Le féminin, terre d’accueil

Christiane Singer

Illustration by Dianna Xu

Le féminin ?

Autrefois, on eut certes répondu trop vite : maternité, ordre

domestique, etc.

Aujourd’hui on balbutie plutôt, on cherche ses mots, on craint de n’être pas au goût du jour ou soupçonné d’hostilité. On erre, on bafouille.

Ne pas savoir constitue un bon début.

Je ne sais pas non plus ce qu’est le féminin.

Mais ce que je sais avec vigueur, c’est qu’il fait toute la différence.

Le secret de la vie, c’est la différence.

Une loi simple de la physique nous enseigne que si la température est la même dans deux pièces voisines, l’air stagne. Si l’air est plus chaud ou plus froid d’un côté ou de l’autre, un échange intense de masses d’air a lieu.

L’uniformité suspend la dynamique entre hommes et femmes. L’espace de la différence menace de n’être pas assez grand pour que l’amour y puisse croître.

« Qui confond féminin et masculin commet un attentat contre les mondes en gestations. » (Rilke)

C’est la différence qui crée le mouvement, qui crée la vie. L’égalité civique—cette formidable et héroïque conquête du XXème siècle—n’est pas en cause, on l’aura compris. Égaux en droits et en devoirs devant la société, hommes et femmes ne sont néanmoins pas semblables. Une maladie terrible s’établit quand la distinction entre politique et ontologie n’est plus perçue.

Le rêve de l’égalité est un rêve macabre, un rêve d’ingénieur.

On se croit contraint de construire l’égalité et c’est la maison des morts que l’on bâtit.

L’idéologie égalitaire a la fonction de s’épargner la rencontre de l’autre et de ses valeurs, d’éviter coûte que coûte l’insécurité qu’elle crée, ce hiatus inévitable dont on ne sort pas indemne, le passage ardu par un inconnu. Toute rencontre crée un espace d’insécurité—jusqu’où suis-je, moi, et où commence l’autre?—qui fait peur. Or s’exposer à cette aventure, oser s’avancer vers l’autre, vers ce qui est nouveau est le premier enjeu de toute éducation. E-ducere : mener hors de . . .  faire sortir de . . .  Être éduqué, c’est prendre le risque de la rencontre.

Tout nivellement sacrifie la relation, met en route un processus d’entropie. Les violences imposées à la terre par l’agriculture extensive sont semblables à celles subies par les humains. Quand toutes les haies, toutes les rangées d’arbres, tous les talus ont été aplanis, un silence de mort s’installe. Chaque culture humaine et agraire nécessite la diversité, l’alternance rythmée des espaces ouverts, des vastes percées et des clôtures. Là où les jardins secrets, les palissades, les haies vibrantes d’oiseaux sont saccagés, c’est l’ère de la barbarie qui commence.

L’homo economicus ne cesse de se surpasser en trivialité fonctionnelle. Le jeu qu’il fait jouer à la Terre entière n’a qu’une règle : le profit, la meurtrière croissance économique. Aucun jeu de société, dans l’immense diversité des cultures humaines, n’a été plus trivial et plus borné. Maintenant que nombre d’hommes y ont sacrifié leur rectitude naturelle, leur bonté, leur sens de la justice, voilà que les femmes à leur tour excellent à devenir ces hommes-là. Qu’elles excellent en toute position n’étonnera pas : qui a connu l’éprouvante diversité des enjeux de la vraie vie est capable hélas d’apprendre en un tour de main ce jeu univoque et simpliste. Dégringoler intellectuellement et éthiquement une pente est toujours plus facile que la gravir. Et voilà que nous, femmes, aiguisons nos dents et prenons en force les bastions des hommes sous les applaudissements des sots, et des sottes. Nous gagnons ! Et nous nous perdons.

La phrase impertinente de Flaubert : « Le rêve de la démocratie est d’élever l’ouvrier au niveau d’imbécilité du bourgeois », se laisse cruellement moduler ainsi : « Le rêve de la société industrielle avancée est d’élever la femme au niveau de fonctionnalité synthétique de(s) (certains) hommes. »

Tout ce qui fait la nature singulière des femmes est déprécié. Pire : arraché au secret naturel de l’être et exposé à la lumière crue des projecteurs. Les cycles lunaires qui les relient aux mouvements des planètes, la silencieuse alchimie de la gestation, la métamorphose de la fécondité matricielle en fécondité de l’esprit. Tout cesse d’être vécu par les femmes comme une haute distinction pour devenir entrave ou handicap dont la recherche génétique a promis de les délivrer.

C’est dire que la sujétion chimique et médicale a pris sans transition le relais des soumissions parentales ou conjugales d’autrefois. Charybde le cède à Scylla.

Mais ne sont-ce pas ces particularités féminines et les fragilités qu’elles causent, diront certains, qui ont précipité les femmes dans la servitude et la dépendance ? N’est-il pas compréhensible qu’elles tendent à s’en délivrer comme d’oripeaux encombrants ?

Quel malentendu !



*

Ces même spécificités ont été leur royauté dans d’autres temps et d’autres civilisations matrilinéaires.

La mise en dépendance n’est possible que lorsque le subtil mécanisme de l’autodénigrement, de l’autodépréciation est mis en place.

C’est l’abdication de leur propre noblesse, le rabaissement consenti, le mépris (souvent hérité) d’elles-mêmes qui les y jettent—l’oubli de la vieille alliance entre les femmes et les dieux.

Aucun joug, aucune domination ne peut vaincre de l’extérieur si, à l’intérieur de la citadelle, la reddition n’a pas déjà commencé. En jugeant encombrantes leurs spécificités biologiques et créatrices, les femmes ont consenties à être promues . . .  à leur propre destitution.

Une percée de mémoire : le rite que contait une vieille Indienne Hopie—ou mieux : qu’elle transmettait, car comment sinon, serait-il, pendant tant d’années, resté imprimé comme un mandala autour de ma pupille ?

« Voilà, disait-elle. Au milieu, nous plaçons les petites filles blanches, impubères, puis autour d’elles, en cercle, les jeunes filles nubiles tout juste entrées dans le cycle du sang, puis les femmes rouges dans l’éclat de leur fertilité, puis les femmes blanches sorties du cycle et les anciennes à l’extérieur veillant sur la spirale des vivantes . . .  »

Ce mandala, il n’est que de le laisser un instant agir pour me guérir de la polémique âcre dans laquelle j’ai glissé.

« Voilà, disait-elle, comme nous, nous faisons. »

Je ne sais pas ce qu’est le féminin, disais-je.

Je sais seulement une chose avec certitude : c’est qu’il constitue un immense et impressionnant mystère. Et pour l’avoir traversé de part en part, du noyau et bientôt jusqu’au cercle extérieur, dans un don entier, je n’ai plus la moindre raison de cultiver la mode du jour.

« Qui épouse l’esprit du temps sera vite veuf », selon la mise en garde de Kierkegaard, je crains même : cocu.

Sans le féminin, une société est condamnée à mort.

Qui prendra soin de la vie dans ses manifestations multiples et infinies ? Qui chantera la mélopée rauque du monde créé ? Parfois, me disait un ami cher, il n’y a plus que les femmes qui puissent nous sauver de nous-mêmes. Les femmes et le féminin au cœur des hommes.

« J’appelle “féminin” cette qualité que la femme réveille au cœur de l’homme. J’appelle “féminin” le pardon des offenses, le geste de rengainer l’épée lorsque l’adversaire est au sol, l’émotion qu’il y a à s’incliner.  . . .  »

Je rentre d’Israël où j’ai rencontré des artisans de la paix réunis autour d’Albin Michel. Beaucoup étaient désespérés mais d’un désespoir qui n’était pas sans fissure : à tout instant, la lumière pouvait y filtrer. De nombre de femmes rencontrées—femmes étudiantes arabes de l’université d’Élie Chakroun, Palestiniennes à Gaza ou femmes juives de Jérusalem—émanait un puissant désir de réinventer une vie, un pays. L’une d’elles, Dorit Bat Shalom, a bâti La tente d’Hagar et de Sarah où se réinvente, à partir de la scission initiale que fut la répudiation de Hagar, le balbutiant dialogue des femmes israéliennes et palestiniennes.

« Au-delà du bien et du mal, il y a une prairie où je t’attends. » Ce vers de Rumi est leur royaume. Loin des distorsions malveillantes des médias, loin des aboiements et des rugissements des partis et des fonctions, il existe un espace auquel elles croient, qu’elles aménagent, qu’elles inventent et qu’elles baignent dans la lumière de leur amour : un espace au-delà du fait d’avoir raison ou d’avoir tort, au-delà des violents tiraillements à hue et à dia, au-delà des revendications justifiées ou injustifiées, au-delà des blessures terribles et des vengences, au-delà de la guerre et de la paix mêmes. Un espace fou, un espace logiquement impossible, politiquement incorrect, rationnellement indéfendable, où les morts de tous bords—terroristes et victimes, kamikazes et passants assassinés, combattants et civils tués—viennent se faire bercer en silence. Et de cet espace-là naît un champ de conscience qui se répand comme une odeur subtile et qu’aucun mur n’est en mesure d’arrêter. Qui l’inspire est contaminé.

Une chose est sûre : il ne se passera rien de sensationnel qui puisse faire la une des journaux. Que non ! Mais un jour viendra où les accords de paix, à l’étonnement de tous, aboutiront. La haine alors sera sortie du fruit comme un ver—sans qu’on sache pourquoi—et personne ne se posera de questions. Sans tambour ni trompette, une autre ère commencera.

Nombre de guerres internationales ou civiles finissent ainsi en queue de poisson. Qui a fait sortir la vapeur des colossales machineries de la haine, qui a trouvé les soupapes à clapet ? Ils étaient, elles étaient, ils sont, elles sont, des milliers, des millions, à s’être rendus au rendez-vous !

« Au-delà du bien et du mal, du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste, il y a une prairie où je t’attends. »

Voilà le royaume des femmes.


*

Dans cette tentative d’appréhender la qualité du féminin, je ne suis pas nostalgique. Je ne déplore pas le déclin de quelque chose qui aurait existé avant et se serait perdu loin derrière nous sur l’axe du temps. Non. Je me réfère à quelque chose qui est là, en cet instant, tandis que j’écris—ici-même—, dans la profondeur du temps et des entrailles.

J’en appelle à sa surgie hors de l’eau noire de nos mémoires.

Souviens-toi,

souviens-toi de l’Alliance.

Souviens-toi que tu t’es engagée, en venant sur cette terre, à prendre soin—oh, de ce que tu voudras !—, de quelques êtres et de toi-même, de quelques arbres et de quelques buissons, de quelques bêtes qui mangeront dans ta main, ou de toute une école, d’un hôpital, d’une préfecture ou d’un ministère—de toute façon, un royaume ! Tu as le choix ! La seule clause fixée, tu t’en souviens ? La seule condition sine qua non, tu te la rappelles ?

Oui, voilà que la mémoire te revient : à condition de faire tout ce que tu feras dans une vibration d’amour.



*

Libérer la mémoire n’est pas si difficile.

C’est le jeu de la main chaude auquel nous jouions enfants.

Qu’est-ce que nous aimons sur cette terre ? Qu’est-ce que nous honorons ? Quelle pensée nous émeut ? De quoi avons-nous une nostalgie fervente ? Voilà la bonne direction : ça chauffe ! ça chauffe ! Tu es tout près de la vraie vie . . .  Poursuis ! Tu y es déjà.

Quelle pensée te coûte des efforts considérables ? Quelle évocation te vaut des maux de dos, une nuque douloureuse te fait perdre le goût d’avancer ? Là ça gèle, ça gèle, ne continue surtout pas sur ta lancée ! Tu en mourrais !

Cette force qui nous entraîne à contrecœur, à contre-âme, à contre-corps, où nous ne voulons pas vraiment aller, c’est la coercion sociale. C’est, en nous, l’usurpatrice qui a pris le pouvoir et mis la reine sous chloroforme. Elle nous mène selon les critères imposés de l’extérieur : le paraître, l’image sociale et professionnelle. Elle nous vend à la consommation, aux modes, nous veut présentables, sans poils, sans odeurs, nous soumet à l’obsession du lisse, du stérile, de l’aseptique, nous fait avaler psychoses, peurs et engouements, nous saoule et nous drogue.

« Je resterai jusqu’au bout stupéfaite que des créatures qui, par leur constitution et leur fonctionnement, devraient ressembler à la terre puissent être à ce point factices ! »

Derrière l’usurpatrice « à ce point factice », se tiennent ensorcelées et prêtes à bondir la reine, la sœur, l’amante, l’épouse, l’amie, la mère—toutes celles qui ont le génie de la relation, de l’accueil. Le génie d’inventer la vie.

Ces femmes que nous sommes et que nous redevenons quand l’usurpatrice est démasquée, renvoyée !

Les femmes !

Pierre Rabbi a évoqué comment, dans les lieux les plus désolés d’Éthiopie, désertés par les hommes qui ont fui vers la ville, les femmes tiennent la vie debout ! Elles sont là, courent à la rencontre des hôtes, les accueillent avec des rires, une générosité inépuisable, leur mijotent des soupes de chardons et de gratterons et s’enthousiasment des perspectives nouvelles qu’on leur ouvre.

Dans Milena, l’amie de Kafka, Margarete Buber-Neumann raconte que Milena Jesenka, journaliste et femme de lumière, avait une façon d’accueillir dans sa baraque de Ravensbrück qui, en un seul instant, abolissait l’horreur et transformait ses hôtes, pendant trois ou quatre minutes volées aux gardes-chiourme, de moribondes qu’elles étaient, en invitées choyées, fêtées, aimées.

Si j’ai choisi ces expériences extrêmes, c’est parce qu’elles illustrent la faculté qu’ont les femmes, quand elles sont rendues à elles-mêmes et à leur vie intérieure, d’accueillir ce qui est, ce qui vient, ce qui se présente—de si royale manière qu’elles n’ont plus à subir quoi que ce soit.

Le féminin est une vasque, un réceptacle vide.

Une terre d’accueil.

Dans notre siècle, si encombré, c’en est bien sûr assez pour créer de l’effroi.

Tout ce qui n’est pas côté en Bourse est au creux du féminin : le temps suspendu, la patience brûlante, le silence, le don, la gratuité, l’éros de l’attente, le passage obligé par des morts multiples en cours d’existence et la mort.

C’est à cette aventure exigeante, austère et radieuse que nous sommes conviés.

Et nous ne jetterons pas aux orties des millénaires de mémoire, de ferveur, de tendresse et d’engagement pour la vie, contre une petite mode sordide qui paralyse l’âme créatrice et qu’on appelle l’actualité.



Christiane Singer, N’oublie pas les chevaux écumants du passé, Éditions Albin Michel (2005).