de Le Héros

de « Le Canal »

Hélène Sanguinetti

     Et c'était une fois une ânesse au poil très blanc, qui supportait terre noire en trottinant, les arbres l'accompagnaient à leur façon, reverdissant malgré les fins du monde. Quelques cigales, quelques style grillons encore là, un verre d'eau restée sur une table, restée elle aussi. Des humains, peu nombreux, se cachaient dans des grottes, le bas du corps, les bras, entravés par ces voiles achetés depuis des siècles à bas prix. Certains avaient vendu ou donné leur langue à la science, d'autres l'avaient jetée sur un bord de route, un quai de gare, quelques-uns la mettaient à sécher, épinglée sur un fil invisible de telle sorte que de loin on pouvait croire, avec la brise, au souvenir d'une mouette.
Si quelqu'un l'avait pu, il se serait étonné de la blancheur de cette bête, de sa solitude bien peu compréhensible tout de même, était-elle vraiment la dernière de son espèce ? de son entêtement à avancer, entêtement légendaire certes mais jamais éprouvé dans des conditions aussi extrêmes.


                                                                      Rouge le héros !

Un jour, elle s'arrêta sous le soleil de midi et transpirante, éreintée, elle lui parla longtemps. Comment comprendre ce qu'elle lui dit ?
Un autre jour, elle but dans un canal qui se remit à couler mystérieusement sous sa langue, que devint l'eau de ce canal ensuite, comment savoir ? L'ânesse tournait avec la terre, ou bien peut-être était-ce elle, de ses 4 sabots luisants, qui l'entraînait dans la ronde. Elle allait. Enfin, (c'était la fin d'une après-midi très lourde) elle arriva à la hauteur de ce qui avait été une ville opulente sur la côte sud-ouest de l'Afrique. Deux chiens sommeillaient dans la poussière.
L'un, particulièrement vieux ou mal en point, releva la tête et essaya d'ouvrir des yeux gonflés. L'autre, beaucoup plus jeune ou un peu fou, et content sans doute de voir quelqu'un, lui sauta dans les pattes en jappant comme jamais. Mieux qu'une reine débonnaire et tendre, l'ânesse, loin de ruer ou de mordre, rit avec lui en hennissant à petit bruit. Et se mirent à marcher ensemble jusqu'à la mer.


                                                                       Rouge le héros !
                                                                       Blanche la file d'attente !

Ce fut un sable très pur et blond qui supporta leurs curieux jeux de trapette et leur échange improbable de blagues à thèmes. Des heures. Il était si fin ce sable et si doux que sans se concerter les deux nouveaux amis décidèrent de passer la nuit là, sous quelques étoiles lointaines qui ne brillaient que lorsque le vent revenait par bourrasque.
La nuit restait noire mais le pelage si intensément blanc de l'ânesse avait de quoi éclairer et le chien paraissait totalement rassuré par cette lumière. Le bruit infini des vagues les calma. Puis ce fut le silence peuplé du sommeil, sur le rivage la mer roulait.
Et cela, l'étrange compagnonnage, dura aussi longtemps que des années sans doute.
Un soir, très vieux soir, le chien fut désigné pour mourir ou il mourut soudainement, c'est-à-dire qu'il sentit dans tout son corps un poids immense qui le tenait immobile sur le goudron de la route et finalement lui fit fermer les yeux pour toujours. Et le petit corps – petit par rapport à tout ce qui l'entourait, si grand ce paysage – s'affaissa d'un bloc et rentra aussitôt dans la fine poche de lui-même qui rétrécissait presque à vue d'œil. (Le chien était rentré).


                                                                     Blanche la file d'attente !
                                                                     Verts les vivats pour le retour !

L'ânesse retrouva l'ancienne solitude, celle d'avant le chien, d'après le canal, une autre fin du monde. Elle avait vieilli peut-être, comment savoir avec une telle bête ? Comment dire de son poil qu'il avait blanchi, lui qui était si blanc ? Terni ? Son pas était bien vif encore, le même finalement. Ses yeux : des cils immenses et tendres, comme avant.
La route était étroite et quelque peu sinueuse. En bas, dans la vallée, une grande agitation régnait, car il y avait à nouveau des hommes ici ou bien des formes qui leur ressemblaient beaucoup. La bête en fut considérablement étonnée, elle qui n'avait plus rencontré qui que ce soit depuis tellement longtemps.
EN AVANT ! EN AVANT ! Comme si l'injonction pouvait venir de la montagne au-dessus, ou du lointain horizon, la mer avec ses vagues puissantes et douces, c'est-à-dire de soi, tout au fond, les reins décidés à mordre. Ses sabots ricochèrent sur le goudron glacé, car il faisait très froid soudain, et même quelque chose d'une fine couche de givre recouvrait le paysage. Dans une descente, elle glissa et eut du mal à prendre le dernier virage qui ouvrait sur un espace immense et plat : désert. Où donc étaient passés ceux qu'elle avait aperçus ? Et quel silence ! Où s'arrêter pour se reposer un peu, dormir un peu ? Apparut une cabane d'où sortait une fumée s'élevant droit dans le ciel pâle. La bête, soudain heureuse, s'en approcha.


                                                                      Verts les vivats pour le retour !
                                                                      Noir pour le silence des abeilles
                                                                      dès qu'il neige et personne !

Ce n'était pas une cabane mais une sorte de boîte sans aucune issue visible, formant couvercle, posée sur le sol.La fumée pourtants'échappait d'en haut, de nulle part. Une indescriptible tristesse venait de là. L'ânesse blanche donna des coups de tête et encore des coups de tête, furieusement, pour ébranler l'ensemble comme pour faire sauter un bouchon. Impossible. C'était plus dur et plus lourd qu'un bloc de fonte.


                                                                       Noir pour le silence des abeilles
                                                                       dès qu'il neige et personne

Elle frissonna, parcourue entièrement d'une très très grande fatigue, contre laquelle il n'y avait rien à faire. L'air l'absorbait toute, diluant sa blancheur dans un ciel devenu gris. Ou de la neige, en flocons serrés ? Elle n'eut pas une seconde d'hésitation, ferma ses yeux splendides.
Minuscule, froide, muette, elle avait retrouvé sa place entre l'ours et la girafe au fond d'une mallette pour pygmées, sur l'étagère du cagibi.


© Flammarion, 2008