Nouvelle Prose

Patrick Autréaux

Illustration by Lananh Chu

Encore quelques cures et ce serait fini.

On me le répétait à chaque séance. Difficile de savoir ce que ça signifiait. Le quotidien s’était peu à peu enfoncé dans une uniformité de fatigue.

La chimiothérapie délave si bien, affadit jusqu’à la couleur des yeux, alanguissant tout à force de le sucer, qu’on devient une forme qui s’étire et pâlit, qui tend sa bouche vers une grisaille. Comme elle a détaché les cheveux, sans douleur–absence presque plus effrayante, car on croirait se dissoudre vivant–, elle finit par détacher de tout, par tout déliter en soi.

Dans des demi-rêves, je tournais le visage et les yeux, transparents d’être devenus trop clairs, vers ce qui semblait exister au bout de la fatigue. Il arrivait qu’elle me prenne tout entier. Je ne parvenais plus à bouger, même les lèvres ou les paupières, ni à penser, me laissant entraîner vers cet état où le corps s’allège d’être alourdi, comme si au pôle de soi il pouvait encore y avoir de la vie, une pointe de vie où s’accrocher, où se rassembler.

Je voyageais vers ce bout de la fatigue, là où vivent des oiseaux de feu, qui ressemblent à certaines nuits d’amour, quand on s’abandonne à ces amants qui jouent aux hommes, se lancent en matadors, pirates ou proxénètes, vous couvrent les yeux de ne pas supporter votre regard, harponnent votre corps, épousent votre bouche, vos yeux, vos oreilles, tous vos orifices et étranglent de leurs tentacules, un peu comme la femme abusée par les poulpes sur l’estampe d’Hokusai, vous profanant sans que vous n’en attendiez rien, sinon d’être à leur merci. Alors jouissance sans jouir, jouissance de pur abandon, qui doit moins à l’amour qu’à la surprise et au consentement. Amants tentacules auxquels vous êtes reconnaissant de vous donner l’illusion brève d’être homme et femme, et donc ni l’un ni l’autre, mais complet dans cette indistinction. Et d’y survivre aussi, sans en être aveuglé. Rare éclipse sur le chemin de l’impossible.

Ce poulpe froid auquel j’avais affaire, qui n’était pas seulement le cancer et la chimio mêlés mais cette faiblesse qu’ils engendrent et qui digèrent le corps, j’avais l’impression dans ces instants-là qu’il faisait la bête mais ne me voulait ni mal ni bien, et me tâtait comme si j’étais un objet bizarre dans le grand domaine du monde, m’enlaçant et me retenant pour m’examiner seulement, cadavre ou extatique, contenté ou horrifié, et m’offrant, ainsi happé par la vulve de la mort, des sensations insoupçonnées.



*

La tumeur fondait comme neige au soleil–sur ce point les médecins étaient satisfaits–, mais pas toujours sans douleur. Neige bleue pétrifiée ou névé sale, elle entraînait dans sa régression une partie du corps sain, glacier qui reculait et semait ses moraines. Longtemps encore elle ferait parler d’elle. Chaque séjour à l’hôpital renvoyait à une tout autre réalité. Ce qui s’était ouvert devant moi, ce n’étaient pas quelques mois de chimiothérapie, mais plusieurs années avant de m’entendre dire : « vous êtes guéri », et comme les médecins ont rarement des mots si absolus, sauf quand ils mentent, ce serait un « vous êtes guéri », assorti de quelque trouble-fête.

Entre les pourcentages, je m’en tenais à un futur qui signifiait : pas d’assurance, plus de maison stable, seulement le pays du danger.

Ce domaine prenait un aspect très mathématique d’ailleurs. On m’avait dessiné la courbe des probabilités de récidives. Je dévalais la pente du temps, tout schuss sur une piste noire. Un point. Et je ne savais pas si cette courbe s’effondrerait sous moi ou me permettrait de rejoindre le niveau des prairies tranquilles et des bas plateaux, d’où je pouvais encore tomber si, par exemple, je ne regardais pas en traversant la rue–mais avec bien moins de risque.

Heureusement le traitement et les efforts médicaux détournent l’attention. On s’improvise funambule sans s’en rendre compte.



*

Régulièrement, je passais une matinée à l’hôpital.

Pendant le trajet en taxi ou en métro, je me caparaçonne. Dans le hall, au bureau des admissions, dans le service. Les tubulures se balancent au-dessus des lits roulants, les châlits descendent au scanner, les blouses blanches font une pause café. Je ne regarde personne dans les yeux, ou par hasard ; je transperce qui je vois.

Les hôpitaux de l’Assistance publique avaient jusqu’alors été pour moi les bastions d’un de ces ordres monastiques, qu’on ne quitte jamais vraiment, dont chaque maison porte les rites familiers, et où, comme chez soi, on prend la permission de s’asseoir dans un recoin, de traverser un hall, d’inventorier quelles espèces les jardiniers auront choisies cette année pour les parterres floraux.

Franchir leur enceinte a souvent été, étudiant, praticien et malade même, une manière d’ouvrir une parenthèse pour me souvenir de la grandeur de ce métier, de la grandeur de l’homme. Impression sujette à bien des déceptions et étonnements, qui conduisent au ras d’un précipice de désillusions. Les hôpitaux sont des terres hautes, fendues par d’abruptes falaises. Y vivre renvoie aux sagas nordiques : sadisme guerrier, tortionnaires du quotidien, petitesses des ambitions universitaires, aspirations rien moins qu’humanistes, autant de découvertes qui alors indignaient les plus idéalistes ou les moins philosophes d’entre nous.

Pour ceux-ci d’ailleurs, les hôpitaux se dressent au cœur d’un réseau de savoir et de soin qui tend à l’élaboration d’une architecture sacrée, là où commence la voie sacerdotale de la profession, qui relie aux noms des pontes, ceux vivants qui font suer avec leurs interrogatoires vicieux et leurs questions hors programme–mais il n’y a pas de programme devant votre patient ! / Oui, monsieur–, et vous sabreront lors des concours, ceux des illustres anciens, patrons des patrons, dont la légende court encore les couloirs, parce que telle surveillante au seuil de la retraite sert dès qu’elle peut les souvenirs de son apprentissage dans le service, toute jeune infirmière qu’il faisait trembler, lui le vieil académicien ou l’écrivain polémiste, l’ancien déporté ou le Compagnon de la Libération, ou ce pionnier droit venu du temps des cathédrales, avec son étendard de droiture, de loyauté et de courage, et dont on se rappelait l’entretien télévisuel sur l’avortement ou sur les dons d’organes, sur les boat people, c’était il y a trente ans, avec un de ces journalistes célèbres à l’époque, quel nom déjà, et qui relatait lui-même des anecdotes sur son patron, mandarin vénéré qui parlait d’égal à égal avec un Mondor ou un Pasteur Vallery-Radot; et plus loin, enchevêtrés dans la voix de nos professeurs, nos livres et nos cours, les noms de Bichat, Yersin, Dieulafoy, Broussais, Esquirol, Sydenham, Harvey, Paré, Avicenne ou Averroès, remontant ainsi le fil d’une glorieuse lignée jusqu’à Gallien, Hérophile et bien sûr papa Hippocrate ou Asclépios même, autant de héros transformés pour nous en amphithéâtres, auxquels ils donnaient un relent de péplum, en hôpitaux, en rues, en maladies ou en termes d’anatomie, et dont la gloire était entraînée entre les mandibules de carabins dysorthographiques, barbés par tant de noms à retenir, écoutant les histoires des secrétaires, elles aussi témoins vivants de l’âge d’or et qui, du coq à l’âne, montraient le tas de demandes d’examen vierges, de quoi maintenir quelque temps, surtout lorsqu’on était sensible à l’épopée hospitalière, dans la croyance qu’on participait à quelque grand œuvre par ce travail ennuyeux au possible : remplir des formulaires, qu’une voix aigrie par téléphone gueulait de compléter fissa, quand elles avaient été oubliées ou parce qu’encore une fois les externes du service du Pr X ne faisaient pas correctement leur boulot et qu’on le signalerait au patron, à la surveillante, à je ne sais qui, menace qui avait la prétention de sous-entendre que notre avenir était en jeu, que notre inconscience déontologique nous accusait déjà de manquer à notre métier, que nous étions à l’évidence en passe de devenir, comme presque tous, de mauvais médecins.

Le temps des épopées était révolu.



*

Certaines cures exigeaient que je sois hospitalisé plus longtemps.

Une nuit.

Nous y voilà de nouveau : lui et moi, cet autre que je ne reconnais plus tout à fait aujourd’hui que j’écris ces lignes.

Je ne dors pas. La lumière est éteinte, l’infirmière inspecte les perfusions avec sa lampe de poche, a un mot chaleureux et s’en va poursuivre son tour des chambres.

Au début, je me disais : Et si ce qui arrivait était une chance ? Et si tout ce qui arrivait était une chance ? Et si le vrai malheur, c’était de n’avoir pas cette capacité de voir sa chance en tout, de faire une chance de tout ?

Alors je jubilais, comme si jongleur fabuleux j’étais parvenu à maintenir entre mes mains et autour de moi une nuée multicolore, comme si je me découvrais encore des pouvoirs insoupçonnés. Étonné que la souffrance soit un creuset si fertile pour la joie. Immobile et dans un tourbillon. Déraciné.

Ce déracinement, je l’aimais, comme j’avais aimé les trains en Amérique, au Vietnam, partout où j’avais voyagé, toujours roulant vers un autre bout du monde, avec l’espoir que la force intérieure, rameutée comme une horde vive, suffirait pour affronter ce qui vient droit devant, chaque fois la même force qui permettait de rebondir ou de se cabrer, qui résistait et rendait plus souple, plus fragile, faisait percevoir mieux. Toujours ce plaisir à avancer vers les soucis, à prendre à bras le corps les malheurs comme des étrangers masqués, à les étreindre non pour les défaire mais pour se mesurer à plus que soi.

Je fixais les gouttes de la perfusion. Seule vérité dans la nuit éclairée par les veilleuses. Ce goutte-à-goutte était l’espoir et moi, petit bonhomme, je montais depuis des mois, sautant d’une goutte à l’autre, escaladant cette cataracte de lenteur, qui tombait comme le temps et, sûrement, était en train de me changer.

Qui sait si je ne me rapprochais pas de la nature des bodhisattvas ? Car les bodhisattvas au fond sont des hommes qui ont vécu leur être entièrement de cette matière contradictoire qui alourdit et rend plus léger, qui ont vécu ce grand Nord du cœur, quand on n’est que soi, fermé et seul en soi-même, et qui libère les oiseaux de feu dans les gouttes d’eau miraculeuse.

Au fond, j’espérais bien passer entre les gouttes.

Même si lorsque je quittais l’hôpital, soulagé et laissant les autres à leur destin, l’espoir de m’en tirer me rendait de moins en moins serein, alors que j’approchais de la fin des traitements.

Peut-être parce que, même dans la maladie, s’en sortir seul, c’est avoir laissé mourir quelque chose de soi avec ceux que, faute de pouvoir aider, on n’a même pas aimés ni simplement regardés.

Un bodhisattva est aussi un homme qui se détache mais revient plein de tendresse pour les autres et leur solitude, et qui de son immense attention fait son juste milieu–sa maison.



*

Cela faisait plusieurs mois que j’étais reclus.

Je n’éprouvais plus de soutien intérieur ni d’enthousiasme à écrire comme au début. Je revenais vers cette île enchantée d’où j’allais bientôt m’échapper, mais pour où ? Des livres, j’avais reçu une aide qui s’était épuisée. Les mains tendues n’étaient plus que des ombres.

La certitude de changement dont j’avais rêvé au début, la joie de cet ascétisme du départ, qui m’avait redonné envie d’écrire sur le vieux poète, s’étaient dissipés. Ne dominait plus en moi la vulnérabilité, mais une gravité. Quelque chose qui pesait, léger et sombre. Je réabordais des côtes qui semblaient désormais inabordables. Pauvre, sans mérite. Je n’avais pas combattu, je m’étais laissé faire. Aucun tombeau en vue. Un autre silence s’installait : la fin de l’enchantement.

Je ne sentais plus la veine des animaux fabuleux, ni ces flux qui sourdent de l’autre domaine. Une force me submergeait, qui figeait mon regard sur des visages, des chevelures, des culs. Cette violence me rendait invisible, je ne sais pourquoi, même à ceux qui voyaient ce désir-là, du moins en avais-je l’impression.

Si on te garde, on ne gagne rien ; si on t’exécute, on ne perd rien. Parole écrite par un déporté. Pourquoi me la répéter ? J’étais encore au pays des morts.

La chimio allait bientôt s’achever.

Soudain, on vous dit : C’est fini. Vous sortez de l’hôpital et vous avez peur de tout ce qui est devant. Car demeure en vous l’homme sans cheveux.

Pourtant les cheveux, la barbe et les poils repoussent. La source n’est pas tarie, elle est bourbeuse, agitée : une débâcle plutôt qu’un jaillissement. Cette renaissance, comme on se complaisait à l’annoncer autour de moi, ne serait pas l’apparition d’un corps glorieux montrant ses blessures, mais celle d’un type qui portait encore en transparence des visions dont les autres commençaient de ne plus vouloir entendre parler.

J’avais espéré, c’est même ce qui m’avait soutenu avec le plus de constance, que quelque chose changerait après. Mais devant moi, en moi, il n’y avait que fermeture. Peut-être que c’était même ça la santé : gagner en force, perdre en acuité, retrouver une lucidité borgne et voir avec moins de relief.

Intraitable, démesurée, inutile, cette santé bâtit une prison.

Ce vers, je me l’étais souvent récité, sans le comprendre.

La maladie avait rongé ma relation avec les autres, avec Benjamin surtout, les approximations avec moi-même, la plupart des livres et tout ce que j’avais écrit jusqu’ici. Elle me laissait en séquelle une urgence qui ne tolérait pas de tiédeur et que rien ne semblait capable de satisfaire.

Et si ce qui résiste n’était que les ruines–que ce qui coule dans les ruines, comme la vie qui vient encore dans les très vieux visages.

          Rien de noyé détruit perdu.

          Visages

          comme galets roulés

          sur l’oubli.

          Fantôme

          tout ce sable.



*

C’est dans la violence que je venais de connaître qu’il faudrait fouiller. Avancer en me retournant sur ce pays invisible aux gens en bonne santé et que j’allais bientôt quitter–pour l’écrire.

Et je donnais un sens à l’aspiration faramineuse qui émergeait : non pas changer ou devenir nouveau, comme je l’avais cru, mais écrire autrement–écrire pour soigner de ce que personne ne peut nous guérir.



*

Dans ses carnets et sa correspondance avec Soljenitsyne, Chalamov en appelle à une nouvelle prose, « prose de demain » pour écrire la Kolyma.

Je n’avais pas connu la corruption morale, propre aux camps, mais cette abrasion de la sensibilité au malheur des autres, oui.

Ce qui avait résisté ?

Je suis incapable de dire ce que c’était. Je savais seulement que quelque chose avait résisté en moi. Était-ce ce qui n’appartient à personne ? Quelque chose en l’homme ou dans la littérature, l’art ?

Au début, j’avais eu l’impression, je l’ai dit, que la bibliothèque était pleine de morts. Mais il y a bien des livres, des hommes encore capables dans les pires moments de nouer un lien avec leurs frères inconnus.

Ce qui résistait ?

L’attente d’une prose qui fouille en soi et invente ce qui parvient à tenir.

Prose qui touche au vrai, à la compassion retrouvée peut-être, à tout ce qui est terrible dans le désir d’aimer ce qui meurt, d’écrire et de se survivre, malgré tout.

Prose cachée dans les cavernes d’un temps qui n’est d’aucun aujourd’hui, et qui s’use à bien plus que le temps : à cette vérité qui rend tout ce qu’elle n’est pas, friable–illisible.

Prose qu’on découvre au pied du mur où tout tremble. Le lieu même de l’évasion.



*

J’avais cette ambition incertaine : écrire pour les temps de malheur.