Ci-gît Dame Poésie, Muse adulée par Ronsard,
Hugo, U’Tamsi et les autres, délaissée par des héri-
tiers ingrats et prodigues . . .
La poésie, dernier rempart de l’être dans toute sa profondeur, serait ainsi agonisante, alitée mais encore entourée de quelques admirateurs opiniâtres, accrochés jusqu’à la dernière pulsation à cette douairière pour laquelle toutes les interventions chirurgi- cales auraient échoué. De même que le poète Abdellatif Laâbi parle du « Soleil qui se meurt », la poésie se meurt, et nous se-rions, par voie de conséquence, coupables d’une des infractions les plus honteuses du Code pénal: la non-assistance à personne en danger, j’allais dire, à poésie en danger . . . Écrire ou publier de la poésie semble de nos jours un acte de résistance, une manière de Mohicans. L’espace poétique s’est dé-gradé au fil du temps. Et alors, le poète, retranché dans son îlot, regarde ce monde qui lui tourne le dos et cherche à comprendre l’origine de cette désaffection. La confusion ambiante, la tentation de la médiocrité ont-elles fini par fausser la donne ? A moins que ce ne soit la défini-tion même de la poésie qui soit en jeu. Mais peut-on définir une notion qui se prête plutôt à la vie qu’au domaine de la spécula-tion ?
Poème pensé et poème inspiré
Il est vrai que le malaise est présent. On ne peut occulter cette réalité effroyable. Cependant, qui de nous, lecteurs et poètes, s’interroge sur les causes de cette fin de règne annon-cée ? On se console, surtout du côté des poètes, qu’une période de vaches grasses reviendrait bientôt et que la poésie reprendrait ses lettres de noblesse. Alors, ce jour-là, le roman n’aurait qu’à bien se tenir. Que n’entendons-nous pas comme arguments dans ce sens ? On nous précise que le roman n’occupait pas l’espace qu’il détient aujourd’hui. Il avait, si j’ose schématiser, une fonc-tion alimentaire et se publiait dans des quotidiens sous forme de feuilletons avant de terminer en édition traditionnelle. La poésie était alors la discipline de prédilection, le genre de séduction, de l’enchantement, du savoir-vivre, de l’élégance et de l’émotion. On se réconforte comme on peut . . . Beaucoup d’observateurs imputent aux Surréalistes le crime du malaise poétique actuel. Ceux-ci ont, semble-t-il, éloigné le public de ce genre littéraire en imposant l’écriture automatique, irréfléchie et inconsciente. Ils ont de ce fait oublié le chant, l’émotion, donc la quintessence même de la poésie. La forme aurait tué le fond, et peu importe le fond, pourvu qu’il y ait la forme! C’est oublier aussi que la poésie traditionnelle, sans la décrier, avait ses limites avec une prolifération de règles qui cantonnaient le poète à la fonction de comptable de syllables, de dénicheur du bel alexandrin. On trouvait des strophes parfaites, des vers justes et irréprochables dans la métrique. Encore fallait-il que ceux-ci fussent inspirés. C’est de là que provient, me paraît-il, la princi-pale cause du divorce entre la poésie et son lectorat. Il y a une différence criarde entre un poème pensé et un poème inspiré. Le premier provient de l’homme et de l’homme seul. Le deuxième provient certes de l’homme aussi, mais celui-ci a l’impression de servir d’intermédiaire, de scribe, de passeur. C’est de la poésie, celle qui appartient à la fois à l’homme et peut en même temps se détacher de lui, préserver sa virginité et regarder les époques s’égrener sans que sa substance se désagrège. La poésie pensée est celle qu’Annie Lebrun qualifie, à juste titre, de poésie langagière. Selon elle, cette poésie « ne pesant que son poids de papier, dissuade chaque jour un peu plus de miser encore sur les mots. » Aussi n’est-il pas surprenant d’entendre dire que la poésie n’est plus ce qu’elle était. Il n’y a plus de rimes. Les textes sont illisibles. Pour qui donc écrivent les poètes de nos jours ? Que veulent-ils dire ?
La poésie, pourquoi faire ? Quelle fonction ?
Lorsque j’analyse quelques parutions contemporaines, je constate qu’il n’est pas aisé d’affecter une fonction à la poésie. Chaque poète tire à sa manière la sonnette d’alarme. Entre deux mots, on décèle vite la désespérance, le pessimisme. Comme ce poète belge, Gaspard Hons, pour qui la poésie est une « herbe accomplie en ce peu d’eau ». Il y a dans cette définition un soupçon de résistance, mais beaucoup de résignation. L’herbe s’accomplirait malgré « ce peu d’eau ». En clair, malgré la sécheresse, la poésie est là, se contentant de l’espace étriqué qui lui reste. Pour sa part, le poète cubain Eliseo Diego modère sa vision, bien qu’on y entrevoie un certain repliement :
Un poème ce n’est que le bonheur, qu’une conversa-
tion dans la pénombre, que tout ce qui s’en est allé et
n’est plus que le silence.
Cette approche me fait penser à celle du poète polonaise Julian Tuwim, mais celui-ci propose une ouverture lorsqu’il affirme :
Quand je sais que le poème sera, j’enferme entre pa-
renthèses l’univers, et je pose le signe de la fonction
devant.
Il est à noter que Tuwim corrobore ce qui est souligné plus haut, à propos du poème inspiré. La poésie est antérieure à sa fonction. La question de son utilité, de son rôle est postérieure. L’erreur fondamentale de certains poètes est de poser la question de la fonction avant même celle de la création, du jaillissement incontrôlé de la poésie. Ces poètes, et ils sont nombreux de nos jours, confondent le slogan au poème. Ils sont sur tous les fronts, ardents propagandistes, syndicalistes reconvertis, spécialistes des conflits qui leur donnent de quoi se mettre sous la dent, avo-caillons auto-proclamés des victimes de guerres, nationalistes indécrottables. Incapables de pondre un texte digne de ce nom, ils se font passer pour les garants de la pureté, de l’authenticité et cultivent l’intolérance au lieu de dompter leur aigreur et leur jalousie. Et puis, que leur dire ? Accordons-leur au moins, de grâce, les mots qu’ils veulent entendre, le statut d’écrivain qu’ils revendiquent. En ce qui me concerne, je fais mienne la sagesse d’Albert Cohen dans Le livre de ma mère :
J’ai résolu notamment de dire à tous les peintres qu’ils
ont du génie, sans ça ils vous mordent. Et, d’une ma-
nière générale, je dis à chacun que chacun est char-
mant. Telles sont mes moeurs diurnes. Mais dans mes
nuits et mes aubes je n’en pense pas moins . . .
L’escroquerie des anthologies de poésie
On nous débite désormais une poésie de facilité concoctée par certains auteurs africains dont, à mon avis, Hamidou Dia, ancien collaborateur de Présence Africaine, pourrait être le bril-lant et actif chef de file. C’est toujours un honneur que d’être un chef de file. Sauf qu’il faut craindre d’entraîner ses ouailles dans les abysses de la médiocrité ! A lire les textes de cette école « panafricaine », on tombe de haut. Pour ces gens intègres, il y a d’un côté les « bons Nègres » qui défendent la bonne poésie négro-africaine et de l’autre côté, les vendus, ceux qui pactisent avec les Blancs, ceux qui sillonnent les salons, savourent le cham-pagne et les petits fours. Alors, il faut se resserrer, faire appel aux authentiques poètes nègres, les regrouper afin qu’ils beuglent à l’unisson, qu’ils louent Césaire, Damas et Senghor, même sans les avoir lus, peu importe ! Et Hamidou Dia nous a pondu une anthologie intitulée Poètes d’Afrique et des Antilles aux éditions de la table ronde, histoire de réitérer ce que Senghor avait entre-pris en son temps avec sa célèbre Anthologie de la poésie nègre. La présentation de la quatrième de couverture d’Hamidou Dia par son éditeur est en elle-même significative quand on sait que pour la plupart du temps, ce sont les auteurs qui écrivent les quatrièmes de couverture eux-mêmes, et celle ci-dessous n’a pas dû échapper à ce jeu de fatuité :
Il n’existe pas d’anthologie de la poésie africaine
depuis celle de Senghor ; et pourtant, la créati-
vité des poètes francophones est très importante.
D’où cette anthologie d’écrivains conçue par
Ha-midou Dia, poète de renom et universitaire.
Il nous propose une anthologie accessible au grand
public qui rend compte de l’évolution de la poésie
africaine depuis le mouvement de la négritude jus-
qu’à l’intimisme qui caractérise la poésie contempo-
raine, sans oublier l’émergence d’un nouveau lyrisme féminin. Hamidou Dia est sénégalais. Après des études à Saint
Louis puis Dakar ponctuées d’un séjour en prison
pour cause de dissidence politique, il a passé son
CAPES de Lettres et enseigne à l’Université de Cergy-
Pontoise. Il a publié de nombreux recueils de poésie à
Présence Africaine.
On est donc prévenu qu’Hamidou Dia est le successeur reconnu de Senghor en la matière. On apprend aussi qu’il a publié « de nombreux recueils de poèmes », qu’il est un poète « de renom ». En feuilletant le catalogue de Présence Africaine, je ne trouve pas plus de deux recueils de poèmes édités au nom d’Hamidou Dia. Poète de renom ? Puisqu’il le dit, croyons-le, il sait ce qu’il vaut ! Je constate que si Senghor avait fait découvrir des poètes qui allaient s’imposer comme le Guadeloupéen Guy Tirolien, notre « poète de renom », Hamidou Dia, s’attèle au contraire à gom-mer, à tronquer, à manier avec cynisme les ciseaux de la censure. Comment expliquer qu’une telle Anthologie ignore des voix désormais incontournables comme celles de Nimrod, le Tchadien ; de Waberi du Djibouti, de Labou Tansi et de Gabriel Okoundji du Congo, et j’en passe ? On m’objectera : « Vous n’y êtes pas vous-même, et vous exprimez votre rancoeur ! » Bigre ! La question n’est pas là. C’est toute la démagogie qui entoure une telle démarche qui relève des pratiques staliniennes. Lorsqu’on confond la création avec l’engagement aveugle, la poésie ne peut que prendre un coup. La plupart des poètes exclus de cette anthologie sont ceux qui refusent de bêler en groupe, de transformer la création en un syndicat de griots, d’épigones et de pâles copies des chantres de la Négritude. Ces poètes libres savent qu’on ne peut pas chanter deux fois Le cahier d’un retour au pays natal, alors, ils font enten-dre la singularité de leur voix tout en reconnaissant leur parenté avec la Négritude. Est-ce un hasard si l’une des plus belles monographies de Léopold Sédar Senghor—Nimrod, Le tombeau de Léopold Sédar Senghor, éditions Le Temps qu’il fait—vient d’être publiée par un des poètes balayés de cette anthologie mili-
tante? Revenons plutôt aux vrais poètes, aux vrais écrivains. Tuwim reconnaît que le poème doit venir, et il ignore quand il viendra. Alors, que penser des poètes qui écrivent sur commande sur tel ou tel sujet : la faim, le Rwanda, les guerres civiles . . . ? Est-ce vraiment de la création ? Le créateur doit douter de tout. De ses capacités à se surpasser. De l’inspiration. Viendra-t-elle ou ne viendra-t-elle pas ou plus ? Loin de moi l’idée de créer un amalgame au sujet des textes d’urgence. Certains ont traversé les époques. Je pense aux Châtiments de Victor Hugo ou au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. Mais tout le monde n’est pas Victor Hugo. Tout le monde n’est pas Aimé Césaire. La poésie d’urgence ? Plusieurs poètes africains ont saisi cette nuance. Pour eux, la poésie ne doit pas perdre sa fonc- tion sociale. Babacar Sall écrit d’ailleurs : « Tout doit être précis/la mort/la charité/le crime/le mot aussi doit être précis/telle une arme blanche ». Souvent, cette écriture d’urgence est liée au parcours personnel du poète. Combien de ces poètes « militants » ont un parcours personnel ? Ce n’est qu’à ce prix que la poésie échappe à l’esprit de commande, à la poésie de circonstance, sans âme et sans ramifications sincères. Ainsi, on a entendu des écrivains demander à leurs pairs de « s’occuper » du Sida, de lutter contre cette maladie dans leurs oeuvres. C’est en tout cas l’avis de l’écrivain malgache Michèle Rakotoson lors du Nouveau Congrès des écrivains d’Afrique et de sa diaspora à Ndjamena, en octobre dernier. Après cela, il faudra aussi demander aux écrivains de lutter contre le cancer, la maladie du sommeil ou la sclérose en plaque ! L’écrivain n’est plus que le sapeur-pompier des socié-tés africaines . . . La poésie ne serait-elle qu’une accumulation de mots ? Non, selon l’Ivoirienne Tanella Boni: « Les mots n’ont plus de sens/Assassinés/ Vidés . . . ». Le poète est conscient de l’ambiguїté des mots. Aussi se tourne-t-il vers les images, les éléments de la nature, pour définir la création. Fernando d’Almeida, poète Camerounais, pense qu’il y aura de la poésie tant que « les arbres n’auront pas fini de s’enraciner dans la terre ». Paul Dakeyo, un autre poète camerounais, dont la première partie de l’oeuvre fut très militante, oriente désormais sa vision vers les éléments de la nature que seule la Femme est censée dompter : « Je songe à ce fleuve qui est ma terre et où les courants s’abreuvent du soleil jailli des sommets ». Enfin, pour le Congolais Jean-Baptiste Tati-Loutard, « le poète navigue entre ciel et terre comme un objet sensible dans l’entre-fer d’un aimant. »
Le roman au secours de la poésie
Non, la poésie n’est pas morte. Elle est assise quelque part, guettant avec regrets les passants indifférents. En réalité, il faut aller chercher la poésie partout où elle s’est retirée. La poésie n’est plus l’apanage des plaquettes ou des recueils. Beaucoup de récits, de nouvelles, de romans perpétuent la tradition poétique. Je pense aux romans de certains écrivains de la nouvelle généra-tion : le Camerounais Gaston-Paul Effa. Des pages d’une poésie indubitable. La première phrase de son roman Mâ ferait pâlir de jalousie tous les poètes :
L’ombre est tombée, la nuit déjà, dans les lacis de
ruelles, sur les sept collines de Yaoundé, au bout du
monde, au bout du ciel et, sur le tranchant de la
lune, moi, Sabeth, je pleure.
Jean-Luc Raharimanana, écrivain malgache, est présenté « à tort » comme auteur de nouvelles. Ses écrits sont des pages de poésie dont la fulgurance lyrique déroute ceux qui attendent de lui une histoire simplement narrée :
Et la nuit s’installe, trou noir dans le jour. Et le jour
s’engouffre dans le trou de la nuit, spirale, s’y meurt.
Voici les ténèbres . . .
Les romans de Louis-Philippe Dalembert, écrivain haїtien, remuent la terre d’enfance, la traversée des mers, l’exil dans un style soutenu et singulier. Même observation pour les textes en prose du Djiboutien Abdourahman Waberi qui avoue d’ailleurs :
En fait, je suis un trafiquant. Je fais de la poésie mais, comme
ça ne se vend pas, je la maquille en roman . . .
Le constat est que la plupart des romanciers cités plus haut nourrissent des accointances avec la poésie. Waberi parle de « maquillage en roman » pour mieux « vendre » la poésie. Pour tous ces poètes connus désormais comme prosateurs, la poésie devient une île secrète d’où sourdent avec exubérance les théma-tiques qu’ils prolongent par la suite dans leurs romans, récits ou nouvelles. Je serais tenté de dire : si voulez lire de la poésie, lisez certains romans . . .
Ainsi va la poésie
Peut-être que la poésie, loin d’être agonisante, n’a changé que de gîte. Elle a décampé de son territoire traditionnel pour suivre l’évolution de ses hérauts. Il n’y a pas de raison de larmoyer, de regretter le temps des envolées, de la déclamation, l’époque où l’on faisait pleurnicher la bien-aimée à coup de rimes embras- sées. La poésie a pris un autre visage. Elle est récit, avec une organisation thématique à laquelle aucun poète ne pourra plus se soustraire. Elle accompagne la prose, lui prend la main, la séduit, la rend grave, profonde, sinueuse mais virulente afin de traverser le marasme dans lequel s’est empêtré le roman contem-porain. Là où certains vantent l’oralité d’un texte, sa dimension philosophique, moi, j’y vois de la vraie poésie, celle qui redonne à l’écriture le tumulte, la nervosité, ingrédients nécessaires à une oeuvre réussie. Mais alors pourquoi ne lit-on plus la poésie ? Mauvaise ques-tion ! Celle qui nous est proposée est-elle de la poésie ? Voilà la question ! Sous prétexte de liberté du vers, de l’absence de règles, tout aujourd’hui peut nous être servi comme relevant du langage poétique. C’est contre cette liberté dangereuse qu’il faut se liguer. Non pas réclamer le retour de la versification, mais at-tendre des poètes des textes inspirés, loin des hardiesses cérébrales si chères à Denis Roche et son syndicat de poètes et amis qui ont poignardé en plein jour, sur la place publique, la dernière par-celle du langage humain : la poésie. Depuis, celle-ci porte des pansements et claudique. D’autres maux s’y sont ajoutés : le copinage éditorial, la prolifération du compte d’auteur, le désin-térêt des libraires et des médias. Le copinage est le mal le plus répandu dans le microcosme éditorial parisien. Les collections de poésie—s’il en reste encore—du Seuil, de Gallimard ou de Flammarion ne publient que des amis ou des célébrités du moment. Houellebeque, Roubaud et les Académiciens qui vident leurs fonds de tiroir en livrant au public des vers poussiéreux de leurs amours de collège . . . Parallèlement, la poésie francophone n’a jamais été aussi prolifique mais mal connue : Abdellatif Laâbi, Tahar Bekri, Tati-Loutard, Edouard Maunick, Jacques Rabemananjara, René Depestre, Jean Métellus, Nimrod, Gabriel Okoundji, etc. Et ainsi va la poésie . . .