Notre voisine Hermancia (Man Cia pour ses ennemis intimes) est d'une mauvaiseté rare. On l'a toujours connue ensouchée dans une solitude pleine de défi, une pipe en terre a la bouche, le regard insolent et le verbe dévastateur. Certains la soupçonnent de s'adonner aux maléfices du quimbois pour la bonne raison qu'elle connaît les usages des plantes les plus insolites et surtout qu'elle a pouvoir de distinguer des présages dans l'envolée subite d'une grappe d'oiseau-cayali ou dans le changement de couleur des nuages. Man Yise prétend qu'elle refuse de soigner l'éléphantiasis qui lui enfle les deux jambes, exprès pour impressionner le monde.
Pour de bon, son pas lourd déclenche en toi une terreur irrépressible. Si tu joues dans le chemin de roches, te voila fige, feignant d'être absorbe par quelque petite bête a même le sol. Ou tu t'enfuis à la vitesse du mèche, ton cœur chamadant a te déchirer la poitrine. Man Cia s'esclaffe:
«Ou pe mwen! Ha-ha-ha!» (Tu as peur de moi! Ha-ha-ha!)
Longtemps, tu l'as entendue des après-midi entières serinant les mêmes comptines et tu as cru qu'elle cachait un bébé dans les ténèbres de sa chambre:
«Dodo fillette
Sainte-Elisabeth
Si tu ne veux pas dodo
Le gros diable va te manger.»
Sa voix, empreinte d'une incroyable doucine, te fige sur place et tu te surprends a l'écouter des heures et des heures, refusant d'aller a la pèche aux écrevisses-zabitan avec les autres petits bonhommes. Comment une négresse si grosse, si bleue, si laide, si mauvaise en âme peut-elle dispenser un chant si plein de tendreté ?
Man Cia prépare des bols de farine de manioc mélangée de l'eau sucrée qu'elle dépose sur le rebord de sa fenêtre.
«Hooon! C'est bien, mon bébé, c'est bien, mon petit bébé. Il te faut manger pour devenir une belle ''fifille'' qui fera plaisir a sa manman», clame-t-elle.
Lorsque tu demandes a Man Yise pourquoi on ne voit jamais le bébé de Man Cia, elle te fiche une calotte comme d'habitude. Léonise, pour sa part, te lance une sentence:
«Tout manger est bon a manger, chabin, mais toute parole n'est pas bonne a dire.»
Alors, du haut de tes six ans, tu enfreins cette loi de céans qui veut que les affaires des grandes personnes sont les affaires des grandes personnes et que les affaires de la marmaille sont les affaires de la marmaille. Tu fais le tour de la case de Man Cia, du coté ou les halliers de pieds de goyave et de piquants peuvent dissimuler ta personne et, avec patience, tu creuses un trou dans le bois de sa case a l'aide d'un clou rouille, de ceux qui servent aux maréchaux-ferrants a fixer les fers aux chevaux. Ce n'est guère difficile, car les poux de vois qui y gîtent ainsi que l'humidité permanente de l'endroit ont déjà bien ramolli la paroi. La première fois, tu ne vois que du faire-noir et une ombre éléphantesque qui s'y agite. Le lendemain, tu attrapes un « gros-yeux ». Tes paupières se gonflent et le blanc de tes yeux vire au rouge. Incrédules mais soupçonneuses, Man Yise, tante Émerante et Léonise se hâtent de te mettre des compresses chaudes sur la figure, de te faire boire une purge et de t'asperger d'un brin d'eau bénite. Tu les entends murmurer entre elles:
«Espérons que c'est quelque moustique qui lui est entre dans les yeux ! Prions le Bondieu pour que ça soit ça . . . »
La grosseur change d'œil le lendemain, te lancinant d'une manière telle qu'elle t'arrache de petits chignements de douleur, et, final de compte, disparaît comme elle est venue, au bout du cinquième jour.
Tu mets un bon paquet de temps avant de t'aventurer a nouveau derrière la case de la quimboiseuse, d'autant qu'elle n'a rien change a ses habitudes. Elle reçoit toujours, à la nuit tombée, des cohortes d'âmes en peine à la recherche de remèdes-guérît-tout, d'herbes-à -tous-maux et autres potions abracadabrantesques. Comme elle continue à s'éclairer à la bougie, sa case ressemble une caverne mystérieuse ou vont et viennent des créatures étranges occupées a d'interminables conciliabules.
«Bien fait que Dieu lui ait ôté son enfant a celle-la!» grommelle tante Émerante, avant de clore hermétiquement les persiennes qui donnent sur la case de Man Cia.
Tu mets du temps aussi a comprendre pourquoi cette négresse-tête-sec ne manque jamais de rien, alors que personne ne peut se vanter de l'avoir vu s'embesogner quelque part. Elle n'a jamais coupe la canne a sucre, ni ramasse de ballots de linge sale pour les battre sur une roche plate de rivière. Le jour, elle dorlote son bébé en lui parlant dans le français brode d'En France ; la nuit, elle dévie le cours du destin en créole contre espèces sonnantes et trébuchantes. Souventes fois, elle te hèle pour que tu ailles lui acheter deux francs-quatre sous de marchandises à la boutique et toi, tremblant, tu obéis, déposant avec des précautions exagérées la chopine d'huile, ou la musse de rhum, ou la roquille de tafia («Ah pour ça, elle en tête du tafia!» gouaille Leonise) sur le banc de bois qui lui sert de trône à la devanture de sa case.
«Pa pe! Pa pe, non!» (N'aie pas peur!) t'encourage-t-elle, mais tu tournes les talons dans l'instant même pour devenir la risée de Sonson et des négrillons du quartier qui, tout en craignant Man Cia, refusent de lui rendre service avec la dernière des insolences. Elle a ainsi promis au maître-savane de lui couper son braquemart s'il continue a le lui exhiber chaque fois qu'elle le sollicite pour faire un «petite commission».
Dix fois, vingt fois tu rassembles toutes les forces de ton cœur et te mets en marche vers l'arrière-case de la quimboiseuse sans pouvoir vraiment atteindre ton but. Au moment de pénétrer dans les halliers, tu entends les mulets ruader dans leur enclos ou tu vois le soleil courir se serrer avec brusquerie, aspirant toute lumière. Un temps si long s'écoule (mesure en impatience enfantine bien sur et non d'après le calendrier) que des cheveux blancs moutonnent sur le crane de Man Cia et qu'un cyclone passe avec rage sur la terre, dispensateur de dévastation et de souffrances. On s'étonne que la fragile demeure de notre voisine n'ait subi aucun dommage alors que chez nous-mêmes, bien que Man Yise ait allume un cierge de la Chandeleur, il faut refaire la toiture de la cuisine et réparer une bonne partie de la véranda.
Ayant survécu au tonnerre, aux virevoltes des vents, aux avalasses de pluie et aux torrents de boue, tu te sens vaillant, assez vaillant pour t'accroupir devant le trou que tu as creusé dans la paroi de la case de la grosse dondon. Elle chantonne son sempiternel:
«Dodo fillette
Sainte Élisabeth . . . »
Ton œil voyeur n'a rien le temps de distinguer. Un pot de chambre d'Aubagne se renverse sur ta personne, te peinturant d'un pissat jaune qui a du y dormir plusieurs jours. Ton hurlement fait duo avec une dévalée d'imprécations qui tigent de la bouche édentée de Man Cia:
«Sakré vyé chaben ki ou yé! Sakré chaben prel si! Chaben, tikté kodenn! Chaben tikté kon an fig mi! Foutém-walikan, chaben sé an mové ras Bondyé pa té janmen dwet mété anle late!» (Espèce de mauvaise race de chabin! Espèce de chabin aux poils suris! Chabin au visage tacheté comme un coq d'Inde! Chabin tiqueté comme une banane mure! Fous-moi le camp, les chabins sont une mauvaise race que Dieu n'aurait jamais du mettre sur la terre!)
Le mot te pétrifie pour la première fois de ton existence: chabin ! D'ordinaire, il est prononcé avec gentillesse par ceux qui t'entourent, encore qu'il t'est arrivé de t'étonner qu'on te désigne toujours par ce vocable tandis qu'on ne dit jamais «noir» ou «mulâtre» a tout propos aux gens de cette complexion. Tu sens confusément que le chabin est un être à part. Nègre et pas nègre, blanc et pas blanc a la fois. Toutefois, tu ne t'es pas encore rendu compte de l'ampleur de la distance que la couleur de ta peau et de tes cheveux crée entre les gens du commun et toi.
Après le babillage de Man Cia, tu cours te réfugier dans les pans de la robe créole de grand-mère et tu hoquettes:
«Je veux être comme tout le monde . . .
—Ah !...c'est pas possible, pauvre petit bougre, puisque tu es un chabin.
—Un chabin, c'est quoi?» as-tu demande.
Man Yise demeure pensive un court moment puis éclate d'une feinte colère:
«Mais, Bondieu-Seigneur-la-Vierge-Marie, qu'est-ce qui m'arrive la? Qu'est-ce que je vois devant moi la: un chabin mol? Mais c'est impossible! IMPOSSIBLE! Un chabin, ça crie, ça trépigne, ça frappe, ça injurie, ça menace. Jamais ça ne mollit, mon vieux!»
De ce jour naît ta férocité.
Sonson, le négrillon arrogant, perd en deux-trois coups de poing bien sentis son titre de maître-savane et tu te mets à commander à la troupe de petits vagabonds de Macédoine et Fond Gens-Libres qui rapinent les vergers et s'attaquent aux plus belles cannes-mala-voi des plantations des Blancs. Tu te gonfles d'importance lorsqu'une grande personne vient émettre des protestations à la boutique:
«Mi mové chaben, fout!» (Quel mauvais chabin, foutre!)
Tu te rassures en ton for intérieur des que le plus petit doute menace de t'assaillir: «Je suis un chabin. Un chabin, c'est raide! C'est fort! C'est méchant! Le monde entier craint les chabins. Nous sommes une race de mâles-bougres.» Mais, certains soirs, sur ton oreiller, quand il ne sert plus à rien de bravacher devant tes pairs, tu laisses des larmes tièdes sinuer sur les pommes de ta figure. Au matin, tu contemples ton tiquetage de coq d'Inde, autrement dit tes taches de tousseur, devant le miroir de la salle de bains. Tu as beau les presser, les purger de toutes tes forces, rien n'y fait: tu demeures la pire espèce de vieux chabin laid.
Man Cia, pourtant, a retrouve son équanimité habituelle et ne te sarcasme jamais plus, laissant ce rôle aux négrillons envieux de Macédoine. Fils des ouvriers agricoles de Papa Loulou, ils ne sont aucunement dupes de l'amicalité que tu leur portes et des sucreries, volées a la boutique, que tu partages avec eux au bord de la ravine Courbaril. Ils savent que, tout comme leurs frères aines, ils seront jetés, qui dans les pièces de canne, qui dans les bananeraies pour un salaire d'une telle dérisoireté qu'on a fini par lui bailler en créole le nom de «monnaie de corde». Quant aux petits coulis, ils ne protestent presque jamais lorsque leur équipe de football marque un but a la notre et, que, plein d'autorité, te saisissant de la boule et la plaçant au centre du terrain, tu lances:
«Ça, c'est un but couli, les hommes, il est pas valable! Allez, on recommence le match zéro a zéro.»
Tu rêves en secret de former une équipe entièrement chabine car tu es sur et certain qu'elle serait invincible mais, bien que le quartier de Macédoine soit surnomme «pays-Chabin», ta parentèle n'est pas assez nombreuse pour y parvenir. Alors tu places ta mauvaise race aux postes les plus prestigieux (du moins a tes yeux), ce qui veut dire avant-centre, gardien de but ou arrière-central, n'accordant aux petits nègres que le reste, sans qu'eux aussi, étouffant de colère rentrée, osent décontrôler tes ordres. Même certaines grandes personnes semblent te craindre, comme hypnotisées par la soudaine rougeur de ta peau lorsqu'une sacrée colère te prend et qu'elles pensent que tu t'apprêtes à faire un tonnerre-de-dieu. Elles lâchent en tournant les:
«Pa mwen épi chaben-taa!» (Hou là-là , ce chabin-là , très peu pour moi!)
On t'a appris, tonnerre de Brest, à devenir chabin. Mauvais chabin . . .
Ravines du devant-jour
Raphaël Confiant