de Gestuaire

Sylvie Kandé

Mobilisé
                           À Louis Charlot et Birago Diop

À cette pommette estampillée
sur une aube de guerre
sans balan on te donne pour
fils de Dougouba ta mère
Dougouba ah Dougouba
c’est femme de futile faconde
aux gestes drus aux yeux de chat !
Te cadeauta
lorsque tu fus sur le départ
de ses songes et d’un casque étroit
Non Dougouba-l’odieuse ne t’a pas retenu
ne le désirait pas
Mais depuis quand cette ville-marâtre
refuse-t-elle
au fort de l’orage
à ses enfants transis l’auvent de son aile
depuis quand . . .

Telle prise de ciel exige qu’on peigne à genoux
Car ton visage hâve où luit une paupière
surplombe la vague colline
que seul tu gardes de la limaille et du vent
Mais Dougouba mère de tant et tant
chaque jour davantage lui pèse son giron
Laissez qu’enfin je tranche
elle trompette
cette mamelle mienne et révèle
en sa gloire l’archère d’antan

Sûr qu’on était venu quérir
de préférence
les pressés-d’être-au-front
et puis aussi
les Dieu-l’a-voulu les larges-de-coffre
et les qui-n’y-voient-que-du-feu
les serviables les m’as-tu-vu et les curieux
En fin de compte partirent
quelques laissés-pour-compte
un lot d’à-malin-malin-et-demi
une foule de qui-d’autre-que-moi-qui-je-vous-demande . . .
comme toi fils de Dougouba
Et Langue-de-Miel ton aîné qui
longuement vient te conseiller
Keïta ! L’heure venue s’il s’agit de fuir attache-toi le pied
Pour celui qui tombe au fort du combat grandioses les
funérailles !
Le cadet lui avait voyagé

Mais ta jumelle ah
comme pluie d’hivernage
en travers de ton chemin se serait abattue
la honte Tiémoko fait le téméraire et celui-là éteint la lignée
si elle n’était restée au champ de l’ordalie
de son propre sang laquée
désertée par ses compagnes d’épouvante
qu’on hâtait à fanfare vers la promesse d’un nouvel âge
Et la Dougouba en pâmoison sous l’éventail
de prendre à gages le chagrin de trois pleureuses
Qu’un beau désespoir est ardu à contrefaire
hein Dougouba . . . Et depuis quand son sein trop gras
meurtrit-il la poitrine d’une mère
depuis quand . . .

Grenaille du ciel divisée
par l’arme qui navre ton épaule
Jonquille qui festonne ta capote de sergent
Soudain comme il m’en coûte de pousser le pinceau !
Y mettre la foi du charbonnier
car ce portrait au vrai ne tient plus qu’à moi
Au reste des dégradés de gris
tout en tendresse en pignoché
un délicat camaïeu de mélancolies

Mains au fond des poches
C’est qu’en ce vallon il gelait
à se cailler le sang ! à cœur fendre ! Hors cadre
la symétrie minérale des cimetières d’ici
où croissent les vrilles d’une mort
dont tu ne prends déjà plus souci
Mais si Dieu rabiot de vie veut te prêter
tel quel tu rapportes tout ce kaki
là-bas à Dougouba-l’incrédule
Vois Mère touche encore
ce gris liseré de jaune
j’en étais te dis-je de ce bouvril
Dougouba ah Dougouba
fourbe qu’elle est
à creuser six trous de vertu
pour choir dans le septième !

Disons qu’Il négligea de reprendre Son dû
Te voilà Tiémoko Keïta au bercail rendu
ta pauvre tête pleine de vent et de limaille
avec ça obsédé
par l’asphalte qui mène quelque part
Et la marmaille de Dougouba
ville chérie de tes pères
te voyant d’un bras sec mouliner l’harmatta
ramassait des pierres
et claquait un garde-à-vous en te criant
Sarzan !



Morts en guerre II

   Les clairvoyants
Qui est venu le chercher dites
En ce début de saison apprise
(ni hivernage ni harmattan)
alors qu’embusqué
dans les palétuviers du peut-être
son double le conjurait
de résister encore
à la taraudeuse douleur
à la gravité du temps . . .
Qui et pour quelle raison . . .

Suivons sa civière qui soubresaute
Observons les méandres de sa course
Et nous le saurons nous le saurons

   Le disparu
La paix la paix seulement !
Personne n’est venu me chercher
non C’est que chaque jour
le désir de rejoindre mon ombre
allait grandissant
Nul ne refuse sa tombe
nul ne refuse son temps

   Les clairvoyants
Lorsqu’elle est soudain revenue de Pount
t’en souviens-tu lourdement fardée
et parfumée d’étranges inflexions
Les voix aussi prennent de l’âge
(c’est ce qu’en raison de l’angoisse tu voulais offrir)
Mais elle t’a frappé la bouche
de ses cinq doigts Réjouis-toi de mon passage
je ne suis pas pour rester
Qui était venu chercher ta voix . . .
Qui et pour quelle raison . . .

Suivons ta civière qui soubresaute
observons les méandres de sa course
et nous le saurons nous le saurons

   Le disparu
La paix la paix seulement !
Terre n’est pas feu
qui s’y jette n’a plus d’autre saut à faire
Enlevez donc un sacrifice en mon nom
que je n’arrive là-bas démuni car
nul ne refuse sa tombe
nul ne refuse son temps

   Les clairvoyants
Sol sol sol dièse entends-tu le son lourd
de ta mort désormais annoncée
ou resteras-tu sourd à notre bruyante détresse . . .
J’entends assez pour reconnaître de ton pas
le chant (essayais-tu de négocier) tandis
qu’elle s’amusait des effets de son silence
sur ton visage avide de réponses
Qui avait emporté ton oreille . . .
(qui et pour quelle raison)
—l’étranger n’aura pas à le raconter

Suivons ta civière qui soubresaute
observons les méandres de sa course
et nous le saurons nous le saurons

   Le disparu
Paix mes amis mes frères paix seulement
Pour sûr que je n’étais plus que statue de cendres
et mon double dans son humide royaume
pleurait ma destinée
Mais par amour j’envelopperai la braise
et ne refuserai ni ma tombe
ni mon temps

   Les clairvoyants
Et qui était venu chercher tes yeux
(quel mange-âme et pour quelle raison)
plus tranchants que ceux de l’enfant
qui a coutume de visiter l’autre rive . . .
Quand elle a entrebâillé la porte riant aux larmes :
apprends à m’imaginer car je m’éloigne et te trahis
La vue s’use au fil des ans avais-tu crié
sentant sous la flamme froide de ton amour d’antan
roussir ta paupière gâtée
Ainsi vinrent ta nuit ta tombe et ton temps
Nous avons suivi ta civière qui soubresaute
observé les méandres de sa course
et nous le savons nous le savons

   Le disparu
Las l’après-guerre et la paix
sont frères d’un même père
Rendez-moi aux invisibles car
je ne suis pas un mort en guerre
Voici marqués ma tombe et aussi mon temps
Merci ! Quittez donc ma civière
La paix la paix seulement



Coup d’oeil 

Te tourneras-tu bien . . .
sifflait-elle dos à la chambre
glacée
courroucée d’autant
la nuit venue
par l’exigu du lieu
l’impossible distance
Et de neige sa cime
par l’orage soudain éclairée
et grises ses moraines
qui sous le noroît se prenaient à trembler
Dégrafait alors ses sept seins de pierre
M’aurait tant plu de les gravir !
Soulageait ses ventres
qui dévalaient le long de ses flancs
Comme me plaisaient leurs pentes !
Il y avait aussi le lierre
agrippé
au marbré de sa cuisse
tournoyant
en arabesques bleues
jusqu’au cou-de-pied herbeux
où son bas était roulé

Comment sinon embrasser
le corps qui par pans s’éboule
saisir le trot du temps
à glace ferré
sur les grands chemins de la chair . . .

Au prétexte d’une lueur
se glisser matin !
entre ses draps si rêches juste
sous le buis au mur jaunissant
Sa hanche était molle et douce aussi son épaule
et mon pied épris tiédissait entre les siens
Avide de mon advenu
depuis tout ce temps un sept treize jours
te rends-tu compte le sais-tu bien . . .
la voilà qui dans la pénombre se toque de troquer
une nuitée de présages en partance
contre mes piètres secrets
Et elle qui disait n’en avoir aucun
sinon à quel point de déraison
elle s’était ennuyée de moi
sur cet infime mascaret de joies et de chagrins
promontoire se faisait

Se levait comme le temps
d’un coup tournée au beau
encore un rien embrumée
S’habillait en coup de vent
d’une rocaille défraîchie de trois bosquets
un ruisseau en guise de ceinture
Se tâtait pour savoir
si cette bruyère jurerait
à l’échancrure de ses ravines bleues
Ce qu’elle cachait et ne révélait point
son entendement de la texture
de son empire de sa défaite
Et si fervent son savoir de la chair qui choit
et si têtu son vœu de s’encore exhausser !
Me surplombait alors son regard de granit tendre
Elle disait pauvre ! et je comprenais chère !
nous nous entendions