L’homme des bois

Pierric Bailly

Illustration by GLOO / Yejin Lee

Tout le monde me dit que j’ai de la chance d’être seul, de n’avoir ni frères et sœurs ni une belle-mère possessive avec qui me déchirer. La plupart de ses amis me racontent : moi pour ma mère, moi pour mon père, on a bâclé l’affaire, ça m’a fendu le cœur, miné le moral, j’en souffre encore aujourd’hui.

C’est vrai que je suis tranquille à ce niveau-là. Depuis le début je m’occupe de tout, je ne laisse personne choisir à ma place, je décline poliment les propositions d’aide, et surtout je vais à mon rythme. Son petit appartement au cinquième et dernier étage sans ascenseur d’un immeuble type HLM, construction des années 1970 sans charme, venait d’être payé, et je ne suis pas pressé de m’en débarrasser. J’y passe des week-ends seul. Parfois je m’y établis pendant une semaine ou deux avec ma femme et nos deux filles. Alors que de son vivant nous ne restions jamais plus que le temps d’un repas.

En dix ans je n’avais dormi qu’une nuit ici, sur le canapé du salon où je m’installe désormais et qui reste ouvert en permanence. Je ne dors pas dans son lit, je ne porte pas ses habits. Mais je mange dans ses casseroles, je me sers dans sa cave à vin, j’écoute sa musique, ses disques, tous les chanteurs engagés qui ont bercé mon enfance à ses côtés. Je fourre mon nez dans son bordel, je fouille, je trie, je classe, je range, je jette. Parfois je m’y mets avec plaisir, je peux y trouver une forme d’excitation, propre à toute démarche qui consiste à infiltrer l’intimité d’un autre, une réaction normale. Et puis il faut dire que ce n’est pas la matière qui manque. Il y en a chez qui on fait le tour de la question en moins d’une heure, il y en a qui ne gardent rien, qui n’ont jamais rien eu. Dans l’appartement de mon père, au contraire, ça déborde de boîtes, de classeurs, de cahiers, de dossiers, de pochettes, de sacoches, de valises, le tout plus ou moins bien archivé dans les placards et sur les étagères. Lui, il gardait tout.

Au début je me disais que j’allais faire une ou deux découvertes, un petit trésor, quelques secrets, mais plus j’avance dans ma tâche et plus je suis frappé par la cohérence de son personnage. Tout va dans le sens de ce que je sais de lui, de l’image que j’ai de lui. Tout est en accord avec les convictions qu’il affichait. Tout lui ressemble.

Il avait son univers, son monde à lui. Un monde qu’il ne s’était pas construit seul, et dont il était loin d’être l’unique représentant. Une bulle, comme il en existe d’autres, comme on en a tous. Une bulle pas totalement coupée du monde. Ce qu’on appelle un petit monde.

Le petit monde de mon père semblait avoir été envisagé précisément pour se protéger du grand monde, peut-être pas pour le combattre, disons pour s’affranchir du mieux possible des valeurs dominantes de l’époque, celles de la consommation et du capitalisme. Ce petit monde était fait d’action sociale, d’engagement politique et associatif, de chanson française, de distractions culturelles et de promenades en nature.



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C’est à l’occasion de l’une de ces promenades, seul en forêt, à quelques kilomètres de chez lui, qu’il a glissé sur une pente raide et humide et qu’il a dévalé sur une vingtaine de mètres sans un arbre ni un buisson pour se rattraper avant de chuter dans le vide, d’une petite falaise de trois ou quatre mètres, et de venir s’éclater la tête sur une dalle de roche calcaire à l’endroit où le ruisseau de la Baume prend sa source. Il est resté là pendant trois jours et personne ne s’est vraiment inquiété puisqu’il était en vacances et qu’il était célibataire. Des habitants du coin ont fini par signaler sa voiture stationnée au bord de la route, et comme il avait laissé une des vitres entrouverte les gendarmes ont pu débloquer la portière. Un chien est entré à l’intérieur pour renifler son odeur puis les a guidés jusqu’à son corps.

J’ai bien dit un chien, oui, c’est un chien qui a permis de le retrouver. Et sans doute un gros chien, un berger allemand ou quelque chose comme ça, que j’imagine sauter d’un siège à l’autre et balader sa truffe dans tous les recoins du véhicule. Sauf qu’il s’agissait de la voiture de mon père. Et tous ceux qui le connaissaient savent que de son vivant jamais il n’aurait laissé monter un chien dans sa voiture.

Le problème n’était pas la voiture, le problème c’était les chiens. Il n’en avait rien à faire de sa voiture. Celleci, il venait de l’acheter, et c’était la première fois de sa vie qu’il investissait dans une voiture neuve, profitant d’une offre de reprise et choisissant le modèle le moins puissant et le moins cher. Il se plaignait sans arrêt de ses collègues de boulot qui ne parlaient que de leur voiture, qui la bichonnaient, qui en changeaient tous les trois ans, ça le déprimait parce qu’il ne comprenait pas la passion des voitures. Mais ce qu’il comprenait encore moins, c’était l’intérêt pour les chiens. On pourrait même dire, l’amour des chiens. Lui, il les détestait. La présence d’un chien l’irritait au plus haut point, le rendait littéralement fou, il pouvait vous gâcher un repas, un weekend, une semaine de vacances à cause d’un chien.



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D’après l’adjudant Bouveret de la gendarmerie de Lons-le-Saunier, il serait mort sur le coup. Mais d’après le médecin légiste, il se serait déplacé après sa chute. Le médecin prétend que son corps n’a pas été retrouvé exactement au pied de la petite falaise mais une dizaine de mètres plus loin, dans le lit du ruisseau quasi à sec à cette période. Auquel cas il n’est pas forcément mort le jour de sa chute mais peut-être le lendemain, après plusieurs heures d’agonie. Ça, le médecin ne peut pas me le garantir. Il s’est peut-être réveillé quelques heures après sa chute et s’est relevé pour retomber après seulement quelques pas. Il a peut-être rampé sur quelques mètres. Il s’est peut-être déplacé dans un état de demi-conscience.

L’adjudant Bouveret, de son côté, maintient sa version des faits. Quand je lui parle de mon échange avec le médecin légiste et du corps retrouvé à une dizaine de mètres du pied de la falaise, il invoque l’élan qu’il aurait pris en dévalant la pente et surtout la possibilité d’un ou plusieurs rebonds. Il prend même l’exemple d’une balle de tennis et d’un ballon de rugby. Je suis censé me représenter mon père comme une balle de tennis ou un ballon de rugby. J’essaie, je ferme les yeux; je les rouvre rapidement. Pas très sérieux, tout ça. Mais qu’est-ce que je peux faire ?

L’affaire a été classée le soir de la découverte du corps. Le procureur n’a pas jugé nécessaire de commanditer une autopsie. Mon père a été déclaré mort en forêt suite à une chute accidentelle.

 

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Ce que je peux faire, c’est mener mon enquête à ma manière, retourner sur les lieux du drame et interroger le paysage, observer, émettre des hypothèses. Je peux continuer à fouiller dans ses affaires, en espérant trouver un indice, un signe, une preuve. Je peux m’asseoir par terre dans son salon lumineux avec vue sur toute la ville d’un côté et sur les contreforts du premier plateau de l’autre et attendre une révélation, une illumination. Je peux aussi monter dans sa voiture et m’éloigner un peu, partir à la journée dans le haut Jura et retrouver ses sites favoris : grottes, belvédères, châteaux en ruine, lacs lugubres paumés au milieu des bois.



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Quand j’accomplis ces petites sorties je pourrais prendre ma voiture personnelle, mais je préfère prendre la sienne, cette voiture que ses parents et ses frères et sœurs aimeraient tant me voir vendre. Je ne sais pas pourquoi mais depuis sa mort, la question de la vente de la voiture tourne à l’obsession pour la famille. C’est la première chose dont ils me parlent quand je les vois : et la voiture, toujours pas vendue ? L’appartement, ils comprennent que ce soit un peu long, je leur dis comme à tout le monde, qu’il y en a de partout, dans la cave et le garage, que ça déborde des placards et des étagères. Je me demande ce qu’ils imaginent puisqu’ils n’y ont jamais mis les pieds. Mais au moins ils comprennent. Par contre, pour la voiture, ce n’est pas bien compliqué, je n’ai qu’à faire un saut à l’Éléphant bleu, passer un coup de jet sur la carrosserie, un coup d’aspirateur à l’intérieur, bricoler ma petite annonce sur le boncoin et roule cocotte. Mais je ne veux pas m’en occuper tout de suite. Je préfère me déplacer dans le Jura avec la voiture de mon père plutôt qu’avec la mienne. La raison en est très simple : dans sa voiture, je suis un vrai jurassien. Je ne passe pas pour un touriste. C’est comme ça ici, et c’est peut-être partout pareil, à chaque feu rouge, à chaque stop, à chaque carrefour, si je croise un piéton, ce dernier ne peut s’empêcher de viser du coin de l’œil la plaque d’immatriculation de mon véhicule. Si je suis au volant de ma 307 immatriculée 69, je suis pris pour un type qui n’est pas d’ici, et alors j’ai envie de descendre pour lui dire : mais si, je suis né là, j’ai grandi là, j’ai vécu vingt ans dans le Jura, ne me prenez pas pour un touriste, s’il vous plaît, je suis des vôtres. Tandis que dans la Seat Ibiza de mon père, immatriculée 39, je suis peinard. Dans sa voiture, je me sens légitime. J’ai même le droit de pester après un touriste égaré et de le klaxonner en tapant sur le volant.

En arrivant sur le premier plateau, je jette toujours un œil au grand panneau du conseil général recensant le nombre de morts et de blessés par accidents sur les routes du département pour l’année en cours. Les routes jurassiennes sont meurtrières et celle-ci en particulier, le tronçon entre Lons et Nogna, où se trouve la discothèque le New Look. Le bas-côté est orné d’une succession de croix fleuries marquant les lieux de crashs mortels. Il m’arrive alors de penser à la série Twin Peaks, dont le générique de début s’ouvre sur une image d’un panneau au bord d’une route de montagne souhaitant la bienvenue dans cette commune où se déroule l’action : Welcome to Twin Peaks. Sur ce panneau-là ce n’est pas le nombre de morts sur les routes mais d’habitants de la commune qui est annoncé : 51,201. Il n’y a pas de ville aussi grosse dans le Jura. Twin Peaks, c’est trois fois Lons-le-Saunier.

La série de David Lynch est souvent mentionnée pour parler du Jura. Les forêts de sapins, les scieries, les grumiers (ces camions qui transportent les troncs coupés), le parallèle est évident. Mais la comparaison vient toujours d’un regard extérieur. Moi-même, il m’a fallu quitter le Jura pour que l’endroit où je suis né et où j’ai passé les vingt premières années de ma vie m’évoque quelque œuvre de fiction. Avant ça, c’était chez moi, c’était chez moi donc cela ne se discutait pas, cela ne se comparait pas, cela ne se décrivait pas. Ça n’avait pas besoin d’être raconté, ou pire, critiqué, puisqu’il n’y avait que ça. C’était le seul endroit possible, puisque c’était là que je vivais depuis toujours. C’était le seul endroit que je connaissais. C’était le centre du monde, ni plus ni moins.

Il m’a fallu prendre mes distances pour me rendre compte qu’on pouvait ne pas savoir situer mon petit département sur une carte, et même ne pas savoir qu’il existe. Qu’on pouvait manger de la Vache qui rit sans savoir qu’elle est fabriquée à Lons-le-Saunier. Qu’on pouvait chanter la Marseillaise sans savoir que Rouget-de-Lisle, son auteur, y est né. Tout comme mon père et ses sept frères et sœurs.

Ils sont tous nés à Lons-le-Saunier et ont grandi à Clairvaux-les-Lacs, à une vingtaine de kilomètres, dans un lotissement à la sortie du village. Mon grand-père a fait toute sa carrière en tant qu’ouvrier dans différentes usines des alentours, oscillant entre le bois et le plastique, les deux industries phares de la région. À l’époque, il y avait quatre scieries à Clairvaux ; il n’en reste qu’une, la scierie Martine, où mon grand-père a travaillé quelques années, tout comme chez Jeanier Dubry, dont les bâtiments étaient à l’endroit où se trouve aujourd’hui le supermarché Atac. Il a surtout travaillé chez Berrod, une usine de plastique à Meussia, commençant sur les presses dédiées aux boutons de robinets qui partaient pour l’Algérie, puis passant aux queues de casseroles. Il est resté près de trente ans à fabriquer des queues de casseroles en bakélite, essentiellement pour le compte de la marque Tefal. Il rapportait du travail à la maison pour arrondir les fins de mois. Le salon était envahi de caisses de gamelles et de queues à raccorder. Les enfants mettaient la main à la pâte.

Ce que je sais de l’enfance de mon père, c’est que le quartier était plein de familles nombreuses, que les femmes ne travaillaient pas, que ça grouillait de gamins ; aujourd’hui, il n’y a plus que des vieux et le lotissement est sinistre. Je sais aussi que mon père était en classe, durant toute l’école primaire, avec le petit Jean-Claude Romand, l’homme qui a assassiné sa femme, ses deux enfants et ses deux parents après avoir fait croire à son entourage pendant une quinzaine d’années qu’il menait une grande carrière de chercheur à l’OMS alors qu’en réalité il passait ses journées enfermé dans sa voiture sur des parkings forestiers. Jean-Claude Romand est né à Lons, le même mois et la même année que mon père, et a grandi à Clairvaux, dans un pavillon à l’écart du lotissement. Au moment de l’affaire, mon père a ressorti ses photos de classe en noir et blanc pour me le montrer. Mais ils n’étaient pas vraiment copains.

Les parents de Jean-Claude Romand sont enterrés dans le cimetière situé juste derrière chez mes grands-parents. Leur maison est restée inhabitée pendant plus de vingt-cinq ans, elle vient seulement d’être vendue. Au village, on continue à l’appeler la maison du crime.

Quand je mange à Clairvaux, il y a toujours un moment où la conversation dérive sur les faits divers macabres qui ont secoué le secteur au cours des dernières décennies. Outre l’affaire Romand, il y a l’histoire de cette jeune fille qui en sortant de boîte de nuit s’est fait enlever par trois types, dont un mineur, lesquels l’ont ensuite violée puis lui ont défoncé le crâne à l’aide de la manivelle d’un cric. Comme si ça ne suffisait pas, c’est le père de la jeune fille qui a découvert le corps, à trois cents mètres de chez lui, dans un champ de maïs dont il était propriétaire. C’était quatre ans avant l’affaire Romand, j’avais six ans. Il y avait eu un grand rassemblement sur la place de Clairvaux, on avait lâché des ballons blancs.



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À chacune de mes sorties, que je me promène dans les bois ou que je cherche à atteindre un point de vue ou un village en particulier, je me confronte à toutes sortes de symboles et d’édifices religieux. J’y suis tellement habitué que je ne les vois plus. Je ne me rends pas compte de leur omniprésence. Des grosses croix en pierre couvertes de lichen en plein milieu de la forêt, des oratoires, des niches, des statues de la Vierge de différentes tailles, des églises et des chapelles en veux-tu en voilà. Bizarrement j’ai envie de leur associer les fontaines, les lavoirs et les monuments aux morts, qui sont toujours des repères dans les villages et qui pourtant n’ont plus guère d’utilité. On pourrait même ajouter tous les châteaux en ruine au sommet des collines, qui dominent les dernières exploitations agricoles et auprès desquels on installe un ensemble de ruches, une station d’épuration, un parcours sportif ou un nouveau lotissement.

En arrivant à Orgelet je remarque que l’entreprise Janod, grand fabricant de jouets en bois, a changé d’appellation : de Jeu Jura elle est passée à Juratoy’s.

Au rond-point à la sortie d’Orgelet je prends la direction de Cressia, à la recherche du fameux manoir dont me parlait souvent mon père. Si tu ne travailles pas bien à l’école, je t’envoie à Cressia, me disait-il en plaisantant.

La demeure abrite une école privée, Notre-Dame de l’Annonciation. La grille d’entrée est ouverte mais je me gare à l’extérieur, le long d’un chemin forestier, et je pénètre dans le parc à pied. La route continue à monter pour rejoindre la forteresse, en parfait état de conservation avec son immense porche en bois, son donjon couronné de mâchicoulis et ses petites fenêtres à barreaux. Je ne veux pas trop m’approcher, je reste à la lisière du bois. J’avance lentement. Puis je sursaute quand une voix m’interpelle : Monsieur, vous cherchez quelque chose ? Une nonne se tient juste en face de moi. Une vraie nonne, avec sa collerette blanche autour de la tête. Je me demande d’où elle sort, celle-ci. Elle revient à la charge : vous avez l’air perdu, qu’est-ce que vous faites là ?

– Euh, eh bien, je me promène…

– Vous n’êtes pas sur un terrain de promenade, mon cher Monsieur.

– Ah, pardon. C’est que… je voulais simplement revoir les lieux. Je suis un ancien élève, j’étais à l’école ici.

Ma réplique m’étonne moi-même, je ne sais pas trop ce qui me prend. Maintenant je dois faire mon possible pour garder mon sérieux et rester crédible.

– Mon bon Monsieur, sachez que Notre-Dame de l’Annonciation est un établissement réservé à un public exclusivement féminin.

Bon, ça m’apprendra à faire mon malin. Je devrais peut-être lui dire que j’ai changé de sexe… Mais non, j’ai une autre idée.

– C’était il y a très longtemps. Bien avant que vous soyez là. Quand je dis là, c’est ici, enfin, ici-bas. C’était il y a plusieurs centaines d’années, dans une autre vie…

Ça ne la fait pas rire. Elle ne me prend même pas pour un dingue, elle me fixe de ses yeux clairs, comme si je venais de la coincer, comme si elle était prise au piège. Elle finit par regarder sa montre. Il est l’heure, dit-elle. Puis elle repart en direction du château.

Cette drôle de rencontre me met en confiance, alors je continue à traîner dans la forêt. Je découvre un peu plus loin un petit amphithéâtre recouvert d’une épaisse couche de mousse, je m’assieds et j’en profite pour me rouler une cigarette. Je consulte mes SMS, un frère de mon père me demande de mes nouvelles. Je commence à lui répondre, puis j’entends sonner la cloche et ronfler quelques moteurs derrière moi. Je laisse tomber mon SMS et reviens sur mes pas. J’assiste à un ballet de 4 × 4 noirs qui montent se garer autour du château, dont le porche est ouvert maintenant. Des groupes de filles de tout âge et uniquement vêtues de bleu marine sortent en sautillant, encadrées par deux nonnes arborant le même uniforme que ma copine de tout à l’heure. Les parents récupèrent leur progéniture et les 4 × 4 se mettent à redescendre en file indienne. Je n’oublie pas de jeter un œil aux plaques d’immatriculation, les véhicules viennent de Suisse pour la plupart. Je note tout de même deux plaques jurassiennes.

Je quitte à mon tour le parc et retrouve ma voiture, ou plutôt celle de mon père, et je reprends mon téléphone pour finir de répondre à mon oncle. Comme je ne suis pas très loin de chez lui, j’écris que s’il est disponible, je peux m’arrêter prendre le café. Il réagit aussitôt : on est là, on t’attend.



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Ma tante me propose un cocktail maison, qu’elle prépare dans son robot mixeur Thermomix avec du rhum de Martinique que leur rapporte la plus grande de leurs deux filles. Je ne suis jamais allé voir ma cousine en Martinique, ni aucun de mes cousins qui vivent en Australie, au Panama et au Vietnam.

Sur les huit enfants Bailly, en comptant mon père, ils sont six à vivre encore dans le Jura. Les petits-enfants par contre se sont presque tous sauvés à l’autre bout du monde. Je fais partie de ceux qui se sont le moins éloignés.

Mes oncles et tantes leur rendent visite une fois tous les cinq ans et en rapportent des bouteilles de rhum mais aussi des statuettes en bois coloré et des tortues séchées qui rejoignent sur leurs étagères quelques poupées en porcelaine et autres cygnes en cristal. Ils assistent aux premiers pas de leurs petits-enfants via Skype, qu’ils s’amusent à prononcer à la française : skip, pour faire rire la tablée. Mais ils comptent bien profiter de la retraite pour passer plus de temps à leurs côtés.

Mon oncle travaille chez Meynier, une usine de bijoux de luxe à Lavans-lès-Saint-Claude, qui produit pour le compte de Vuitton, Chanel et Chloé. À chacune des copines que je lui ai présentées, il a offert un collier et une paire de boucles d’oreilles rapportés de l’usine, des pièces légèrement abîmées, dont le défaut est à peine visible. Ma tante a longtemps été secrétaire chez Péterlite, à Clairvaux, une usine de plexiglas dont mon père me disait qu’elle polluait le grand lac par ses rejets chargés en métaux lourds : plomb, zinc, mercure.

Tiens, j’y pense, Louis Vuitton, un autre Jurassien célèbre. Le vrai Louis Vuitton, mort il y a plus de cent ans. Originaire d’Arinthod, où sont basées aujourd’hui les immenses usines de fabrication de l’entreprise Smoby, encore des jouets.

Quand nous discutons boulot dans la famille, j’essaie de ne pas trop ramener ma fraise. Je pourrais dire que j’y ai bossé chez Smoby, mais c’était en intérim, des missions courtes, quelques mois par-ci par-là. Quand je m’arrête chez l’un ou chez l’autre, je préfère poser les questions, sans raison précise, sans arrière-pensée. J’aime bien les lancer sur leur jeunesse, c’est une amorce assez facile. C’est loin derrière et en même temps ce sont des souvenirs forts, alors ils n’ont pas de gêne à se dévoiler. Ils me racontent les bals, où la plupart des couples se sont formés : le bal du foot, le bal des pompiers. Ils me racontent tout ce qui faisait chier mon père à cet âge-là, tout ce qu’il a fui, tout ce qu’il n’a pas voulu vivre. Ils me racontent les conneries qu’ils faisaient entre quinze et vingt ans, leurs premiers accidents de voiture, la dodoche du beau-père fracassée contre un arbre en plein centre de Champagnole. Ils me racontent les kermesses, les fêtes au village, les fêtes traditionnelles. Les Soufflaculs, par exemple.

Les Soufflaculs à Saint-Claude, une sorte de carnaval où l’on se déguise en chemise et bonnet de nuit à l’ancienne, et s’arme d’un soufflet, un vieux soufflet pour attiser les braises. L’objectif est de l’activer sous les jupes des femmes pour éloigner le mauvais esprit, pour chasser le diable, autrement dit. C’est chaque année au mois d’avril et ça attire un monde fou dans les rues de Saint-Claude. L’année dernière, la fête a fait la une du Progrès du Jura : « La folie des Soufflaculs ». La semaine suivante, c’était au tour de mon père.



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Après mon premier rendez-vous avec l’adjudant Bouveret, je devais me dépêcher de choisir une entreprise de pompes funèbres. Je traversais le centre-ville à pied quand je suis tombé en arrêt devant un de ces chevalets en aluminium en travers du trottoir qui affichent les couvertures des magazines people et les gros titres des quotidiens. Un poster à en-tête du Progrès annonçait : « Le corps d’un homme retrouvé au pied d’une falaise ».

Dans le bureau de tabac correspondant j’ai attrapé deux exemplaires du journal, l’affaire était en une. Le titre était repris et introduisait une grande photo où l’on voyait des militaires et des pompiers ainsi que deux hommes en civil qui poussaient un brancard. Ils avançaient sur un chemin de verdure en direction de deux camionnettes stationnées le long de la route. La légende indiquait que la victime habitait à Lons-le-Saunier, qu’elle était originaire de Clairvaux-les-Lacs et que son corps avait été retrouvé dans la forêt de Revigny après deux heures de recherches. En sortant de la boutique, j’ai retiré l’affiche du panneau en aluminium puis j’ai marché une centaine de mètres pour faire de même chez un autre buraliste. Dans la journée, j’en ai arraché une petite dizaine, que je déchirais aussitôt et jetais dans la corbeille la plus proche.

Le lendemain, rebelote, toute la ville continuait à afficher des nouvelles de l’affaire sur ses trottoirs : « La mort du sexagénaire serait accidentelle ». L’article à l’intérieur nous apprenait que la piste accidentelle était « plus que privilégiée ». Mon père devenait « le sexagénaire », réduit au rang de figure anonyme de fait divers.



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C’est grâce à la photo de une du Progrès que j’ai compris comment rejoindre l’endroit où il a été retrouvé. Dans le discours que j’ai écrit pour la cérémonie, j’ai dit quelques mots de cette forêt sombre et pentue au sol meuble, de cette petite falaise, de la source du ruisseau, de la dalle de roche calcaire où son corps était étalé, sur le dos. J’ai mentionné un décor à la puissance évocatrice, un paysage qui ouvre sur l’imaginaire, une nature sauvage et magnifique. Quelques jours plus tard des amis de mon père sont venus me confier qu’ils ne partageaient pas mon point de vue. Pour leur part ils trouvaient cette forêt angoissante, effrayante, terrible, froide, sèche, noire, mortifère. Les événements y étaient forcément pour quelque chose mais ce n’était tout de même pas le genre d’endroit où ils viendraient se promener pour le simple plaisir des yeux.

C’est vrai que mon père n’a pas glissé sur une grappe de raisin sur les coteaux de Château-Chalon. Je veux dire par là qu’il n’est pas mort dans un décor de carte postale. Pourtant il y a de quoi faire dans le Jura. Les photographes du dimanche s’en donnent à cœur joie, sortent le téléobjectif pour capturer les couleurs de l’automne, les cascades en éventail, un chamois juché sur un piton rocheux. Mon père n’était pas le photographe. Mon père, c’était le chamois.

Moi aussi j’aurais préféré que ce jour-là il aille se promener sur la voie verte un peu plus haut dans la forêt. Sur la voie verte au moins il n’y a aucun risque de glissade. Mais une sortie sur la voie verte, c’est un coup à croiser des familles à vélo et des promeneurs à chiens. Je ne sais pas si les amis de mon père comprenaient ce que je cherchais à leur dire, et pour alimenter mon propos je me suis amusé à dégainer quelques formules ou comparaisons un peu idiotes, dans le style de : mon père sur la voie verte ce serait comme de confier une caisse à savon à un pilote de rallye, ou bien comme de lâcher un plongeur des bas-fonds dans une pataugeoire, ou encore comme de demander à un astronaute de sauter depuis un… de s’élancer sur une… je me suis mis à m’emmêler les pinceaux, mais je crois qu’ils commençaient à comprendre. Ce que je voulais dire c’est que c’était un endroit qu’il aimait, que c’était une forêt où il se sentait bien, et précisément pour son côté sombre et rude et inhospitalier. Je voulais dire que c’était une forêt qui lui ressemblait, et qu’elle était à son image, de type solitaire, un peu sauvage. Parce que c’est vraiment cette représentation de lui que je voulais défendre à ce moment-là. Je m’accrochais à cette idée qu’il était mort dans les bois comme un marin meurt en mer. La forêt qui prend l’homme. Mon père cet aventurier.

La vérité est probablement moins romantique. Ce qu’il faisait en forêt de Revigny ce jour-là, je crois le savoir.

Lors de mon premier rendez-vous avec l’adjudant Bouveret, il a été question de la paire de chaussures qu’il portait, des chaussures inadaptées à la nature du terrain, des chaussures de ville, légères, à semelles lisses. L’adjudant m’a également appris qu’un sac plastique avait été retrouvé à ses côtés. D’après lui, le coup du sac plastique ne laissait aucun doute quant à la raison de la présence de mon père sur les lieux : il était là pour ramasser des champignons.

Le scénario qui se dessinait était donc le suivant. Mon père prend sa voiture pour aller se promener dans le haut Jura, peut-être pour rejoindre un de ses lacs fétiches. En chemin il s’arrête le long de la route, en surplomb d’une forêt pentue et ombragée réputée pour abriter des champignons délicieux, ces fameuses morilles. Il ne prévoit pas d’y rester bien longtemps et ne juge pas nécessaire de sortir ses chaussures de randonnée du coffre et d’emporter avec lui son sac à dos, qui attend sur le siège passager et dans lequel j’ai retrouvé un thermos de tisane et un paquet de gâteaux secs. Il ne se saisit que d’un sac plastique en espérant le remplir de quelques trouvailles. Il descend dans le bois, et il se sent en confiance. À un moment donné il se retrouve en situation de franchir une pente raide, en situation de prendre un risque. Il pourrait rebrousser chemin. Il décide de tenter le coup.