de Après le monde

Antoinette Rychner

Artwork by Lu Liu

Chant pour se souvenir

C’était l’année 2023. Sur les huit milliards d’habitants que comptait la terre, environ un milliard et demi de personnes vivaient dans des pays appelés « pays développés à économie de marché ». Nous en faisions partie. Nous consommions , en moyenne, plus de 250 litres d’eau potable par jour et par personne—par année, plus de 3 000 litres de pétrole. Nos ménages s’élevaient à 2,5 personnes. Ils participaient à la production de centaines de millions de tonnes de déchets par an, garantissaient la consommation destructrice de masse et contribuaient à dévaster le monde ; nous le reconnaissions.

Cependant, nous commandions des Fairphones, ou téléphones équitables. Question de conscience. De responsabilité, estimions-nous, qui préférions le pain multicéréales au pain blanc, le poulet fermier au poulet issu de l’élevage intensif, le sirop sans colorant au sirop grenadine, les snacks alternatifs aux chips industrielles. Nous qui, au confort standardisé des hôtels, privilégiions les hébergements classés « insolites » tels que nuit sur la paille, en tipi ou cabane sylvestre, nous qui suivions des formations continues et nous inscrivions à des ateliers en tout genre : yoga, bien sûr, mais aussi biodynamie appliquée au jardin. Nous qui inscrivions nos enfants à des stages d’éveil musical, d’écriture ou de danse conçus pour eux, les portions jusqu’à leurs 15 kg dans des porte-bébés ergonomiques et les emmenions voir des expositions sur la question du genre, destinées aux sept à douze ans. Nous qui nous abonnions à des paniers bio, adhérions à la philosophie du zéro déchet et fréquentions des lieux de vente en vrac—même si, pour les consommables tels qu’ampoules, cartouches d’encre ou sel pour lave-vaisselle, nous cédions à la commodité des grandes surfaces. Nous qui participions à des marches anti-énergies fossiles tout en brûlant force combustible pour relier habitat et travail, loisirs et quotidien, ville et campagne.

Nous  qui, contrairement à d’autres groupes sociaux, ne lavions pas nos voitures les jours de congé, ne possédions pas de téléviseur, faisions du maquillage un usage limité, et, sauf subtil second degré , ne portions pas d’accessoires incrustés de brillants. Nous dont l’appartenance aux catégories socio-professionnelles dites supérieures élevait le pouvoir d’achat au-dessus de la moyenne, ce qui faisait de nous une cible très réceptive aux produits de niche ; nous qui petit à petit étions parvenues  à nous assurer, lors des fêtes d’anniversaire, que personne ne s’amène avec un cadeau en plastique fabriqué en Asie.

Dans les cinq années précédentes, vingt millions d’emplois avaient disparu de nos marchés, dont un quart en Europe. Nos taux de chômage explosaient. Explosait également l’économie dite « collaborative », et nous usions de plateformes telles qu’Uber, Airbnb, Netflix, BlaBlaCar ou eBay. Que ce soit via l’impression de tickets à domicile, le virement en ligne ou la part croissante d’autres services que nous nous rendions à nous-mêmes, nous participions volontiers à la rationalisation des coûts déplaçant le travail des entreprises vers les clients. Le salaire, toutefois, restait le moyen principal de distribution des revenus. À l’échelle planétaire, des emplois sous-payés se créaient par milliers tous les jours, tandis que se suicidaient les agriculteurs. Alors qu’une masse énorme de capital circulait au-dessus de nos têtes, il devenait insoluble de financer les assurances sociales et les investissements pour nos collectivités. Paradoxalement, une pléthore de biens nous environnait, produite avec toujours moins de travailleurs—issus de nos populations, du moins.

En toutes circonstances, nous devions saisir nos données ; nom, prénom et adresse, numéro de carte de crédit. Nous votions. Nous votions à gauche. Nous ne savions plus qui élire, et avions une vision vraiment incertaine de l’avenir. Nous parlions de valoriser la diversité. De promouvoir la mixité . Il nous était pénible de converser avec nos vieux parents lorsque leurs propos se teintaient de xénophobie. Nos contacts avec eux se limitaient essentiellement à leur confier nos enfants un jour par semaine. Le moment venu, nous les placions dans des maisons de retraite. Nous travaillions. Nous travaillions tout le temps. Nous négociions des temps partiels . Nous cumulions des mandats . Périodiquement, nous nous déclarions « sous l’eau » mais nous savions planifier, et rationalisions absolument tout. Nous exécutions, nous ne cessions d’optimiser nos capacités d’exécution.

Deux fois par an, nous allions nous faire détartrer les dents.

Nous savions que certaines matières premières s’étaient d’ores et déjà raréfiées. Une grande part de l’électricité mondiale provenait d’un charbon de plus en plus médiocre. À un certain stade, l’extraire et le transporter représenterait une perte nette.

Nous savions que pour se maintenir, et continuer d’emprunter,  les sociétés d’exploitation minière devaient continuellement étendre les territoires sur lesquels elles possédaient des droits. En dépit des variations de prix du pétrole, d’ultimes tours de passe-passe regonflaient le crédit et accroissaient—la dette enflant—le développement du commerce, du trafic aérien, maritime et routier, l’industrie des technologies et de l’armement. Bon nombre de centrales nucléaires vieillissantes n’étaient plus sûres, tandis que nos espoirs de voir des méthodes vertes se substituer à ces sources dangereuses se heurtaient à de nouveaux dilemmes : l’extraction de métaux rares, indispensables à la fabrication des éoliennes comme des panneaux solaires, devenait dévoreuse d’énergie en soi.

La pollution des sols, des nappes phréatiques et de l’air atteignait des seuils critiques. L’effet de serre s’était amplifié, avec pour conséquence des épisodes de canicules prolongées, des inondations et des tempêtes.

Insectes, oiseaux, vers de terre disparaissaient à toute vitesse.

Au-delà de certaines limites, nous en avions désormais la certitude, les écosystèmes basculeraient et la biosphère nous deviendrait hostile. Du point de vue géophysique, les grands cycles de la nature, celui de l’eau, du carbone ou de l’azote avaient déjà commencé à se détraquer. Le problème était que nous ne le croyions pas. Nous ne croyions pas ce que nous savions. Seule montait l’anxiété : jamais l’espérance de vie n’avait été si élevée et, cependant, notre angoisse semblait de plus en plus difficile à calmer.

Pour conserver la vie que nous connaissions, des inégalités étaient-elles nécessaires ? Ces sacrifiés sociaux dont nous percevions l’existence, étaient-ils désignés par une entité supérieure, devaient-ils leur sort au hasard, méritaient-ils les conditions qui leur étaient réservées, en qualité de sous-productifs, d’assistés, de fainéants ou, dans le cas des étrangers, d’êtres culturellement voire génétiquement inférieurs ?

En définitive, comment, et de quoi vivraient nos enfants  ? Les présidents, les ingénieurs, les cadres supérieurs en savaient-ils plus que nous ? Quels buts poursuivaient réellement la gouvernance ou la recherche, hormis différer indéfiniment les menaces toujours plus folles qui pesaient sur nos têtes ?

Quand tomberait l’échéance  ?

Des leaders rassuraient les masses. Nous avions nous aussi nos héros, nos chantres. Nous accouchions à domicile ou en maison de naissance, sans péridurale. Nous adorions les huiles essentielles, et portions la Mooncup. Nous créions des faire-part originaux, nous parlions de l’instant présent. Du lâcher-prise. De pleine conscience. Nous achetions des livres sur le véganisme et aimions tout particulièrement organiser des brunchs.

Tous les trois mois ou presque, nous apprenions qu’une  de nos connaissances était atteinte d’un cancer. Des études accusaient l’usage de pesticides, la pollution, les pressions subies au travail. Nulle multinationale n’endossait les coûts de ses méthodes, toutes les charges se reportant sur des États dont les revenus diminuaient. Quant aux produits jugés dangereux, nos gouvernements perdaient peu à peu les moyens de les interdire.

Les régimes de Sécurité sociale qui avaient existé n’avaient plus cours. Partout, des assurances privées entraient en vigueur. Leurs primes plongeaient les ménages en défaut de paiement. En parallèle, d’onéreuses complémentaires garantissaient organes artificiels, prothèses illimitées, cellules cultivées en organisme animal tandis qu’à travers le monde, des millions de déplacés fuyaient des dictatures, des famines ou des guerres, jetés sur les routes, parqués dans des camps, coincés le long de frontières.

En ce qui nous concernait, nous voulions bien nous montrer charitables, et de bonne volonté. Malgré tout, nous nous inquiétions du nombre d’arrivants et tenions pour évident que nos immigrés méconnaissaient les réalités des sociétés qu’ils avaient cherché à rejoindre, idéalisant l’accès à la sécurité, à la liberté et surtout au confort et au pouvoir d’achat—ne rêvant, en définitive, que de consommer à leur tour plus de 250 litres d’eau potable par jour et par personne, pour plus de 3 000 litres de pétrole par année.

Quoi qu’il en soit : ceux dont la vie n’était pas directement menacée se verraient refuser l’hospitalité. En réalité, nous le savions, une telle situation était intenable sans violence. Et au fond de nos êtres, le sens commun restait intact : entre nous et n’importe quel autre habitant de la Terre, peu importe les écarts de culture ou la puissance du marketing, la différence était minime.

Lorsqu’il s’agissait de convertir tout cela en opinion, nous répétions nos mantras : il nous appartenait de démonter les infâmes méthodes populistes qui, aux millions de lésés, de sans-emploi, de prolétaires et de classes moyennes étranglées, offraient des groupes à exclure, à haïr pour se défouler. C’était bien simple : nous condamnions l’extrême droite. Et nous condamnions les murs érigés aux frontières. Nous condamnions également le commerce des armes, les restrictions de la liberté de presse, le commerce de l’ivoire et condamnions encore, au passage, la survaccination des populations occidentales.

Il était urgent, déclarions-nous, de remettre sérieusement en cause le système capitaliste, la croyance au développement par la croissance, notre mode de vie à lourde empreinte écologique. Mais, bordel, chaque fois que nous tentions d’appréhender la question du pouvoir, nous aboutissions aux mêmes impasses : rien à attendre de nos autorités schizophréniques, qui d’un côté s’efforçaient de promouvoir les efforts écologiques, de l’autre encourageaient des libertés de consommation sans limites. À supposer qu’un élu ait seulement cherché à entreprendre une transition acceptable, initier une prospérité sans croissance ou défendre nos biens communs, la pression des lobbys lui aurait arraché tout levier.

Quant à la contestation citoyenne, voilà longtemps que nous avions commencé—quoique abonnées à des organisations de cyber-militantisme international et accoutumées à signer entre 8 et 12 pétitions par semaine—à douter qu’il existât jamais quelque possibilité d’opérer une révolution à large échelle.

Qu’avions-nous fait de notre foi ?

Imprégnées de culture chrétienne, nous étions mine de rien plus attachées aux traditions que nous le croyions, et célébrions plus d’un rite annuel. Certaines d’entre nous avaient été baptisées, mais nous ne baptisions point nos enfants. Certes, le déclin des églises, leur détérioration en tant que patrimoine nous faisait de la peine ; pour autant, nous ne croyions pas en Dieu.

Certaines disaient : je crois qu’après la mort il y a quelque chose. Nous aimions la bande dessinée. Le cinéma d’auteur. Les arts plastiques et ceux de la scène. Nous fréquentions des festivals et parmi nous, il s’en trouvait qui travaillaient dans le management culturel. D’autres peignaient, étaient photographes professionnelles ou médiatrices auprès de publics classés « empêchés ».

Nous discutions passionnément de l’influence grandissante des jeux vidéo. Nous évoquions l’intelligence artificielle, la connexion des données, les réalités virtuelles, nous tentions d’imaginer le moment où nos corps deviendraient superflus et en quoi consisterait le dépassement des humains par les machines.

Penser que, dans un monde qui se détruisait, le fait de rester créatives préservait notre intégrité nous soulageait beaucoup.

Après coup, il nous arriverait de penser que rien (ni la création artistique, ni la philosophie, ni le divertissement, ni la signature de pétitions en ligne) n’aurait dû sembler aussi important que la lutte contre des compagnies commerciales géantes, infinies avaleuses de ressources. Et qu’il aurait fallu, pour commencer, identifier les fondements de ce système qui, en coupant les liens unissant nos actes à la conscience morale, interdisait à chacun d’endosser ses responsabilités.

Lorsque nous repenserions à la vie que nous menions à cette époque, une des seules choses qui nous paraîtrait compréhensible serait notre habitude d’organiser des brunchs.

À travers les bouleversements qui viendraient, nous comprendrions à quel point nous réunir comptait.  Nous réunir, et nous témoigner du réconfort.



Barbara

Nous nous relaterons donc au féminin pluriel. Circonstances comprises où nous n’avons été qu’une seule, ou en compagnie masculine.

Christelle et Barbara à même le sol, penchées sur cette résolution inscrite sur un de leurs tout premiers feuillets. Barbara turlupinée par la conjecture qu’à force, un tel parti pris sonnerait artificiel ; la langue n’est pas seulement notre expression, nous en sommes les produits ; d’où il résultait qu’on ne pouvait abolir ses règles héritées sans renier ce qui les constituait, elle, Christelle, toutes et tous les autres ; même par souci d’équité on ne le pouvait sans courir le risque qu’au final, leurs feuillets ne touchent personne.

– D’accord : Olivier s’y est fait, à ce féminin pluriel. Et c’est vrai : il n’est pas le seul. N’empêche, ça crée une distance. Ça en retient certains de se sentir complètement concernés, je le sens, et je ne parle pas que des hommes.

Christelle rétorqua que depuis leur retour en terre francophone, tout le monde avait paru, sinon s’identifier, du moins s’intéresser à ce qu’elles avaient lu. Mais Barbara, au lieu de lui prêter attention, lisait la suite : Cela pour affirmer nos convictions collectives, et pour démanteler toute domination patriarcale—se disant merde, c’est d’un scolaire, à quoi ça rime. Maussade, elle ne disait plus rien. Son silence pousserait-il Christelle à l’invectiver ? Lui demanderait-elle si, tant qu’elle y était, elle n’était pas d’avis que seul un homme puisse transmettre leur œuvre, la lire de manière qu’elle soit entendue, reçue pour de bon ?

Mais Christelle s’était contentée de lâcher de l’air par le nez et, d’un accord tacite, elles étaient revenues à la question de la sauvegarde de leurs compositions.

 

Chant de témoignage

. . . Mais nous avons lutté. Contre les assaillants, et contre celles de nos comparses avec qui nous tombions en désaccord.

Nous étions d’avis qu’il fallait négocier avec les brigades. Nous étions d’avis que celles qui voulaient négocier avec les brigades étaient des enfoirées de collabos, des traîtresses putassières. Nous nous sommes disputées, avons gueulé lors des assemblées, nous traitant mutuellement de pouffiasses, de connasses illettrées, d’intellos déconnectées ou d’angélistes Bisounours. Oui, nous avons généré certains jours de mauvais climats, des énergies néfastes, et avons estimé que nous ne pouvions plus nous voir en peinture.

Mais nous nous sommes excusées, avons géré nos conflits, trouvé des compromis. Délibérant toujours, nous avons quelquefois expulsé celles dont les idées prenaient un tour incompatible avec l’esprit de nos communautés. Nous avons ouvert des ateliers de pensée. En parallèle, il fallait biner. Passer la grelinette. Couper du bois. Éplucher les patates, laver comme nous le pouvions nos vêtements et tenter de les coudre. Plumer les canards, vider les dindons. Soigner des fièvres. Réviser nos encyclopédies de plantes médicinales, la nomenclature des lichens comestibles de nos régions, mettre à baver dans leurs seaux les escargots ramassés ou battre la chair des limaces dans l’espoir de l’attendrir, tout en expliquant à nos adolescents pourquoi il n’existait plus d’usines où se fabriquent des smartphones, ni de magasins où nous aurions pu leur en dénicher et en quoi, enfin, la situation exigeait qu’ils se lèvent séance tenante pour aller récolter nos haricots.

Certaines trouvaient encore le temps de s’épiler à la cire.

Peu à peu, nos méthodes ont induit de meilleurs rendements que dans les exploitations où sévissait le travail forcé. D’aussi fragiles et peu armées que nous l’étions au départ, nous n’avons plus cessé d’étendre nos réseaux. Sans arrêt, de nouvelles communautés se formaient ; les brigades avaient beau nous écraser, nous repoussions, libres et tenaces comme de la mauvaise herbe.

Parmi les citoyens soumis au régime, on s’est aperçues qu’il existait des unités indépendantes, produisant mieux que dans les camps. Lors d’incursions en zones sous contrôle, nous ne perdions pas une occasion de nous adresser aux gens, leur rappelant qu’ils étaient nés libres, en droit de s’organiser à leur manière. Nos idées circulaient, nous faisions nos preuves : il était possible de souder des groupes dans l’égalité, de leur garantir une prospérité durable à travers un cadre équitable. Nos sacoches étaient pleines de traités reproduits à la main ou imprimés en typographie, ce qui valait coups de fouet, détention, torture à celles qu’on attrapait—mais nous gardions espoir.

Parmi les brigadiers eux-mêmes, le doute s’instillait. Des hommes qui, en prêtant allégeance, avaient eu l’impression de trouver accueil et fraternité au sein de leurs troupes, se sont aperçus qu’ils ne posséderaient jamais rien. Tout ce qui leur avait été fourni représentait une dette, payable en discipline et soumission, et tout butin passé entre leurs mains remontait vers les gradés. Prenant conscience des avantages qu’ils trouveraient à rallier une communauté égalitaire, ils désertaient.

Ici ou là, d’autres préféraient nous laisser fonctionner, s’approvisionnant sur nos cultures, par achat ou extorsion de tributs. Nous avions fini par négocier : on nous foutrait la paix, en échange de quoi nous livrerions des contributions prélevées sur nos produits.

Lorsque l’accord fonctionnait, nous pouvions commencer d’investir ailleurs l’énergie réservée jusque-là à notre défense ; constituant des réserves, collectant des semences, écoulant—les brigadiers fermant les yeux—nos surplus au sein de circulations suprarégionales, de moins en moins clandestines.

En d’autres endroits l’accord ne fonctionnait pas. Nous étions attaquées malgré tout, et réattaquées ; il fallait riposter, nous organiser nous aussi en patrouilles.

Des réfugiées frappaient toujours à notre porte.

Nous les accueillions, nous les repoussions.

Nous étions nous-mêmes de ces requérantes poursuivies, implorant pitié pour que l’on nous cache et qu’on nous donne à manger, essuyant des refus, échappant de justesse à la déportation—ou n’y échappant pas.

Conduites de force aux frontières, ou prenant les devants par peur des persécutions, nous n’avons parfois eu d’autre choix que de migrer. Loin de chez nous, nous sommes devenues ces étrangères ne comprenant rien aux langues parlées alentour. Nous avons erré dans des territoires aussi ravagés que nos pays d’origine. Nous avons été maltraitées aux postes de douane, internées, maîtrisées par de nouvelles brigades.

Les régimes semblaient partout les mêmes : totalitaires, et paramilitaires.

Mises en servage par des paysans influents, certaines ont subi une logique de dette appliquée sans vergogne : une fois qu’ils nous avaient fourni le gîte ou un bol de soupe, il nous fallait travailler pour eux, nous esquinter sans rien gagner dans leurs porcheries, leur tailler des pipes.

Lorsque nous leur échappions, c’était pour rencontrer ailleurs la guerre et la famine. Espérant trouver quelque refuge, nous étions mal reçues. Les autochtones ne comprenaient pas pourquoi nous ne portions pas de voile. Pourquoi nous n’étions pas maquillées ni ne portions de boucles d’oreilles. Ni d’alliance, alors qu’un homme nous accompagnait, ou au contraire ; pourquoi voyager sans mari quand nous suivaient ces enfants paraissant les nôtres ?

Ces nourrissons que nous allaitions avaient-ils un père ? Et pourquoi continuer à parler nos langues, au lieu de nous adapter ?

Nous avons été très mal vues. Mal considérées. Exclues. Nous avons choqué. On a ri de nous. On nous a fait coucher avec les bêtes, on nous a jeté des pierres. Nous sommes tombées malades. Certaines sont mortes loin de chez elles.

Des hivers succédaient aux automnes. Les arbres se dénudaient, le sol gelait, le carburant manquait partout.

Nous avons allumé des feux. Nous avons grelotté. Nous nous sommes pelotonnées les unes contre les autres ; des enfants sont nés.

Aux hivers succédaient des printemps.