Un Dieu et des Mœurs : Carnets d’un voyage au Sénégal
Elgas
Au nom de la tradition
C’était à l’aube que cela se faisait. À l’aube calme, tamisée des lueurs pittoresques et claires-obscures du ciel. C’était à l’aube fraîche, le soleil avait de jeunes rayons encore inoffensifs. La brume était crémeuse. La grâce matinale, immaculée, couvrait le village d’un baume apaisant. On dormait. Onctueusement. Insouciants, grandioses, et beaux. C’était à l’aube où même les coqs se joignaient au silence d’un matin sobre. Majestueux. Cette aube était une pause dans les tumultes et les fracas du monde. Une parenthèse de douceur. Quelque part, dans un village du Sénégal, Coubanao, un jour du milieu des années quatre-vingt-dix.
Une aube qui devait, hélas, bientôt et inexorablement, mourir avec quelques ruissellements sanglants et quelques amas de chair fraîchement coupée. Une aube condamnée, offerte à un rituel des âges.
Nous ne les entendions même pas arpenter le village de demeure en demeure. Nous ne devinions rien de leurs équipées matinales ou nocturnes. Nous n’en savions rien. C’était une armée de vieilles femmes, discrètes et expérimentées. Elles avaient du métier. Militairement, en rang serrés, froides comme une unité d’élite, ces femmes se présentaient devant les maisons, faisaient un signe de connivence aux mères de familles, et d’un geste, elles savaient s’en aller ou attendre qu’on leur livrât quelque chose. Une communication non verbale d’initiées, laconique et économe, s’établissait. En une heure, pendant que le village restait assoupi, elles en avaient fait le tour. Elles avaient fait une très bonne récolte ce jour-là. Des centaines de jeunes filles, d’adolescentes, encore timidement endormies, émergeant du tendre brouillard matinal, étaient entre leurs mains, quelque part, désormais loin des demeures, dans la forêt.
Et brusquement mais effroyablement, au milieu de l’harmonie délicieuse du matin, du fond de la steppe, émergeait le silence, celui de la gravité qui réduit à l’aphonie. Étouffés, les bruits redoublaient. On ne percevait rien. Mais on les entendait sourdre dans la gravité dont ils coloraient l’atmosphère. Macabres hurlements forcés au silence par le bâillon. Au fond la forêt, il se passait quelque chose. Bruits lointains puissants. Indistincts et troublants. Assurément graves. C’était le bruit de jeunes filles qui pleuraient et qui gémissaient. En chœur ou presque. De douleur. De douleur ? Peut-être de mort aussi. Mais officiellement, nulle mention. On n’entendait rien. Le silence rendormait le village.
Quelque part, dans la forêt de Coubanao, à des jeunes filles, rejointes par d’autres bien moins jeunes, récupérées à l’aube, on coupait le clitoris, et on pratiquait quelque sommaire chirurgie sur leurs parties génitales. Le ciel du village évaporait par le canal de ces cris le sang de centaines de fillettes.
Le bruit n’avait cessé pas de toute la matinée pour les malheureuses élues. Il redoublait. Intense persécution interminable. Cris d’une innocence enfantine face à l’épreuve. Ils atteignaient un summum, puis une légère vague de trêve s’annonçait. Elles continuaient à pleurer. À midi, terrassées par la douleur, sans doute vaincues par la souffrance, abattues, les filles dormaient à côté de leurs flaques de sang. Rutilante source en guise de bain somnifère. Pour tout répit, elles avaient ce sommeil post-traumatique. Le point le plus douloureux de l’épreuve était atteint.
Je n’en savais rien à l’époque. Mais j’avais peur. J’étais un enfant. Je m’étais retrouvé un matin sans mes camarades de jeu. Je ne savais rien des mystérieuses effusions qui grossissaient en échos dans tout le village. Les adultes savaient. Ils se taisaient : on ne le disait pas aux enfants. Adulte désormais, je sais ce qui s’y faisait. Du moins, je sais ce qui devait s’y faire.
Les cris n’étaient pas que des cris de douleur de jeunes filles qui perdaient leur clitoris. Les cris n’étaient pas uniquement des réactions à des excisions brutales, non ! Charge violente suprême, pour certaines dans d’autres contrées du Sénégal oriental, il s’agissait aussi d’infibulation. Territoires différents et différence de pratiques. Mais le fait demeure le même. Sur ces corps frêles et immatures, fragiles pour seule identité, les vieilles pratiquaient aussi la fermeture du vagin. Elles cousaient la vulve. L’infibulation, nom de cette torture dernière, décuplait la douleur de ces jeunes filles. Infibulation qui ne devait être défaite que quelques jours avant le mariage des filles mutilées. Mais à Coubanao, l’excision simple était la seule pratiquée. Une fois purifiées et femmes, comme on dit là-bas, les filles restaient quelques semaines en forêt, pour leur convalescence et leurs rites d’initiation à la vie féminine.
Les exciseuses n’avaient pas de matériel sophistiqué. C’était en réalité de vieilles lames vétustes qui leur servaient de tranchoir. Les mêmes qu’elles avaient de tout temps utilisées. Lames sèches qui selon des techniques ancestrales charcutaient ces jeunes clitoris. Sans antalgique, sans autres soins, sans anesthésie, cette douleur était un gage d’épreuve riche en leçon sur la vie. Elles avaient le secret de la pratique que des décennies de perpétuation avaient rendu sûre. Elles savaient à quelle hauteur couper. Elles savaient quel bout contenait le désir, et qu’il fallait primordialement charcuter. Le plaisir, la perversité, le goût du sexe sale, c’étaient les mots-ennemis. Elles avaient une science ancienne, garante même selon leur tradition de la vertu supérieure de ce qu’elles faisaient. Les exciseuses étaient, en un mot, des bienfaitrices. Des âmes dévouées et généreuses qui s’offraient pour faire luire l’héritage culturel de leurs ancêtres. Elles avaient leurs automatismes. Leur certitude, celle de l’habitude. C’étaient des vedettes de l’ombre. Chez les très jeunes filles, elles disaient « qu’il ne fallait couper qu’un bout, un petit peu ». Elles découvraient ainsi leur « peu » de cœur. Elles s’activaient. Toujours glaciales, insensibles, incapables d’émotions. D’ailleurs, à cette tâche, cette impassibilité est la seule qualité requise. Elles en faisaient toutes preuve. Elles savaient maintenir et lier ces jeunes filles, et davantage les mater quand la douleur les faisait tressaillir. Quand elles se débattaient, ces vieilles redoublaient d’efforts, par groupe de trois et quatre, elles reprenaient le dessus, et continuaient le travail.
Les parents des jeunes filles n’avaient pas leur mot à dire, d’ailleurs ont-ils jamais voulu dire quelque chose. Ils se séparaient de leurs filles à l’aube des jours d’excision, pour les perdre pendant un mois. L’accès au « bois sacré », lieu de la réclusion, théâtre de cette chirurgie forestière, était restreint et personne ne pouvait tromper la science de ces femmes qui avaient longtemps détenu le savoir lié à cet acte traditionnel.
Quelques jours après, nos camarades remarchaient, péniblement. Certaines plaies devenaient moches, et quelques rares, très rares, sans soins, rendaient l’âme faute d’avoir passé le test de cette féminité atypique. Le secret, dans sa majesté dernière, étouffait les crimes de la forêt. Rien ne filtrait et tout le village s’en trouvait fort bien.
Coubanao avait toujours excisé ses filles. Par le même procédé, sans jamais ni modifier les méthodes, ni questionner leur opportunité. C’était un legs ancestral qu’il fallait à tout prix perpétuer. Toutes les générations, en concertation avec les autres villages, passaient par ce réquisit traditionnel. On ramassait les petites filles, d’autres moins jeunes, pour les exciser. Pour qu’elles n’abusent pas d’une sexualité de plaisir. Pour qu’elles se tiennent. Pour qu’elles soient des épouses modèles. C’étaient les arguments presque bienveillants qui servaient de socle. Les hommes ne s’en mêlaient pas. Ils n’étaient pas les bourreaux directs. Les femmes elles-mêmes étaient à la tête de la mécanique. Être excisée était la garantie ultime pour elles : celle d’avoir une vie honorable. Une bonne image auprès de la communauté. La garantie d’une modestie sexuelle, seule preuve de probité des femmes. Couper le clitoris était ainsi la manière acceptée de dissuader le désir et la fornication. L’excision était une évidence, sans autre forme de question. Personne à Coubanao ne s’y dérobait. Les familles étaient fières d’y envoyer leurs enfants. Jamais un seul cas de rébellion ne fut noté. Même les morts ne taraudaient pas, au moins vaguement, les consciences ; mourir de l’excision, c’était mourir sur l’autel de sa culture : un acte de bravoure donc. Dans les bois, les rites d’initiation battaient leur plein, et l’on notait souvent le retour de femmes âgées, mariées, mères de famille, dans le bois, pour se faire exciser. Pour retrouver leur identité, leur culture. Elles se sentaient sales, avec ce bout de chair, avec ce morceau de trop dont l’ablation opérait comme une libération sur elles.
Et le faste arrivait. La fête. La communion. Les grandes danses. Les cortèges enivrés de joie. Coubanao célébrait ses héroïnes. Le jour de la sortie des filles, on chantait, on dansait. Les villages voisins affluaient. Il y avait à manger, à boire, l’aube de l’angoisse et de la gravité laissait la place au midi du bonheur.
On récupérait nos amies. On ne voyait rien de changé dans leur regard. Peut-être une pudeur et une retenue nouvelles. Le fait est que l’excision et l’infibulation n’ont pas de reflets sur le visage, ni de dommages apparents ; leurs ravages ne sont qu’internes, invisibles, donc personnels. Cette relative absence de blessure évidente rend tout soupçon de mutilation inepte et inaudible. Ces visages candides le restaient. Sans que jamais l’on soupçonnât un mal-être. Était-ce véritablement un mal-être ? Non. Sèchement, et définitivement. L’évidence sociale engendrée par le rituel culturel, une fois mise en branle, est un terrible cercle, un engrenage, qui broie tout sur son passage ; même le crime n’est plus crime ; il n’est qu’habitude. Celle du temps. De la tradition. Couperet immobile, éternel. La tradition.
Ndeey B., mon amoureuse d’enfance, était enfant de cette tradition. Elle avait été dans le lot de filles excisées à cette aube quand je dormais. Je ne peux m’empêcher de me souvenir de ce matin. Ndeey B. n’était pas seule et ne dirait rien. Mes cousines ont été excisées. Beaucoup de membres de ma famille. L’essentiel de mes collègues femmes à Coubanao. Elles avaient été excisées parce que la tradition l’exigeait. Tradition . . . Chut ! Elle coupe la parole. Son ennemi, c’est l’évolution, la correction de son profil, la critique. Coubanao, Ziguinchor et le Sénégal ont-ils assimilé la réponse ? Cette aube de mes sept ans, lointaine et si violente rétrospectivement, a-t-elle un legs ? Je ne sais, mais je vois un faisceau.
Valeurs
Ils ont lynché Jean. Peut-être même l’ont-ils pourchassé pour lui infliger la mort. Était-ce prémédité ? Ça en avait l’air. Était-ce une tentative d'assassinat ? Je ne sais. C’était un matin, ou un midi, je ne sais plus, je ne veux plus savoir. Le ciel brûlait Ziguinchor, comme toujours. Une rue en retrait du trafic général, dans les zones broussailleuses de la périphérie, abritait la scène. Ils se sont acharnés sur lui pendant très longtemps. Ils étaient plus de vingt, foule déchaînée et haineuse des deux sexes confondus et d’âge mixte, à le tabasser. Ils étaient autour de vingt contre un homme frêle et sahélien, à terre, drapeau blanc dans les yeux. Il avait abdiqué pour sûr, et criait pardon. Ce n’était pas une confrontation, jamais. Mais une mise à mort. Une pulsion sauvage. Une indescriptible peinture de ce que l’humain peut atteindre d’ignoble. Ils étaient à la tâche. Point émue, la foule à chaque minute atteignait un degré de plus dans la transe de sa frénésie meurtrière. L’insulte à la bouche, dans une rumeur d’attroupement accablante, ils se jetaient sur Jean comme des hyènes affamées sur leur proie. Ils le frappaient avec une violence rare, munis de tout ce qu’ils avaient sous la main, bâtons, pierres . . . D’autres le tapaient à poing nus, sur les côtes, au visage, sur les fesses, sur la tête, au dos. Comme dans une cérémonie païenne de transe mystique, le passage à tabac semblait procurer aux bourreaux une sorte de jouissance lugubre, un enivrement irréel devant la douleur de la victime. La rumeur des injures qui fusaient, et le brouhaha indiscernable qui en résultait, produisaient un fracas terrible sur le périmètre du passage à tabac. Et ils frappaient ! Encore et toujours. Au plus fort des cris de douleur du malheureux, le sadisme barbare de la foule était décuplé. Quand, par chance, Jean arrivait à bouger pour leur échapper, la rumeur redoublait d’écho, la faim de violence culminait alors, et ils l'immobilisaient à nouveau. Lié, maîtrisé, ramené au milieu de la furie, la bastonnade continuait, plus folle que jamais. Ils arrêtèrent leur besogne des minutes plus tard. Leur exutoire humain, désormais bien amoché, ensanglanté, aphone, gémissant, ils pouvaient battre en retraite, laissant Jean gisant au milieu de la rue.
La scène se passait dans une rue emmitouflée dans le paysage broussailleux de Ziguinchor, dans les zones peu fréquentées. Ni les passants, peu nombreux, ni les riverains, personne, ne vint au secours du lynché. Aucun signe de dénonciation ne traversa la rue. Pas même une compassion élémentaire. La normalité dans toute sa banalité semblait gouverner l’acte. De leur porte, de leur cour, de leur fenêtre, les spectateurs regardaient le film comme assis aux premières loges d’un théâtre tragique. Sans émotion, indifférente, la rumeur et ses commentaires finissaient par imprimer à l’agora une forme de gaîté ambiante et festive. Chez d’autres, à travers la posture, les hochements de tête, les sourires de connivence avec les bourreaux, on percevait l’approbation de ce qui se passait. Des petits comités émergeaient aux alentours immédiats de l’endroit pour saluer les jeunes auteurs de l’assaut.
Le corps gisait toujours au sol. Entre deux flaques d’eau stagnante et deux parcelles de terre cultivées. Le corps crachait du sang par deux trous frontaux. Des hématomes creusaient le visage complétant la scène d’horreur. Les yeux profondément meurtris reflétaient encore l’image traumatisante, fixée sur sa rétine, de la foule. Par moments, on entendait ses râles insoutenables, des râles caractéristiques des corps malmenés qui voyagent vers l’autre monde, éructés comme des appels à l’aide. Les jambes flageolaient, sévèrement fracturées. Les habits déchiquetés découvraient les plaies hideuses qui couvraient son corps. La photographie de cet amas humain recroquevillé et totalement désarticulé, corps frêle, très jeune à l'évidence, soumis à la barbarie, atteignait à l’ignominie mais n’était qu’un faible reflet de l’atrocité de la souffrance qui jaillissait de ce presque cadavre dont le souffle à peine audible promettait une fin assez proche.
Des minutes et des minutes passèrent.
Et le corps gisait toujours. Il gémissait comme pour appeler au secours. De façon presque inaudible. Longtemps. Des minutes interminables. Une heure d’agonie à terre. Ses bourreaux ne l’avaient pas achevé : ils disaient vouloir le corriger, le remettre à l’endroit, l'éduquer. C'était en substance ce que l'on pouvait entendre de leur rares propos. C’étaient leurs mots, tandis qu’ils fendaient la poussière pour rentrer. Ils ne voulaient pas le tuer, non, mais l'éduquer. Pour mener à bien une telle tâche, il leur fallait lui laisser le souffle mais l’amocher assez pour le dissuader. Dissuader de quoi ? La préméditation de l’acte venait ainsi d’être réalisée sans que les détails n'en devinssent plus évidents. Le corps au sol, étranger à tout ça, comme une bête mal égorgée, pleurait des larmes de sang. Sans jamais susciter ni émotion ni compassion.
D’autres interminables minutes s'écoulèrent.
Ceux tentés de porter secours, acculés par leur lâcheté, essayaient d'approcher, de se renseigner, ne serait-ce que sur le numéro des pompiers ou de la police. Mais ils en étaient dissuadés. Ils entendaient ceci de leurs voisins impassibles :
—Ça se retournera contre vous,
—Mais on ne peut pas le laisser comme ça, c'est inhumain.
—Vous ne savez pas pourquoi ils l'ont fait, ne vous en mêlez pas. Vous terniriez votre réputation. Et puis la police ne se déplace pas pour ça, les pompiers ne se déplacent que quand il y a un incendie, ou quand des enfants tombent dans des puits.
Des sentiments étranges, puissants, contradictoires opéraient. L'inaction ambiante les gagna à leur corps défendant.
Puis une vieille dame, passant par là, s’arrêta, fit le signe de croix, versa deux larmes et se convainquit, émue par l’horreur de ce corps qui lui sautait aux yeux, qu’il lui fallait s’en occuper. Devant l’indifférence des autres et face aux regards réprobateurs qui la défiaient et lui promettaient l’enfer, elle n’osa aucune question. Isolée, comme une intruse, elle suivit néanmoins la dictée de sa conscience, grandiose et humaine. Pour lui prodiguer les premiers soins, elle tenta de faire ce qu’elle put. Face à l’ampleur des blessures, elle opta pour les secours conventionnels. Pas de réflexe téléphonique. Elle se défit de son pagne, en couvrit le corps, et courut au poste de santé du camp militaire le plus proche pour demander du secours. Quelques minutes plus tard, elle revint, accompagnée de deux agents qui prirent le corps et le mirent sur une civière. Après quelques questions aux barons du quartier témoins de la scène, plantés là, comme contemplatifs des événements, on informa les militaires que le lynché était un voleur, récidiviste, qui avait été arrêté en plein acte crapuleux. L'explication suffit aux deux agents. Ils n’insistèrent pas plus. L’on admet ici ces justices brutales. Que l’on tue des voleurs, le crime reste toujours le fait des voleurs. Ainsi soit-il. Sans enquêtes approfondies, les deux agents s’en allèrent et confièrent le corps aux équipes médicales. L’épisode allait ainsi être clos. Avant que les deux hommes ne s’en aillent vraiment, on entendit plusieurs cris, disant que le lynché était un « deux puces », assortis de ricanements gutturaux. Une expression locale. Tout sauf valorisante. Elle expose à la vindicte quiconque était ainsi qualifié. Jean était de ceux-là.
À l’hôpital . . . Jean souffrait de quelques côtes cassées, peut-être toutes. Il avait des fractures aux jambes, des plaies hideuses à la face et au dos. Pas une parcelle de son corps n'avait échappé au traumatisme. Il était pansé de partout. Il ne pouvait ni parler, ni bouger. Ses propos étaient incohérents. Les médecins demandèrent après ses parents, il hocha la tête négativement pour leur signifier qu'il n'en avait pas ou plus. « Qui peut-on contacter », reprirent-ils ? « Personne », murmura-t-il. Les médecins lui prédirent une longue convalescence, avec peut-être, malgré sa jeunesse, des séquelles irréversibles dues à la brutalité des coups.
Totalement fracassé, immobile sur son lit, Jean recevait pourtant les premières leçons de morale des militaires qui l’avaient transporté à l’hôpital. Ils lui reprochaient des vols et lui dirent sans sourciller qu’il méritait son sort. Ce furent les seuls mots de réconfort à son endroit, et naturellement aucune procédure de punition judiciaire ne fut intentée contre ses bourreaux. Mais Jean reçut la remontrance sans bouger comme traumatisé par la crainte qu’on ne découvrît la cause réelle de son lynchage. Il semblait même opiner, comme pour leur assurer qu’il avait compris. Il s’estimait heureux d’en sortir vivant. Encore plus que ses médecins ne sachent pas le véritable motif de son agression. Jean avait été lynché parce qu'il était ce qu'on appelle localement un « deux puces ».
La vieille dame providentielle qui avait sauvé Jean n’était pas venue le voir sur son lit de convalescence. Elle avait été entre temps informée du motif de l’agression. Les spectateurs s’étaient indignés de la voir porter assistance à un enfant par terre. Ils lui expliquèrent de manière détaillée les penchants du garçon, ses fréquentations et ses actes. Elle souscrivit aux postulats et sentences ambiantes. Culturellement, elle était comme eux. Confuse, elle en vint à regretter son geste de secours et prit place dans le clan des bourreaux. Le crime, fallait-il retenir de cet improbable changement d’attitude, était odieux, impardonnable ; il était si ignominieux dans les consciences locales que sauver un enfant laissé pour mort, en devenait même un forfait. Personne ne vint rendre visite au malade. L’agression, devait-on comprendre, n’était pas l’épisode le plus douloureux de la vie de Jean. Le garçon vivait dans l’acide depuis sa tendre enfance. Ce n’était qu’un épisode banal dans une vie effroyable, dont il me confia quelques événements.
On ne savait pas grande chose de la vie de Jean. Il avait perdu sa mère très tôt vers ses dix ans. Un cancer du sein foudroyant l’avait terrassée, et avait écourté son agonie. Rideau. Là-bas, les maladies de ce genre ne sont pas diagnostiquées, elles s’annoncent, elles se nourrissent d’âmes humaines sans défense, les acculent et les tuent sans autre forme de prévention, de soin, ou de détection. La maladie fit un orphelin, il était fils unique. Il était sorti de l’école en conséquence et s’était mis à la vie de la rue. Il s’y était endurci et y avait appris à faire de petits boulots de survie. Son père l'avait plusieurs fois battu, insulté, exclu de la maison et lui avait totalement interdit de s'y présenter à nouveau. Sa famille proche, ses oncles, tantes, cousins, l'avaient renié, et complètement mis à l'écart. Il avait été obligé de sortir du quartier, d'aller loin, de s'y faire une vie en espérant une virginité nouvelle, non souillée par sa réputation d'origine. Il habitait une chambre, en briques cuites, un peu à l’abri. Il n’avait pas d’amis. Il avait quelques amies proches. Mais il avait surtout, constante jamais démentie, une armée de gens qui le haïssaient partout où il allait. On lui en voulait, on le toisait, avec une détestation charnelle, hostile, violente, qui réduisit sa vie à un enfer insupportable mais surtout qui le contraignit à vivre en catimini. La société était contre lui, n’acceptait pas sa différence, encore moins à son âge. Il avait eu quelques rêves fous, enterrés un à un. Il voulait être créateur de vêtements pour femmes. Il rêvait de briller dans les rencontres de stylisme. Il ne rêvait plus. Même cette denrée essentielle de la vie, surtout à son âge, avait fini par se tarir.
En réalité, tout son quartier le connaissait Jean.
Jean avait autour de dix-huit ans. Il était grand et efféminé. C'était un fort bel homme. Un garçon racé, délicat, même si les stigmates d'une vie pénible coloraient son visage d'un aspect ingrat. Jean n'était pas un garçon comme un autre. Il s'habillait différemment. Il était souriant, gai, aguicheur. Il avait une allure androgyne. Il était exubérant et jovial. Il ne se cachait pas. Il avait ses préférences, ses goûts. Cette différence avait levé autour de lui un sentiment de haine à son encontre. Partout, se liguaient des forces contre lui. Tous les cénacles du quartier le tuaient de paroles médisantes quand il passait. On lui promettait une mort prochaine, une punition, une correction. Lui, comme affranchi par la candeur de l'âge, continuait à vivre ses caprices et ses passions. Toutes choses que la société de Ziguinchor, les veines remplies d’islam, ne pouvaient tolérer. Le jour de son agression, le quartier avait soupçonné des ébats dans sa chambre parce qu’il y était avec un de ses amis, une connaissance, je ne sais. La rumeur avait ainsi enflé, se répandant comme une traînée de poudre. Les bourreaux alléchés par cette odeur sortirent. Tout ce que le quartier avait emmagasiné de haine jaillit des cœurs noircis, ce jour-là. Et c’est ainsi, sur la base de la rumeur et d’une rancœur ancienne, qu’on le « corrigea » pour l’éduquer et le changer. Jean était un « deux puces », expression locale qui signifie homosexuel. L'opprobre ultime.
À Ziguinchor, comme ailleurs, les homosexuels vivent à l’écart, se cachent, se retrouvent pour communier et se soutenir. Cette vie parallèle, discrète, est la dernière aire où ils peuvent jouir d’une certaine liberté. Ces rassemblements, tenus secrets, deviennent une forme de clandestinité à la merci d’une délation et d’une malveillance. Mais c’est une résistance, une solidarité, une survie.
Si la scène de l’agression n’a ému, ni choqué personne, c’est que le motif de la répression transcendait tout. L’homosexualité est une déviance ici. Le texte islamique le dit. La culture le dit. Ça fait assez de poids. La société a digéré le jugement des deux garants suprêmes : Dieu et son produit entre autres, la tradition. Toute justice satisfaisant à cet idéal culturel et religieux est hautement appréciée. L’homosexualité n’est pas une réalité d'ici, c’est connu et répété à loisir. À l’origine, Ziguinchor était pur. Ce sont les flots de la dépravation du monde, de source occidentale, vers leurs terres nobles, qui ont souillé la ville et inondé Jean. Debout, comme un corps social homogène, les Ziguinchorois refusent cette déviance pathologique qui vient de chez les blancs. Arc-boutés sur leurs piliers culturels qui ont vocation à résister au temps, ils combattent l’homosexualité et prennent des résolutions consistant à tuer les déviants, à les exclure des lieux de rencontre et des cimetières. Pas égaux dans la vie, pas égaux dans la mort. L'homosexualité relève d’une monstruosité innommable, qui en plus de l’image insoutenable de la sodomie, révèle la pathologie grave de ces gens. Imperméable à toute déviance, on ne peut ni concevoir, ni admettre, qu’il en soit autrement dans une société sous le joug d’un dieu hétérosexuel ; même la discussion est d’emblée proscrite, elle supposerait une allégeance annonciatrice d’une permissivité. La question obtuse, ancrée dans une certitude traditionnelle, de l’appartenance sexuelle, est ainsi tranchée par un tribunal religieux et culturel, qui admet qu’en son nom, des enfants, coupables de trop de sensibilité, coupables d’être prisonniers de leur état biologique, puissent être tués, en messe simple. Cela sonne comme la lame d’une guillotine, sans trémolos, sans remords. D’ailleurs ici, cette forme d'extrémité est l’habit que doit revêtir la vertu. Les justiciers garants de cet ordre sont de singuliers héros, anges des mœurs locales, qui soulèvent une forme d’admiration parmi les foules populaires.
Que la vie de Jean se fasse derrière le secret des murs, cachée du monde, ils s’en foutent. Les équipées justicières viennent déloger dans les trous ceux qui osent enfreindre la loi. La discrétion, ils n'en ont cure. L'intimité de l'homosexualité, ils n'en veulent pas non plus ; l'acte en lui-même suffit à la répression. Même la rumeur, le soupçon, une démarche singulière, cela est suffisant pour avoir droit à la punition. Ni la pudeur ni la discrétion n’éveillent leur clémence. Ils les dérangent quand même, les gays cachés. Cette brigade de nettoyage de la déviance, forte de milliers de patrouilleurs sociaux, est une police ultime, une police populaire, une armée aux griffes acérées. Jean jette l’opprobre sur leur quartier disent-ils. Il détruit leurs mœurs et leurs valeurs, poursuivent-ils. C’est ainsi que s’établit la concurrence entre quartiers pour traquer les déviants. Lyncher Jean aussi ignoblement servirait d’exemple aux téméraires qui osent braver la loi. C’est une jurisprudence à laquelle les autorités coutumières et religieuses donnent leur total assentiment. Les pouvoirs politiques aussi. Aphones, complices, adhérents. Les rares organisations de défense des homosexuels sont des groupes, lointains, impuissants, dont les moyens ridicules face à la croyance populaire ne peuvent couvrir l'étendue du Sénégal depuis leurs bureaux dakarois. Il y a quelque chose d’imperméable et d’irréversible dans leur résolution, qui provoque l’effroi. Ces gens sont capables de tuer des homosexuels pour satisfaire leur Dieu, qui lui-même les a conçus.
Jean n’est pas mort. « Il faut lui casser les dents pour qu’il ne suce plus », rigolaient ses bourreaux pendant son agression, et après dans des discussions dont j’ai été témoin. Personne ne s'est jamais indigné de son sort. Jean a désormais le choix : faire semblant et s’inventer une hétérosexualité, s’en aller, ou assumer et mourir.
Par ici, on se conforme à la société. On se laisse bouffer par ses décrets. Elle n’a aucun défaut. C’est de cette perpétuation culturelle que dépend la fierté locale. D’ailleurs, se gargarisent-ils, « on n’a rien, mais on a ça ».
Comprenez tuer les homosexuels, enfants. Ou seulement essayer. C’est plus doux. Ça sonne agréablement à l’oreille. Ça transforme l’horreur en gaieté coercitive.
Une semaine après son admission à l'hôpital militaire de Ziguinchor, Jean a été sommé de payer son lit, ou de sortir. Son état était encore fort précaire. Sans le sou, il se résolut à sortir et à aller s'établir dans sa chambre, incapable de marcher correctement, et le visage encore sévèrement tuméfié. Ce sont les dernières nouvelles que j’ai eues de Jean au moment où j’écris ces lignes. Je ne sais si j'en aurai un jour d'autres.
C’était à l’aube que cela se faisait. À l’aube calme, tamisée des lueurs pittoresques et claires-obscures du ciel. C’était à l’aube fraîche, le soleil avait de jeunes rayons encore inoffensifs. La brume était crémeuse. La grâce matinale, immaculée, couvrait le village d’un baume apaisant. On dormait. Onctueusement. Insouciants, grandioses, et beaux. C’était à l’aube où même les coqs se joignaient au silence d’un matin sobre. Majestueux. Cette aube était une pause dans les tumultes et les fracas du monde. Une parenthèse de douceur. Quelque part, dans un village du Sénégal, Coubanao, un jour du milieu des années quatre-vingt-dix.
Une aube qui devait, hélas, bientôt et inexorablement, mourir avec quelques ruissellements sanglants et quelques amas de chair fraîchement coupée. Une aube condamnée, offerte à un rituel des âges.
Nous ne les entendions même pas arpenter le village de demeure en demeure. Nous ne devinions rien de leurs équipées matinales ou nocturnes. Nous n’en savions rien. C’était une armée de vieilles femmes, discrètes et expérimentées. Elles avaient du métier. Militairement, en rang serrés, froides comme une unité d’élite, ces femmes se présentaient devant les maisons, faisaient un signe de connivence aux mères de familles, et d’un geste, elles savaient s’en aller ou attendre qu’on leur livrât quelque chose. Une communication non verbale d’initiées, laconique et économe, s’établissait. En une heure, pendant que le village restait assoupi, elles en avaient fait le tour. Elles avaient fait une très bonne récolte ce jour-là. Des centaines de jeunes filles, d’adolescentes, encore timidement endormies, émergeant du tendre brouillard matinal, étaient entre leurs mains, quelque part, désormais loin des demeures, dans la forêt.
Et brusquement mais effroyablement, au milieu de l’harmonie délicieuse du matin, du fond de la steppe, émergeait le silence, celui de la gravité qui réduit à l’aphonie. Étouffés, les bruits redoublaient. On ne percevait rien. Mais on les entendait sourdre dans la gravité dont ils coloraient l’atmosphère. Macabres hurlements forcés au silence par le bâillon. Au fond la forêt, il se passait quelque chose. Bruits lointains puissants. Indistincts et troublants. Assurément graves. C’était le bruit de jeunes filles qui pleuraient et qui gémissaient. En chœur ou presque. De douleur. De douleur ? Peut-être de mort aussi. Mais officiellement, nulle mention. On n’entendait rien. Le silence rendormait le village.
Quelque part, dans la forêt de Coubanao, à des jeunes filles, rejointes par d’autres bien moins jeunes, récupérées à l’aube, on coupait le clitoris, et on pratiquait quelque sommaire chirurgie sur leurs parties génitales. Le ciel du village évaporait par le canal de ces cris le sang de centaines de fillettes.
Le bruit n’avait cessé pas de toute la matinée pour les malheureuses élues. Il redoublait. Intense persécution interminable. Cris d’une innocence enfantine face à l’épreuve. Ils atteignaient un summum, puis une légère vague de trêve s’annonçait. Elles continuaient à pleurer. À midi, terrassées par la douleur, sans doute vaincues par la souffrance, abattues, les filles dormaient à côté de leurs flaques de sang. Rutilante source en guise de bain somnifère. Pour tout répit, elles avaient ce sommeil post-traumatique. Le point le plus douloureux de l’épreuve était atteint.
Je n’en savais rien à l’époque. Mais j’avais peur. J’étais un enfant. Je m’étais retrouvé un matin sans mes camarades de jeu. Je ne savais rien des mystérieuses effusions qui grossissaient en échos dans tout le village. Les adultes savaient. Ils se taisaient : on ne le disait pas aux enfants. Adulte désormais, je sais ce qui s’y faisait. Du moins, je sais ce qui devait s’y faire.
Les cris n’étaient pas que des cris de douleur de jeunes filles qui perdaient leur clitoris. Les cris n’étaient pas uniquement des réactions à des excisions brutales, non ! Charge violente suprême, pour certaines dans d’autres contrées du Sénégal oriental, il s’agissait aussi d’infibulation. Territoires différents et différence de pratiques. Mais le fait demeure le même. Sur ces corps frêles et immatures, fragiles pour seule identité, les vieilles pratiquaient aussi la fermeture du vagin. Elles cousaient la vulve. L’infibulation, nom de cette torture dernière, décuplait la douleur de ces jeunes filles. Infibulation qui ne devait être défaite que quelques jours avant le mariage des filles mutilées. Mais à Coubanao, l’excision simple était la seule pratiquée. Une fois purifiées et femmes, comme on dit là-bas, les filles restaient quelques semaines en forêt, pour leur convalescence et leurs rites d’initiation à la vie féminine.
Les exciseuses n’avaient pas de matériel sophistiqué. C’était en réalité de vieilles lames vétustes qui leur servaient de tranchoir. Les mêmes qu’elles avaient de tout temps utilisées. Lames sèches qui selon des techniques ancestrales charcutaient ces jeunes clitoris. Sans antalgique, sans autres soins, sans anesthésie, cette douleur était un gage d’épreuve riche en leçon sur la vie. Elles avaient le secret de la pratique que des décennies de perpétuation avaient rendu sûre. Elles savaient à quelle hauteur couper. Elles savaient quel bout contenait le désir, et qu’il fallait primordialement charcuter. Le plaisir, la perversité, le goût du sexe sale, c’étaient les mots-ennemis. Elles avaient une science ancienne, garante même selon leur tradition de la vertu supérieure de ce qu’elles faisaient. Les exciseuses étaient, en un mot, des bienfaitrices. Des âmes dévouées et généreuses qui s’offraient pour faire luire l’héritage culturel de leurs ancêtres. Elles avaient leurs automatismes. Leur certitude, celle de l’habitude. C’étaient des vedettes de l’ombre. Chez les très jeunes filles, elles disaient « qu’il ne fallait couper qu’un bout, un petit peu ». Elles découvraient ainsi leur « peu » de cœur. Elles s’activaient. Toujours glaciales, insensibles, incapables d’émotions. D’ailleurs, à cette tâche, cette impassibilité est la seule qualité requise. Elles en faisaient toutes preuve. Elles savaient maintenir et lier ces jeunes filles, et davantage les mater quand la douleur les faisait tressaillir. Quand elles se débattaient, ces vieilles redoublaient d’efforts, par groupe de trois et quatre, elles reprenaient le dessus, et continuaient le travail.
Les parents des jeunes filles n’avaient pas leur mot à dire, d’ailleurs ont-ils jamais voulu dire quelque chose. Ils se séparaient de leurs filles à l’aube des jours d’excision, pour les perdre pendant un mois. L’accès au « bois sacré », lieu de la réclusion, théâtre de cette chirurgie forestière, était restreint et personne ne pouvait tromper la science de ces femmes qui avaient longtemps détenu le savoir lié à cet acte traditionnel.
Quelques jours après, nos camarades remarchaient, péniblement. Certaines plaies devenaient moches, et quelques rares, très rares, sans soins, rendaient l’âme faute d’avoir passé le test de cette féminité atypique. Le secret, dans sa majesté dernière, étouffait les crimes de la forêt. Rien ne filtrait et tout le village s’en trouvait fort bien.
Coubanao avait toujours excisé ses filles. Par le même procédé, sans jamais ni modifier les méthodes, ni questionner leur opportunité. C’était un legs ancestral qu’il fallait à tout prix perpétuer. Toutes les générations, en concertation avec les autres villages, passaient par ce réquisit traditionnel. On ramassait les petites filles, d’autres moins jeunes, pour les exciser. Pour qu’elles n’abusent pas d’une sexualité de plaisir. Pour qu’elles se tiennent. Pour qu’elles soient des épouses modèles. C’étaient les arguments presque bienveillants qui servaient de socle. Les hommes ne s’en mêlaient pas. Ils n’étaient pas les bourreaux directs. Les femmes elles-mêmes étaient à la tête de la mécanique. Être excisée était la garantie ultime pour elles : celle d’avoir une vie honorable. Une bonne image auprès de la communauté. La garantie d’une modestie sexuelle, seule preuve de probité des femmes. Couper le clitoris était ainsi la manière acceptée de dissuader le désir et la fornication. L’excision était une évidence, sans autre forme de question. Personne à Coubanao ne s’y dérobait. Les familles étaient fières d’y envoyer leurs enfants. Jamais un seul cas de rébellion ne fut noté. Même les morts ne taraudaient pas, au moins vaguement, les consciences ; mourir de l’excision, c’était mourir sur l’autel de sa culture : un acte de bravoure donc. Dans les bois, les rites d’initiation battaient leur plein, et l’on notait souvent le retour de femmes âgées, mariées, mères de famille, dans le bois, pour se faire exciser. Pour retrouver leur identité, leur culture. Elles se sentaient sales, avec ce bout de chair, avec ce morceau de trop dont l’ablation opérait comme une libération sur elles.
Et le faste arrivait. La fête. La communion. Les grandes danses. Les cortèges enivrés de joie. Coubanao célébrait ses héroïnes. Le jour de la sortie des filles, on chantait, on dansait. Les villages voisins affluaient. Il y avait à manger, à boire, l’aube de l’angoisse et de la gravité laissait la place au midi du bonheur.
On récupérait nos amies. On ne voyait rien de changé dans leur regard. Peut-être une pudeur et une retenue nouvelles. Le fait est que l’excision et l’infibulation n’ont pas de reflets sur le visage, ni de dommages apparents ; leurs ravages ne sont qu’internes, invisibles, donc personnels. Cette relative absence de blessure évidente rend tout soupçon de mutilation inepte et inaudible. Ces visages candides le restaient. Sans que jamais l’on soupçonnât un mal-être. Était-ce véritablement un mal-être ? Non. Sèchement, et définitivement. L’évidence sociale engendrée par le rituel culturel, une fois mise en branle, est un terrible cercle, un engrenage, qui broie tout sur son passage ; même le crime n’est plus crime ; il n’est qu’habitude. Celle du temps. De la tradition. Couperet immobile, éternel. La tradition.
Ndeey B., mon amoureuse d’enfance, était enfant de cette tradition. Elle avait été dans le lot de filles excisées à cette aube quand je dormais. Je ne peux m’empêcher de me souvenir de ce matin. Ndeey B. n’était pas seule et ne dirait rien. Mes cousines ont été excisées. Beaucoup de membres de ma famille. L’essentiel de mes collègues femmes à Coubanao. Elles avaient été excisées parce que la tradition l’exigeait. Tradition . . . Chut ! Elle coupe la parole. Son ennemi, c’est l’évolution, la correction de son profil, la critique. Coubanao, Ziguinchor et le Sénégal ont-ils assimilé la réponse ? Cette aube de mes sept ans, lointaine et si violente rétrospectivement, a-t-elle un legs ? Je ne sais, mais je vois un faisceau.
Valeurs
Ils ont lynché Jean. Peut-être même l’ont-ils pourchassé pour lui infliger la mort. Était-ce prémédité ? Ça en avait l’air. Était-ce une tentative d'assassinat ? Je ne sais. C’était un matin, ou un midi, je ne sais plus, je ne veux plus savoir. Le ciel brûlait Ziguinchor, comme toujours. Une rue en retrait du trafic général, dans les zones broussailleuses de la périphérie, abritait la scène. Ils se sont acharnés sur lui pendant très longtemps. Ils étaient plus de vingt, foule déchaînée et haineuse des deux sexes confondus et d’âge mixte, à le tabasser. Ils étaient autour de vingt contre un homme frêle et sahélien, à terre, drapeau blanc dans les yeux. Il avait abdiqué pour sûr, et criait pardon. Ce n’était pas une confrontation, jamais. Mais une mise à mort. Une pulsion sauvage. Une indescriptible peinture de ce que l’humain peut atteindre d’ignoble. Ils étaient à la tâche. Point émue, la foule à chaque minute atteignait un degré de plus dans la transe de sa frénésie meurtrière. L’insulte à la bouche, dans une rumeur d’attroupement accablante, ils se jetaient sur Jean comme des hyènes affamées sur leur proie. Ils le frappaient avec une violence rare, munis de tout ce qu’ils avaient sous la main, bâtons, pierres . . . D’autres le tapaient à poing nus, sur les côtes, au visage, sur les fesses, sur la tête, au dos. Comme dans une cérémonie païenne de transe mystique, le passage à tabac semblait procurer aux bourreaux une sorte de jouissance lugubre, un enivrement irréel devant la douleur de la victime. La rumeur des injures qui fusaient, et le brouhaha indiscernable qui en résultait, produisaient un fracas terrible sur le périmètre du passage à tabac. Et ils frappaient ! Encore et toujours. Au plus fort des cris de douleur du malheureux, le sadisme barbare de la foule était décuplé. Quand, par chance, Jean arrivait à bouger pour leur échapper, la rumeur redoublait d’écho, la faim de violence culminait alors, et ils l'immobilisaient à nouveau. Lié, maîtrisé, ramené au milieu de la furie, la bastonnade continuait, plus folle que jamais. Ils arrêtèrent leur besogne des minutes plus tard. Leur exutoire humain, désormais bien amoché, ensanglanté, aphone, gémissant, ils pouvaient battre en retraite, laissant Jean gisant au milieu de la rue.
La scène se passait dans une rue emmitouflée dans le paysage broussailleux de Ziguinchor, dans les zones peu fréquentées. Ni les passants, peu nombreux, ni les riverains, personne, ne vint au secours du lynché. Aucun signe de dénonciation ne traversa la rue. Pas même une compassion élémentaire. La normalité dans toute sa banalité semblait gouverner l’acte. De leur porte, de leur cour, de leur fenêtre, les spectateurs regardaient le film comme assis aux premières loges d’un théâtre tragique. Sans émotion, indifférente, la rumeur et ses commentaires finissaient par imprimer à l’agora une forme de gaîté ambiante et festive. Chez d’autres, à travers la posture, les hochements de tête, les sourires de connivence avec les bourreaux, on percevait l’approbation de ce qui se passait. Des petits comités émergeaient aux alentours immédiats de l’endroit pour saluer les jeunes auteurs de l’assaut.
Le corps gisait toujours au sol. Entre deux flaques d’eau stagnante et deux parcelles de terre cultivées. Le corps crachait du sang par deux trous frontaux. Des hématomes creusaient le visage complétant la scène d’horreur. Les yeux profondément meurtris reflétaient encore l’image traumatisante, fixée sur sa rétine, de la foule. Par moments, on entendait ses râles insoutenables, des râles caractéristiques des corps malmenés qui voyagent vers l’autre monde, éructés comme des appels à l’aide. Les jambes flageolaient, sévèrement fracturées. Les habits déchiquetés découvraient les plaies hideuses qui couvraient son corps. La photographie de cet amas humain recroquevillé et totalement désarticulé, corps frêle, très jeune à l'évidence, soumis à la barbarie, atteignait à l’ignominie mais n’était qu’un faible reflet de l’atrocité de la souffrance qui jaillissait de ce presque cadavre dont le souffle à peine audible promettait une fin assez proche.
Des minutes et des minutes passèrent.
Et le corps gisait toujours. Il gémissait comme pour appeler au secours. De façon presque inaudible. Longtemps. Des minutes interminables. Une heure d’agonie à terre. Ses bourreaux ne l’avaient pas achevé : ils disaient vouloir le corriger, le remettre à l’endroit, l'éduquer. C'était en substance ce que l'on pouvait entendre de leur rares propos. C’étaient leurs mots, tandis qu’ils fendaient la poussière pour rentrer. Ils ne voulaient pas le tuer, non, mais l'éduquer. Pour mener à bien une telle tâche, il leur fallait lui laisser le souffle mais l’amocher assez pour le dissuader. Dissuader de quoi ? La préméditation de l’acte venait ainsi d’être réalisée sans que les détails n'en devinssent plus évidents. Le corps au sol, étranger à tout ça, comme une bête mal égorgée, pleurait des larmes de sang. Sans jamais susciter ni émotion ni compassion.
D’autres interminables minutes s'écoulèrent.
Ceux tentés de porter secours, acculés par leur lâcheté, essayaient d'approcher, de se renseigner, ne serait-ce que sur le numéro des pompiers ou de la police. Mais ils en étaient dissuadés. Ils entendaient ceci de leurs voisins impassibles :
—Ça se retournera contre vous,
—Mais on ne peut pas le laisser comme ça, c'est inhumain.
—Vous ne savez pas pourquoi ils l'ont fait, ne vous en mêlez pas. Vous terniriez votre réputation. Et puis la police ne se déplace pas pour ça, les pompiers ne se déplacent que quand il y a un incendie, ou quand des enfants tombent dans des puits.
Des sentiments étranges, puissants, contradictoires opéraient. L'inaction ambiante les gagna à leur corps défendant.
Puis une vieille dame, passant par là, s’arrêta, fit le signe de croix, versa deux larmes et se convainquit, émue par l’horreur de ce corps qui lui sautait aux yeux, qu’il lui fallait s’en occuper. Devant l’indifférence des autres et face aux regards réprobateurs qui la défiaient et lui promettaient l’enfer, elle n’osa aucune question. Isolée, comme une intruse, elle suivit néanmoins la dictée de sa conscience, grandiose et humaine. Pour lui prodiguer les premiers soins, elle tenta de faire ce qu’elle put. Face à l’ampleur des blessures, elle opta pour les secours conventionnels. Pas de réflexe téléphonique. Elle se défit de son pagne, en couvrit le corps, et courut au poste de santé du camp militaire le plus proche pour demander du secours. Quelques minutes plus tard, elle revint, accompagnée de deux agents qui prirent le corps et le mirent sur une civière. Après quelques questions aux barons du quartier témoins de la scène, plantés là, comme contemplatifs des événements, on informa les militaires que le lynché était un voleur, récidiviste, qui avait été arrêté en plein acte crapuleux. L'explication suffit aux deux agents. Ils n’insistèrent pas plus. L’on admet ici ces justices brutales. Que l’on tue des voleurs, le crime reste toujours le fait des voleurs. Ainsi soit-il. Sans enquêtes approfondies, les deux agents s’en allèrent et confièrent le corps aux équipes médicales. L’épisode allait ainsi être clos. Avant que les deux hommes ne s’en aillent vraiment, on entendit plusieurs cris, disant que le lynché était un « deux puces », assortis de ricanements gutturaux. Une expression locale. Tout sauf valorisante. Elle expose à la vindicte quiconque était ainsi qualifié. Jean était de ceux-là.
À l’hôpital . . . Jean souffrait de quelques côtes cassées, peut-être toutes. Il avait des fractures aux jambes, des plaies hideuses à la face et au dos. Pas une parcelle de son corps n'avait échappé au traumatisme. Il était pansé de partout. Il ne pouvait ni parler, ni bouger. Ses propos étaient incohérents. Les médecins demandèrent après ses parents, il hocha la tête négativement pour leur signifier qu'il n'en avait pas ou plus. « Qui peut-on contacter », reprirent-ils ? « Personne », murmura-t-il. Les médecins lui prédirent une longue convalescence, avec peut-être, malgré sa jeunesse, des séquelles irréversibles dues à la brutalité des coups.
Totalement fracassé, immobile sur son lit, Jean recevait pourtant les premières leçons de morale des militaires qui l’avaient transporté à l’hôpital. Ils lui reprochaient des vols et lui dirent sans sourciller qu’il méritait son sort. Ce furent les seuls mots de réconfort à son endroit, et naturellement aucune procédure de punition judiciaire ne fut intentée contre ses bourreaux. Mais Jean reçut la remontrance sans bouger comme traumatisé par la crainte qu’on ne découvrît la cause réelle de son lynchage. Il semblait même opiner, comme pour leur assurer qu’il avait compris. Il s’estimait heureux d’en sortir vivant. Encore plus que ses médecins ne sachent pas le véritable motif de son agression. Jean avait été lynché parce qu'il était ce qu'on appelle localement un « deux puces ».
La vieille dame providentielle qui avait sauvé Jean n’était pas venue le voir sur son lit de convalescence. Elle avait été entre temps informée du motif de l’agression. Les spectateurs s’étaient indignés de la voir porter assistance à un enfant par terre. Ils lui expliquèrent de manière détaillée les penchants du garçon, ses fréquentations et ses actes. Elle souscrivit aux postulats et sentences ambiantes. Culturellement, elle était comme eux. Confuse, elle en vint à regretter son geste de secours et prit place dans le clan des bourreaux. Le crime, fallait-il retenir de cet improbable changement d’attitude, était odieux, impardonnable ; il était si ignominieux dans les consciences locales que sauver un enfant laissé pour mort, en devenait même un forfait. Personne ne vint rendre visite au malade. L’agression, devait-on comprendre, n’était pas l’épisode le plus douloureux de la vie de Jean. Le garçon vivait dans l’acide depuis sa tendre enfance. Ce n’était qu’un épisode banal dans une vie effroyable, dont il me confia quelques événements.
On ne savait pas grande chose de la vie de Jean. Il avait perdu sa mère très tôt vers ses dix ans. Un cancer du sein foudroyant l’avait terrassée, et avait écourté son agonie. Rideau. Là-bas, les maladies de ce genre ne sont pas diagnostiquées, elles s’annoncent, elles se nourrissent d’âmes humaines sans défense, les acculent et les tuent sans autre forme de prévention, de soin, ou de détection. La maladie fit un orphelin, il était fils unique. Il était sorti de l’école en conséquence et s’était mis à la vie de la rue. Il s’y était endurci et y avait appris à faire de petits boulots de survie. Son père l'avait plusieurs fois battu, insulté, exclu de la maison et lui avait totalement interdit de s'y présenter à nouveau. Sa famille proche, ses oncles, tantes, cousins, l'avaient renié, et complètement mis à l'écart. Il avait été obligé de sortir du quartier, d'aller loin, de s'y faire une vie en espérant une virginité nouvelle, non souillée par sa réputation d'origine. Il habitait une chambre, en briques cuites, un peu à l’abri. Il n’avait pas d’amis. Il avait quelques amies proches. Mais il avait surtout, constante jamais démentie, une armée de gens qui le haïssaient partout où il allait. On lui en voulait, on le toisait, avec une détestation charnelle, hostile, violente, qui réduisit sa vie à un enfer insupportable mais surtout qui le contraignit à vivre en catimini. La société était contre lui, n’acceptait pas sa différence, encore moins à son âge. Il avait eu quelques rêves fous, enterrés un à un. Il voulait être créateur de vêtements pour femmes. Il rêvait de briller dans les rencontres de stylisme. Il ne rêvait plus. Même cette denrée essentielle de la vie, surtout à son âge, avait fini par se tarir.
En réalité, tout son quartier le connaissait Jean.
Jean avait autour de dix-huit ans. Il était grand et efféminé. C'était un fort bel homme. Un garçon racé, délicat, même si les stigmates d'une vie pénible coloraient son visage d'un aspect ingrat. Jean n'était pas un garçon comme un autre. Il s'habillait différemment. Il était souriant, gai, aguicheur. Il avait une allure androgyne. Il était exubérant et jovial. Il ne se cachait pas. Il avait ses préférences, ses goûts. Cette différence avait levé autour de lui un sentiment de haine à son encontre. Partout, se liguaient des forces contre lui. Tous les cénacles du quartier le tuaient de paroles médisantes quand il passait. On lui promettait une mort prochaine, une punition, une correction. Lui, comme affranchi par la candeur de l'âge, continuait à vivre ses caprices et ses passions. Toutes choses que la société de Ziguinchor, les veines remplies d’islam, ne pouvaient tolérer. Le jour de son agression, le quartier avait soupçonné des ébats dans sa chambre parce qu’il y était avec un de ses amis, une connaissance, je ne sais. La rumeur avait ainsi enflé, se répandant comme une traînée de poudre. Les bourreaux alléchés par cette odeur sortirent. Tout ce que le quartier avait emmagasiné de haine jaillit des cœurs noircis, ce jour-là. Et c’est ainsi, sur la base de la rumeur et d’une rancœur ancienne, qu’on le « corrigea » pour l’éduquer et le changer. Jean était un « deux puces », expression locale qui signifie homosexuel. L'opprobre ultime.
À Ziguinchor, comme ailleurs, les homosexuels vivent à l’écart, se cachent, se retrouvent pour communier et se soutenir. Cette vie parallèle, discrète, est la dernière aire où ils peuvent jouir d’une certaine liberté. Ces rassemblements, tenus secrets, deviennent une forme de clandestinité à la merci d’une délation et d’une malveillance. Mais c’est une résistance, une solidarité, une survie.
Si la scène de l’agression n’a ému, ni choqué personne, c’est que le motif de la répression transcendait tout. L’homosexualité est une déviance ici. Le texte islamique le dit. La culture le dit. Ça fait assez de poids. La société a digéré le jugement des deux garants suprêmes : Dieu et son produit entre autres, la tradition. Toute justice satisfaisant à cet idéal culturel et religieux est hautement appréciée. L’homosexualité n’est pas une réalité d'ici, c’est connu et répété à loisir. À l’origine, Ziguinchor était pur. Ce sont les flots de la dépravation du monde, de source occidentale, vers leurs terres nobles, qui ont souillé la ville et inondé Jean. Debout, comme un corps social homogène, les Ziguinchorois refusent cette déviance pathologique qui vient de chez les blancs. Arc-boutés sur leurs piliers culturels qui ont vocation à résister au temps, ils combattent l’homosexualité et prennent des résolutions consistant à tuer les déviants, à les exclure des lieux de rencontre et des cimetières. Pas égaux dans la vie, pas égaux dans la mort. L'homosexualité relève d’une monstruosité innommable, qui en plus de l’image insoutenable de la sodomie, révèle la pathologie grave de ces gens. Imperméable à toute déviance, on ne peut ni concevoir, ni admettre, qu’il en soit autrement dans une société sous le joug d’un dieu hétérosexuel ; même la discussion est d’emblée proscrite, elle supposerait une allégeance annonciatrice d’une permissivité. La question obtuse, ancrée dans une certitude traditionnelle, de l’appartenance sexuelle, est ainsi tranchée par un tribunal religieux et culturel, qui admet qu’en son nom, des enfants, coupables de trop de sensibilité, coupables d’être prisonniers de leur état biologique, puissent être tués, en messe simple. Cela sonne comme la lame d’une guillotine, sans trémolos, sans remords. D’ailleurs ici, cette forme d'extrémité est l’habit que doit revêtir la vertu. Les justiciers garants de cet ordre sont de singuliers héros, anges des mœurs locales, qui soulèvent une forme d’admiration parmi les foules populaires.
Que la vie de Jean se fasse derrière le secret des murs, cachée du monde, ils s’en foutent. Les équipées justicières viennent déloger dans les trous ceux qui osent enfreindre la loi. La discrétion, ils n'en ont cure. L'intimité de l'homosexualité, ils n'en veulent pas non plus ; l'acte en lui-même suffit à la répression. Même la rumeur, le soupçon, une démarche singulière, cela est suffisant pour avoir droit à la punition. Ni la pudeur ni la discrétion n’éveillent leur clémence. Ils les dérangent quand même, les gays cachés. Cette brigade de nettoyage de la déviance, forte de milliers de patrouilleurs sociaux, est une police ultime, une police populaire, une armée aux griffes acérées. Jean jette l’opprobre sur leur quartier disent-ils. Il détruit leurs mœurs et leurs valeurs, poursuivent-ils. C’est ainsi que s’établit la concurrence entre quartiers pour traquer les déviants. Lyncher Jean aussi ignoblement servirait d’exemple aux téméraires qui osent braver la loi. C’est une jurisprudence à laquelle les autorités coutumières et religieuses donnent leur total assentiment. Les pouvoirs politiques aussi. Aphones, complices, adhérents. Les rares organisations de défense des homosexuels sont des groupes, lointains, impuissants, dont les moyens ridicules face à la croyance populaire ne peuvent couvrir l'étendue du Sénégal depuis leurs bureaux dakarois. Il y a quelque chose d’imperméable et d’irréversible dans leur résolution, qui provoque l’effroi. Ces gens sont capables de tuer des homosexuels pour satisfaire leur Dieu, qui lui-même les a conçus.
Jean n’est pas mort. « Il faut lui casser les dents pour qu’il ne suce plus », rigolaient ses bourreaux pendant son agression, et après dans des discussions dont j’ai été témoin. Personne ne s'est jamais indigné de son sort. Jean a désormais le choix : faire semblant et s’inventer une hétérosexualité, s’en aller, ou assumer et mourir.
Par ici, on se conforme à la société. On se laisse bouffer par ses décrets. Elle n’a aucun défaut. C’est de cette perpétuation culturelle que dépend la fierté locale. D’ailleurs, se gargarisent-ils, « on n’a rien, mais on a ça ».
Comprenez tuer les homosexuels, enfants. Ou seulement essayer. C’est plus doux. Ça sonne agréablement à l’oreille. Ça transforme l’horreur en gaieté coercitive.
Une semaine après son admission à l'hôpital militaire de Ziguinchor, Jean a été sommé de payer son lit, ou de sortir. Son état était encore fort précaire. Sans le sou, il se résolut à sortir et à aller s'établir dans sa chambre, incapable de marcher correctement, et le visage encore sévèrement tuméfié. Ce sont les dernières nouvelles que j’ai eues de Jean au moment où j’écris ces lignes. Je ne sais si j'en aurai un jour d'autres.
These excerpts were translated from the French by Claire Wadie. She is currently working on a book-length translation of Un Dieu et des Mœurs : Carnets d’un voyage au Sénégal (Bad Faith: Notes on My Return to Senegal), with Emma La Fontaine Jackson.