Sous la pluie fine d’été, Craven dépassa la statue d’Achille. Les réverbères venaient seulement de s’allumer, mais déjà, jusqu’à Marble Arch, les voitures se suivaient en files serrées, et d’âpres visages scrutaient l’ombre, à l’affût de quelqu’un, n’importe qui d’acceptable, avec qui passer un bon moment. Craven promenait son amertume; il avait relevé et fermé autour de son cou le col de son imperméable; il était dans l’un de ses plus mauvais jours.
—Graham Greene, Le petit cinéma d’Edgware Road.Traduit par Marcelle Sibon.
Début parfait, impossible de faire mieux. On voudrait rester là, sans fin au début. Probable influence du cinéma, l’éternité de l’instant saisi par la technique, avec art, illusion et réalité du quotidien, scénario fluide du fatal. Tout est là, tout y sera. Une sorte d’allégresse menaçante qui laisse derrière soi la mise en scène d’un professionnel du récit, qui vous emmène parmi les voitures jusqu’à Marble Arch. Pas la moindre nausée, seulement l’amertume. Certes tout est fabriqué, disposé, indiqué plus que suggéré. Alors on aime ou pas, on entre ou pas, on accepte ou non cette adéquation banale mais extrêmement réussie du descriptif et du psychologique, on jouit du charme ou bien on l’annule. Tout dépend de la capacité de jeu personnelle, des jugements en matière littéraire, des options sociales, de sa propre peur et futilité, etc. L’imperméable, quand même, tout une époque. Mais le datage date aussi, quel vêtement d’ailleurs n’est pas rituel? Non seulement j’ai relevé mon col mais je l’ai fermé (autour de mon cou, précise-t-on). Je suis dans l’un de mes plus mauvais jours. Il faudra bien que je lise un jour L’Odyssée, peut-être d’abord La Guerre de Troie, pour commencer, pour voir Achille en action. On oublie vite un article de dictionnaire. Que fout ici cette statue? J’aime la voir, comme les files serrées des voitures qui se suivent, sans penser à rien, sauf qu’un jour les gens qui conduisent seront, sans statue, aussi peu identifiables que des héros mythologiques mais consultables dans des archives (films, revues, etc.) ou plutôt à partir d’un microsupport.
Mon nom est Craven, je ne comprends pas bien pourquoi j’erre dans cette rue (avenue?) mais cette non-compréhension même est excitante, je ne suis que ma propre proie et celle d’une «ombre» scrutée par d’âpres visages, non celle du sociologue et de l’historien qui n’ont ABSOLUMENT RIEN À DIRE sur la variété des incipits. Évidemment on ne rencontre pas d’individu sans genre et réciproquement, c’est-à-dire que Craven se trouve coincé au moins dans deux scénarios (historique, littéraire...) mais le sociologue, mettons, est aussi un individu, et peut-être un personnage, et qui sait davantage l’un que l’autre.
J’imagine que Craven se sait dans le collimateur et qu’il apprécie à son juste prix, mettons, l’angoisse du sociologue à l’affût de quelqu’un, n’importe qui d’acceptable. Comment transformer un sale quart d’heure en bon moment? Évidemment, les réponses diffèrent, aussi nombreuses que les gens, on a d’ailleurs le droit de hausser les épaules devant ce genre de question. Craven possédait de vagues notions de sciences humaines mises vaguement à jour par sa lecture des journaux mais il pensait à tout autre chose, ou plutôt à rien de plus précis que l’allure des femmes, une promesse indéterminée au-delà de son amertume de tout à l’heure. Personne ne saurait comment il ressentait ce rayon de soleil, bien que désormais tout le monde puisse lire la phrase qui précède, chacun la lisant aussi à sa façon, sans échapper à la mention d’un superstéréotype d’un type super sans doute, preuve qu’on n’en sort pas, pas de cette façon, parce qu’il y en a toujours une, de toute façon. Reste que l’artiste a retenu certains détails et justement pas d’autres, sans lui Craven n’aurait jamais dépassé la statue d’Achille, du temps d’Achille il n’y aurait pas eu d’auteur du même genre, pas d’incipit, pas de Craven. Mais un autre genre, etc. Alors je préfère croire que je vais sous la pluie fine d’été sans trop d’égard pour les réverbères, car c’est pour moi l’après-midi. Cette pluie fine d’été, j’en toucherai un mot dans un instant à Craven.
Un Piège
Qui entreprend d’écrire cherche à défaire un piège. Un piège peut être involontaire, ce dessin de brume des choses actuelles et des évènements qui lui arrivent jusqu’ici. L’homme ordinaire (appelons ainsi celui qu’une passion impérative, saugrenue ou datable, ne pousse pas à noircir du papier comme on joue son existence) finira par connaître d’instinct les êtres fastes, les rues accueillantes, les meilleurs gestes et les moments propices, il sourira pour esquiver la question insoluble, abouchera l’esprit de l’escalier à l’eau de son moulin, changera de trottoir pour des raisons personnelles, évitera certaines situations pénibles, somatisera trivialement des stratagèmes, apprendra l’insensibilité et le rire, donnera à ses hontes médiocres le nom convivial ou fatal qui lave de tout soupçon. L’homme ordinaire, perdant ou battant, prend la vie comme elle vient, même s’il ne conçoit aucune espèce de projet il croit à celui des autres, à un ordre des issues. Pour lui existent des situations bonnes ou mauvaises, des états du monde, des conjonctures, des politiques, des engrenages, etc., tout cela restant visible. Parler de piège lui évoque une embuscade, ou un rat, il apprécie sans doute fortement l’image, car le réalisme attache de l’importance à l’expression.
Naturellement, qui écrit se comporte aussi en être ordinaire, mais il ne lui suffit plus de changer de trottoir, et il sait qu’il ne suffira pas de changer de ville, voire de continent, bien qu’un continent puisse aider, en même temps comme terre et comme image. Qui écrit marche et ne marche plus dans la rue où vous le voyez marcher. II marche en même temps dans la rue et dans l’image de rue, entre cette rue et la vôtre, il se fabrique une terre et un cerveau, il invente cette rue dans cette rue, à côté de cette rue, ou devant cette rue, une rue où peut-être plus tard vous serez forcé de passer «à votre tour» sans soupçonner que c’est lui qui l’a tracée pour son usage, pour vous échapper. Qui écrit ne se prend pas pour un architecte, un urbaniste encore moins, il fuit, il ne désire pas détruire, il entend glisser la terre meuble dans les cerveaux. Qui écrit fuit les écrivains, ne s’arrête plus à lui-même, qui écrit devient inépuisable car il s’est foutu dehors. Qui écrit cesse de vouloir réformer et de craindre, il déplace les repères de ses poumons. Qui écrit vous voit sans haine dans la nuit des claires journées, ne parvient plus à distinguer la nuit du jour et cependant continue à voir la nuit en plein jour, à prendre comme vous plaisir à la nuit, mais ses propres allées et venues ne sont plus semblables, il se promène ailleurs ici dans ses rues, dans l’absolu-relatif de ses rues, devenues accessoirement les vôtres. Jamais plus il n’empruntera les mêmes autos tellement obsolètes, tellement réelles parce qu’obsolètes, et cependant ni plus ni moins... intéressantes que ce qu’il écrit toute affaire cessante. Qui écrit ne s’affaire plus, tout à votre affaire tellement devenue la sienne, qui écrit n’écrit que vis-à-vis de vous le voyant écrire, car il n’écrit pas, pas davantage que vous qui involontairement rendez sa vie impossible, vous la fatalité ordinaire, vous le Piège que vous ne posez même pas. Vous qui sans le savoir l’avez condamné à écrire. Qui écrit se sait victime fortuite, non désignée. Son écriture n’est plus ventriloque du meurtre. Qui écrit ne pèse plus sur l’horreur et sur l’horaire. Ne se mesure plus aux bornes pathétiques, mathématiques, aux grands noms troués du délice et des fiascos. Qui écrit se fait invisible sans disparaître, devient commun pour rendre humaines vos pattes d’araignées sourdes.
Prière d’Insérer
L’Erreur, sur ses pneus d’ouate ou à Mach I, chargée à bloc de lyrisme errant, arrache un spasme à celui qui n’aime pas qu’on se trompe à ses dépens quand on rend la monnaie. L’erreur est le propre de l’homme. Cela va de soi. Comme la bière en boîte. Quand on ne connaît pas les maths on peut toujours s’ériger, dans la métaphysique de l’erreur. En vérité, je vois mal ce qu’est l’Erreur (l’eRREUR?). Parce que je vois mal, de plus en plus mal, ce qu’est l’Être, ou l’Histoire, ou — peu importe. Des mots inutiles. Redondance culturelle. Placards d’allégories. Certainement, l’erreur... Il n’y a aucun doute, on commet des erreurs... L’erreur... la vérité... L’erreur faste contre la pseudo-vérité... Ce qui signifie peut-être que l’erreur en question n’était pas une erreur (quant aux pseudo-vérités, elles ne sont pas nécessairement des erreurs!). La poésie... L’erreur... La poésie joue le rôle d’un signal d’erreur (au sens cybernétique) mais elle est aussi un signal de vérité (dans le sens le plus haut... et le plus banal). Le poète, qui ne comprend rien, qui ne comprendra jamais rien (c’est d’ailleurs pour ça qu’il écrit) donne à son interrogation d’imbécile héroïque une réponse particulière, c’est-à-dire erronée (ni vérité pratique, ni vérité mystique, etc. — néanmoins un rapport avec la politique extrêmement difficile à analyser) ... et absolument vraie. La poésie apparaît alors comme une ERREUR AU SECOND DEGRÉ.
L’erreur (l’E.... ?)... En se forçant un peu, il y a moyen de dire des choses intelligentes. Mais tout le monde est intelligent. Vous avez lu (ou vous n’avez pas lu) aussi bien (aussi mal) que moi Hegel,,,.,.,.,.,.,.,Derrida ou — on peut s’amuser à combiner leurs phrases (paraphrasés ou non) autrement, à remplacer un mot par un autre (par son antonyme par exemple — effet garanti). Sans oublier les ressources de l’analogie. Et vous progressez dans une espèce de dispositif rousselien où les brèches, les écarts de langage, les ratures, les différences, les cris et les coups de feu, les silences — sont mornement prévus.
PRÉVISIBLES.
S.V.P. d’urgence faites une erreur.
« We’ll walk afoot awhile, and ease our legs » Shakespeare.
Marchons un peu à pied pour dégourdir nos jambes.
(Sans Titre)
A mesure que j’approchais du tas de terre, son relief gagnait en precision. D’abord, l’image théâtrale à l’excès du grand volatile arraché à la bourbe, suggestion — silhouette d’acre rougeâtre. Je remarquai ensuite des volutes terreuses broyant des cymbals, l’emballage vert-rose d’un bonbon, les debris d’un haut-parleur, une feuille de papier Kraft (vagues entrailles argileuses digérant un décor qu’on imaginait reconnaître). A un mètre du tas, un bonbon violet avait roulé sans son enveloppe. Alors, j’eus l’intuition absurde, vraiment stupide et absurde j’en conviens, que le bonbon et le tas de terre se faisaient face. Le bonbon nu, prêt à l’esquive, capable de sauter. Tandis que l’amas guettait sa proie facétieuse l’ e-a-u à la b-o-u-c-h-e. Comme ce genre d’impression n’est guère longtemps habitable, je poursuivis ma promenade. Néanmoins, je retournai vers le bonbon. Je l’écrasai. Provoquant un bruit de sucre que je n’ai jamais beaucoup aimé.