de Contes d'une tête tranchée

Rachida Madani

Deuxième conte

VI

Chaque poème est une barque
vers l'autre rive.
Ici le vent agite sa tête jaune
                           de pleureuse païenne
et les  hommes  tombent des branches
comme fruits pourris.
Ici les maisons se penchent de toutes
                                                leurs fenêtres
et s'écrasent dans les rues.
Ici les poètes meurent en prison.
Ici une voiture noire l'attend.
Ici on l'a emmené ailleurs
où on lui a coupé les doigts
où on lui a bandé les yeux
et tiré dans la bouche.
Ici, juste là
on n'a pas pu l'enterrer.

Je te sauverai des villes
comme je t'ai arrachée aux sables
ma rose habillée de vents et de pluies,
nous deux dans la barque
et mon sang fou d'esclave rebelle hurlant
hurlant jusqu'à l'autre rive.





VII

Nous deux dans la barque
et bleu de rancune l'océan alentour
les noyées remontent vers nous
pendues aux algues ;
Leurs yeux ne sont pas plus creux
leurs mains ne sont pas plus vides
que le cœur d'une ville...
N'est pas moins mortel le phare
                                              qui nous guide.
Je mourrai de trop t'aimer ma rose
je mourrai d'être simplement une mère
mais que ma mort survienne
                                                  sur l'autre rive.





XI

Je me délivre de la ville
et je vais où va l'eau.
Avec combien de larmes dans leur poitrine
                                                             contenues
combien de femmes ne sont-elles pas venues
remplir  ton bassin
                                 mer des vaincues ?
Porte ma barque aussi loin que tu peux
                                                            océan,
pour une fois que tu portes autre chose
                                                   que des épaves.
Porte ma barque
mon corps est beau
mon désir est grand
il jaillit de toi barque
                            échappée à quelle eau...
Je est libre
et je déferle sur ses rives,
Je est libre
et déjà vague et déjà feu,
Je est libre
et j'avale tes récifs
océan des suicidées.





XIII

Et toi
toi l'ombre de toi-même
toi qui avances comme un cheval
la tête d'un côté et le corps de l'autre,
qui vois la moitié de la mer
et ne cesses de chercher l'autre,
qui mets tes yeux dans ta bouche
ta bouche dans une bouteille
la bouteille à la mer
et la mer entière dans une cigarette.
Toi assis sur un rocher la mer entière
roulant en fumée
dans ta poitrine.
Toi devenu cheval marin pour un soir
                                             pour une nuit,
devenu cheval marin pour qu'il n'y ait
                                                 plus de nuit
pour qu'il n'y ait plus de matins à
                                               te demander
sur quelle pierre déposer ta tête,
dans quelle poussière mettre ton pied
et plus d'autres matins à te demander
" Et aujourd'hui... ? "
Toi sur ton rocher
sans plus d'herbe à fumer
et pleurant l'océan perdu
et raclant de tes ongles un fond
                                     de coquillage
pour y trouver une parcelle de bruit.
Toi soudain redevenu fragile
redevenu homme
redevenu le pauvre que tu étais
avec tes souvenirs d'orphelinats
avec tes provisions de mégots
écoute ce que dit ma bouche.