jungle tropicale.
(À L'Homme.) Comme ça?
Il gémit.
PEGGY: Oui, comme ça.
Un gentil va-et-vient.
Comme le mouvement de l'océan.
Un coup d'oeil vers son territoire, 45° nord, 71° ouest, révèle une intense activité volcanique, mais il n'y aura pas d'éruptions avant que je donne ma permission.
Sous ses yeux, je m'offre ce qu'il ne lui est pas permis de m'offrir.
Et je le regarde être à la fois la force motrice et l'élément exclu de mon plaisir.
L'HOMME: Laisse-moi te toucher.
Le charme est rompu.
PEGGY: Qui t'a dit que tu pouvais parler?
L'HOMME: Si je parle pas, on aboutira jamais.
PEGGY: Mais c'est pas important ça, aboutir. Ce qui est important, c'est comment on abouti.
L'HOMME: Peut-être, mais c'est en train de tourner en conte de fées notre affaire.
PEGGY: Pis ça?
L'HOMME: Ça m'intéresse pas les contes de fées. Laisse-moi te toucher.
PEGGY: Il me demande une autre fois.
Il me supplie.
Encore et encore et encore.
De le laisser me toucher.
Quelque part.
N'importe où.
Elle s'approche de la cage.
PEGGY: (À L'Homme.) Un seul point de contact. Pas plus.
Tout à coup, toutes mes rivières internes convergent vers la position estimée du point d'impact.
Lentement, avec diligence, comme une abeille extrayant le pollen d'une fleur, je l'imagine aspirer tout le désir de mon corps pour ensuite le transformer en miel.
Juste avant qu'il la touche, elle se dérobe.
PEGGY: (À L'Homme.) Non.
Comme une claque en pleine face.
(À L'Homme.) On est-tu assez loin du conte de fées là?
L'HOMME: Salope.
PEGGY: Quoi?!
(À L'Homme.) Dis-le encore.
L'HOMME, séducteur: Salope.
PEGGY: Le mot se liquéfie et coule le long de mes jambes.
Je ferme les yeux, prête à me laisser aller au ravissement d'une intense poésie du corps--
LE DOYEN, Off: Peggy?
Elle s'immobilise, puis se jette sur la cage et arrache les vêtements de L'Homme.
PEGGY: La fièvre s'intensifie, la réalité bascule. Je me lance dans le vide, prête à mourir pour une portion d'éternité, pour cette fraction de seconde où les âmes se frôlent dans une rencontre si mystérieuse et exquise que--
LE DOYEN, Off: Peggy?
Le Doyen entre. La cage disparait.
PEGGY: Bonjour.
LE DOYEN: Avez-vous fait les photocopies pour la réunion?
PEGGY: Euh, oui.
Elle ramasse les papiers qu'elle tenait au début de la scène et lui tend.
LE DOYEN: Ça va?
PEGGY: Oui.
LE DOYEN: Vous semblez fiévreuse.
PEGGY: Non, ça va.
LE DOYEN: Vous êtes certaine?
PEGGY: Oui, merci.
LE DOYEN: Vous êtes pas malade, j'espère?
PEGGY: Non, pas du tout. Je suis jamais malade.
LE DOYEN: Vous êtes très rouge.
PEGGY: Ça doit être le moo-shoo. Il était trop épicé. J'ai pas l'habitude de manger épicé.
Il continue à la dévisager.
PEGGY: Bon, eh bien... Il faudrait que je retourne au travail.
DEUX
À la maison. Mathieu assemble des invitations. Peggy entre.
MATHIEU: Pis?
PEGGY: Ç'a bien été.
MATHIEU: T'aimes ça?
PEGGY: J'adore ça! Mais j'ai peur qu'ils me gardent pas. En fait, je comprends même pas pourquoi le doyen m'a embauchée. Peut-être que Rita lui a pas dit que j'ai jamais fini mon bac.
MATHIEU: T'as pas besoin d'un diplôme pour être une bonne secrétaire.
PEGGY: Une adjointe administrative.
MATHIEU: Désolé. Une adjointe administrative.
PEGGY: Ça peut pas nuire. C'est la faculté des arts. Je suis censée connaitre l'opéra et le post-modernisme et--
MATHIEU: Peggy, il t'a embauchée. S'il t'a embauchée, c'est parce qu'il te trouve qualifiée. Et puis regarde, moi. J'ai pas fini mon cégep et je suis quand même gérant de ma succursale.
PEGGY: C'est vrai.
MATHIEU: Allez. Viens m'aider à assembler les invitations.
Elle l'aide.
PEGGY: Mais tout d'un coup que je gâche tout?
MATHIEU: Gâche tout comment?
PEGGY: Je sais pas, juste--... Gâche tout.
MATHIEU: Ben voyons, t'es la personne la plus raisonnable au monde. Tu serais incapable de gâcher quoi que ce soit même si t'essayais.
PEGGY: Comment tu peux savoir ça?
MATHIEU: Je le sais, c'est tout.
PEGGY: Non, tu le sais pas.
MATHIEU: C'est quand la dernière fois que t'as trop bu? Ou dépensé trop d'argent? T'as ben trop de contrôle pour te permettre de gâcher quelque chose.
PEGGY: Ça veut pas dire que je pourrais pas le faire. Je suis capable d'être autre chose que raisonnable, tu sais.
MATHIEU: C'est un compliment.
PEGGY: Picasso était pas raisonnable. Mozart était pas raisonnable. Quelle sorte de personne est-ce que je suis si je suis pas capable d'être autre chose que raisonnable?
MATHIEU: T'es quelqu'un sur qui les gens peuvent compter. Et c'est pour ça que je suis avec toi.
PEGGY: Change pas de sujet.
MATHIEU: Je change pas de sujet. Je suis sincère.
PEGGY: T'essaies juste de me faire sentir mieux.
MATHIEU: Est-ce que ça fonctionne?
PEGGY: Non. Et puis, c'est pas là que ça va. La carte-réponse va à l'intérieur de l'invitation, en dessous du papier de soie.
MATHIEU: C'est pas grave.
PEGGY: Oui, c'est grave. Tant qu'à se marier, on devrait le faire comme du monde.
Temps.
MATHIEU: Viens. Viens ici.
PEGGY: Quoi.
MATHIEU: C'est pas une belle journée aujourd'hui? T'as la job que t'as toujours voulu, tu viens de finir ta première journée et tout a bien été, non?
PEGGY: Oui.
MATHIEU: Alors, pourquoi on célèbrerait pas ça au lieu de se chicaner?
PEGGY: Je me chicane pas, c'est juste que--
MATHIEU: Il y a une bouteille de mousseux dans le frigo. T'en veux un verre?
PEGGY: T'as acheté du mousseux? Pour moi?
MATHIEU: Pas pour toi. Pour la nouvelle adjointe administrative de la faculté des arts de l'université.
PEGGY: Matthieu, t'es trop fin...
MATHIEU: Je le sais.
Elle l'embrasse.
MATHIEU: Et je suis sûr que tu vas bien t'en tirer. Même sans diplôme.
PEGGY: Si je gâche pas tout.
MATHIEU: Tu gâcheras pas tout.
PEGGY: J'espère.
LA QUESTION DE MATHIEU (1)
Un moment dans le futur.
MATHIEU: Quand j'ai--...
Au début, c'est comme si l'information était là, mais elle s'enregistrait pas dans mon cerveau.
Et puis tout d'un coup, ça m'a fait un choc.
Juste ici, là, bang.
Comme un coup de poing dans l'estomac.
Comme une grosse explosion pis tu te demandes presque si tes organes sont encore là parce que c'est comme si tes sentiments les avaient avalés.
Ça faisait quatre ans.
Vous vous imaginez?
Quatre ans.
On devait se marier.
La salle était réservée, tout.
Mon frère est dans un groupe.
Il avait offert de faire la musique.
Je comprends toujours pas.
C'est con, je me dis c'est comme ça, c'est tout, passe à autre chose, mais je suis pas capable, ça me gruge par en dedans.
Ça donne quoi de se faire mal comme ça?
Hein?
Ça sert à quoi?
Ça peut quand même pas être juste pour le fun.
Peggy, c'est une fille intelligente.
Une fille qui sent les choses.
Vous comprenez ce que je veux dire?
Elle sent les choses.
Avec beaucoup d'intensité.
Et c'est important ça, de ressentir les choses.
Aussi important que d'être capable de se faire cuire un oeuf ou de gérer son budget.
C'est une grande qualité.
Alors forcément, je me dis: c'est moi.
C'est moi qui ai pas compris.
C'est moi qui comprends pas.
Mais c'est quoi que je comprends pas?
Le savez-vous?
Parce que si quelqu'un le sait, il faut me le dire.
C'est quoi queje comprends pas?
TROIS
Au bureau.
RITA: Tu comprends?
PEGGY: Le numéro dans la case de droite puis tu cliques sur "suivant".
RITA: Pas de traits d'union, pas de virgules.
PEGGY: OK.
RITA: Sinon, quand tu fais une recherche, le numéro apparaitra pas.
PEGGY: OK.
RITA: J'en fais quelques-uns pour te montrer. Ina Cassano.
PEGGY: 738-996.
RITA: Tu vois?
PEGGY: Oui.
RITA: Michel Chang.
PEGGY: 545-110. Rita.
RITA: Quoi?
PEGGY: Est-ce que ça t'arrive des fois d'avoir envie de pas être raisonnable?
RITA: Pas raisonnable comment?
PEGGY: Juste pas raisonnable.
RITA: Quoi, comme pas me présenter au travail?
PEGGY: Quelque chose comme ça.
RITA: Non. Si je me présente pas, je vais me faire mettre dehors alors c'est quoi le but?
PEGGY: Mmm...
RITA: Ton tour.
PEGGY: Anne Cofell.
RITA: 981-475.
PEGGY: Moi, des fois j'ai envie de pas être raisonnable.
RITA: Dis-moi pas que t'es déjà tannée de travailler ici.
PEGGY: Non, c'est pas--
RITA: Ça m'a pris des mois à convaincre le doyen de me laisser embaucher une assistante.
PEGGY: J'aime ça ici. J'ai toujours voulu travailler pour l'université.
RITA: Cest quoi d'abord?
PEGGY: Ben, c'est ça le problème. J'ai envie de pas être raisonnable, mais je sais pas comment. J'ai pensé à pas payer ma carte de crédit pour voir ce que ça ferait. Mais ça fera rien parce que c'est planifié. Si t'essaies de contrôler être hors de contrôle, t'es encore en contrôle.
Le Doyen entre.
LE DOYEN: Bonjour.
RITA: Bonjour.
PEGGY: Bonjour.
LE DOYEN, à Peggy: Tout va bien?
PEGGY: Oui, merci.
LE DOYEN: Rita est pas trop dure avec vous, j'espère.
PEGGY: Non, elle est très patiente.
LE DOYEN: Bien.
Temps.
RITA: On peut faire quelque chose pour vous?
LE DOYEN: Euh--... Est-ce qu'il y a des messages?
RITA: Le recteur a téléphoné, vous avez une réunion à dix heures et le gars des ordinateurs est malade.
LE DOYEN: Merci.
RITA: Autre chose?
LE DOYEN: Est-ce que--... C'est la liste des étudiants, ça?
RITA: Oui.
LE DOYEN: Vous pouvez l'obtenir du bureau du registraire, vous savez.
RITA: Je le sais.
LE DOYEN: Ça vous épargnerait beaucoup de temps.
RITA: C'est noté.
LE DOYEN: Bon. Très bien. (À Peggy.) Euh--...(Pause.) Plus tard.
Il sort.
PEGGY: Veux-tu que j'appelle le bureau du registraire?
RITA: Écoute-le pas. Il a aucune idée comment ça fonctionne. (de retour à la liste) Richard Curtis.
PEGGY: Euh... 174-339. Mais on pourrait peut-être--
RITA: Betty D'Amico.
PEGGY: 663-982. Oui, mais il a dit--
RITA: Nadine Dagenais. Tu sais quoi? J'ai déjà essayé.
PEGGY: Qu'est-ce qu'ils ont dit?
RITA: Non, de pas être raisonnable. Il y a une couple d'années, je me suis teint les cheveux orange. Ç'a taché tous mes taies d'oreillers, ç'a été un vrai désastre.
PEGGY: Moi aussi j'ai essayé quelque chose. Ce matin.
Peggy rigole.
RITA: Quoi?
PEGGY: C'est vraiment niaiseux. J'ai--...
Elle rigole à nouveau.
RITA: Qu'est-ce que t'as fait?
PEGGY: J'ai essayé de me masturber pendant que je conduisais.
RITA: Tu te masturbes?
PEGGY: Oui. Ben, des fois... (Pause.) J'ai pogné une contravention pour excès de vitesse.
Silence.
PEGGY: En tout cas... (à propos de la liste) C'est qui le suivant?
RITA: Il y a quelque chose que j'ai toujours voulu essayer.
PEGGY: Quoi?
RITA: Mais dis-le pas à personne. Si mon mari le savait, il me tuerait.
PEGGY: Je dirai rien, promis.
RITA: J'ai toujours voulu fumer du pot.
PEGGY: T'as jamais fumé de pot?
RITA: J'ai failli, mais on s'est fait pogné.
PEGGY: Ça te tentes-tu d'essayer?
RITA: Maintenant?
PEGGY: Après le travail. On peut aller chez nous.
RITA: Non, non, je faisais juste--...
PEGGY: Envoye donc!
RITA: J'ai juste dit ça comme ça. J'avais pas l'intention--
PEGGY: Ça va être drôle.
RITA: Je sais même pas où on achète ça ces affaires-là.
PEGGY: Je vais demander au gars dans le département de cinéma. Il vient d'Angleterre. Il vasavoir, c'est sûr.
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