Il craignait une profanation, même involontaire, qui réduirait le pouvoir magique de sa breloque.
Dahmane et moi—nous fréquentions assidûment l’école coranique de cheikh Adda—étions les seuls élèves de la classe à pouvoir véritablement lire le texte sacré; les autres déchiffraient à peine l’alphabet. A l’école Jeanmaire, Monsieur Henni—on le disait originaire de Mazouna à cause de son nom mais il avait un fort accent kabyle—nous donnait une heure d’arabe dirigé par semaine, ce qui nous faisait rigoler en douce pendant les cours parce que l’arabe dialectal ne s’apprenait pas à l’école. A quoi bon aller en classe si c’était pour baragouiner comme dans la rue? Cheikh Adda nous mettait en garde contre toute désaffection pour l’arabe classique. Il disait que les Français savait très bien ce qu’ils faisaient, qu’ils poursuivaient des intentions sataniques: avilir la langue de Dieu, en fixant notre parler tordu dans un manuel scolaire avec leurs propres caractères. Il ne fallait surtout pas prendre la chose à la rigolade et les suivre dans cette voie impie. Ils veulent nous détourner du Coran. Qu’on ne comprenne plus ce qui est écrit! Il nous répétait sans cesse: Nous l’avons fait descendre Récitation en arabe, afin que vous sachiez . . .
Asrî exultait: « Ça éloigne le mauvais œil des Arabes! Ça protège contre le vol, contre le mal, contre le danger. C’est un talisman! Il a de grands pouvoirs quand on le porte avec droiture et intention pure. Mon oncle maternel me l’a rapporté du Maroc, de Meknès. Il y a beaucoup de savants et de sorciers là-bas. Ils connaissent tous les secrets sous la terre et savent lire les écritures à l’envers. Ils ont plein d’amulettes et de formules magiques dans leurs musettes. Mon talisman vient de là-bas, je le jure. » Les élèves ébahis ne pipaient mot mais Zerrouki du CM2 lui rétorqua, une grimace de dégoût aux lèvres: « Qui jure se parjure! Pourquoi tu es menteur? Ton talisman, on le vend vingt douros, avec la chaîne en plus, à la Place Thiers! Tu l’as acheté, là, en ville! On parie ton bidule si tu veux? » Fou de rage, Asrî s’apprêtait à lui sauter au cou quand le directeur, Monsieur Esclapez, s’abattit sur le groupe, distribuant coups de règle sur la tête, pincements d’oreilles et coups de pieds dans le derrière. Il confisqua la ficelle avec le médaillon et mit Asrî au piquet dans le coin des cabinets. Il nous aligna tous en rangs sous le préau et nous réitéra avec véhémence l’interdiction de venir à l’école, munis d’objets religieux. « L’école républicaine est laïque; elle ne tolère qu’un seul culte: celui de la raison! C’est ce qu’enseigne la langue de Molière et d’Anatole France. Les superstitions ne franchiront jamais le portail de l’école . . . » Il utilisait beaucoup de mots français et de noms propres que nous n’avions jamais entendus auparavant. Nous comprenions qu’il était irrité. Il nous grondait pour un motif important que nous sentions sans pouvoir le définir avec précision. L’histoire du pendentif n’était qu’un prétexte à sa harangue menaçante. Les maîtres se tenaient droits derrière lui, en silence. Les maîtres arabes, comme les autres, ne bougèrent pas tout le temps que dura l’admonestation du directeur. Puis il nous consigna sur place, debout sous le soleil pendant une demi-heure; les bras croisés sur la tête avec interdiction de parler . . . Pas un geste, sous peine d’exclusion . . .
. . . Cette longue attente de pénitent où l’on a la sensation de se vider lentement de ce qui constitue la matière même de son être, je l’éprouve parfois à mon corps défendant et je revis amèrement ce moment de total abandon quand l’âme immobile bat de l’aile, délestée de sa gravité. Loin de produire une transformation motrice de quelque élévation dans les degrés de l’extase, cette impression récurrente de vide m’épuise chaque fois davantage. Est-il possible qu’un souvenir d’enfance, apparemment anodin, prenne une importance douloureuse avec l’âge à en devenir écrasant et vous laisser complètement désorienté? . . .
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Moumen, mon protecteur—nous habitions la même rue 21—, m’expliqua longuement, sur le chemin du retour, que les Français ne comprenaient rien à notre religion, qu’ils ne cherchaient même pas à la comprendre et qu’ils croyaient que nous adorions des fétiches comme les indigènes de la jungle de Tarzan ou d’Akim, et que d’ailleurs ils ne se gênaient pas pour nous appeler comme ça: indigènes! Cette appellation était pour lui plus qu’une injure, un affront! Les Français nous considéraient comme des sauvages. Pour eux, Allah n’était pas le Dieu de l’univers, le Clément et Miséricordieux, mais une divinité primitive de peuples ignorants. Il m’assurait qu’ils ne nous aimaient pas, que leur gentillesse était une feinte parce qu’ils avaient une trouille bleue de nous voir indépendants. Ils savaient que nous étions grands et intelligents, c’est pourquoi ils ne perdaient jamais une occasion de nous humilier. Moumen en voulait beaucoup à Monsieur Ferry de l’avoir recalé à l’oral du certificat d’études. « Il a la haine des Arabes! Mais bientôt, on se vengera de tout ça. On les chassera de chez nous. On les exterminera jusqu’au dernier! » Il me confia que le djihâd était en train de triompher dans le djebel Ammour, qu’il avait des contacts et qu’il attendait le moment de rejoindre les rebelles. Je n’osais pas lui poser de questions, j’avais surtout peur qu’il ne parte dans la montagne et me laisse seul, sans protecteur. J’avais peur de me battre.
Kader et moi, au CM1, Monsieur Martin nous chouchoutait. J’aimais Monsieur Martin et tout ce que Moumen pouvait me raconter ne changeait rien à l’admiration que je lui vouais.
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Asrî resta au piquet une heure de retenue après la sortie de l’école. Son oncle l’attendait devant le portail, le bâton à bout ferré prêt à l’emploi. Il échappa de justesse à la bastonnade grâce à l’intervention de tante Fatma, la vieille concierge de l’école. Elle jura sur sidi Abdelkader et sidi Affif, en se frappant la poitrine, que Asrî était innocent, qu’il n’avait rien fait de mal.
Lorsqu’il nous rejoignit le soir sur le trottoir de la rue 33, Zerrouki prit tout le monde à partie: « J’avais raison! Les médaillons sont vendus à la place Thiers. On pourra vérifier jeudi, si vous voulez? Je connais très bien les vendeurs. C’est bien parce que Asrî a menti, le Coran à la main, que Monsieur Esclapez lui est tombé dessus et nous a tous punis. Sinon, l’aya nous aurait protégés. Son oncle ne lui a rien ramené du Maroc, c’était du bluff. Rien ne serait arrivé s’il n’avait pas menti! Il ne peut pas le nier, ou alors le Coran n’aurait aucun effet! » Nous maudîmes Satan d’un commun accord. Lui seul, le lapidé, avait intérêt à dévoyer le Texte pour nous égarer, par vice et haine du genre humain. Honteux, Asrî avoua avoir acheté le médaillon à un colporteur noir aux Trois ponts.
L’incident clos, Hmida nous rejoua la scène du duel final de Vera Cruz en faisant gagner Burt Lancaster. Hmida soutenait que Gary Cooper n’était pas le véritable héros du film parce qu’on ne s’identifiait jamais à son personnage. Il ne rigolait jamais, alors que Burt Lancaster était drôle quand il montrait toutes ses dents. Gary Cooper était de bois! Un aristocrate trop propre. La sympathie du spectateur allait incontestablement au voyou Burt Lancaster, expliquait-il. « D’ailleurs, on est triste à la fin du film . . . »
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Après le dîner, je suppliai mon grand-père de m’avancer l’argent de ma sortie hebdomadaire cinéma. Quinze douros, la place de l’orchestre avancé du Cinélux. Avec mes économies, ça faisait le compte pour acheter un médaillon pareil à celui de Asrî. Mon grand-père trouva le calcul mesquin, indigne d’un enfant éveillé et pieux. Ce n’était pas ça agir en dégourdi! Il préférait me voir aller au cinéma et apprendre par cœur l’aya plutôt que de la porter en collier.
—L’aya du Trône est une révélation qui agit dans la récitation fervente, me dit-il, pas dans un colifichet! Les caractères gravés n’ont de sens que par la voix fervente qui les anime dans le cœur du croyant. C’est la voix, organe divin—Dieu l’accorda à Adam à bon escient —, qui façonne l’âme en l’ouvrant aux mystères de la lettre. Apprends l’aya dès maintenant. Tu la réciteras dans le besoin et la peine et tu verras comme elle agit. Son secret t’illuminera à ton grand étonnement; mais ce n’est pas un envoûtement. Ses formules opèrent au-delà de la simple magie des hommes parce qu’elles nous installent immédiatement dans la confiance de Dieu. C’est là une belle amitié. Tu ne saisis peut-être pas très bien ce que je dis là mais je vais te raconter une histoire d’autrefois: il y avait—peu importe où, la terre de Dieu est vaste! —, une nuit, un cavalier. Il était perdu et loin des siens. Il chercha vainement, dans le coin désert où il se trouvait, quelque peu inquiet, un abri pour passer la nuit. Vois-tu, mon fils, les fantômes des ténèbres n’existent pas mais la crainte des ignorants les rend redoutables. Il faut que tu saches, dès maintenant, que le monstre le plus terrifiant de la création a été engendré par Adam. L’homme abandonné à lui-même est à craindre parce qu’il ne connaît pas ses besoins ni ses limites . . . C’est pharaon, imbu de son pouvoir sur le peuple, qui se prétend Dieu! Tu as encore le temps de le découvrir . . . Le cavalier ne trouva donc rien. Finalement, il descendit de cheval et, tirant son épée, il traça un cercle autour de lui et de sa monture en récitant l’aya du Trône. L’assistance de Dieu était appréciable dans la solitude. Rassuré, il dormit là. Dieu lui bâtit une grande maison pour l’abriter mais Il y laissa une fenêtre ouverte parce que l’homme, dans sa hâte, avait oublié un mot de l’aya. Quand je te dis toujours qu’il ne faut jamais se précipiter! Un seul mot! Rien n’échappe au Très Haut. Il n’y a de hasard que pour les incrédules! . . . Cette même nuit, un groupe de brigands—car il n’y avait plus de Calife ni de loi et l’insécurité régnait dans le monde de l’Islam, Dieu nous préserve de la discorde!—passa près de l’endroit. Ils aperçurent la maison éclairée et la fenêtre ouverte. Intrigués, ils s’en approchèrent sans faire de bruit. C’était une aubaine. Ils voulurent la dévaliser sur-le-champ. Cependant, ils ne purent ni en forcer la porte ni s’introduire par la fenêtre. La maison avait comme une protection magique. Elle repoussa leurs assauts. Un des bandits ne réussit, et difficilement, qu’à dérober la bride richement brodée du cheval en passant le bras par l’ouverture. Rien d’autre! Le lendemain matin, le cavalier fut tout étonné de constater la disparition de la bride du cheval. Il fouilla partout où elle aurait pu tomber par mégarde, il ne la trouva pas. Il réexamina attentivement ses affaires. Il n’y avait que cet objet—précieux certes! mais le cheval, l’épée ou la bourse l’étaient davantage—qui manquait dans l’inventaire. Il douta presque de cette disparition étrange. C’était incompréhensible. Il avait bien dénoué la bride la veille . . . L’homme ne se pose jamais les questions appropriées! . . . Lorsqu’il arriva chez lui, il se rendit aussitôt à la zaouia demander audience au maître Shâdhilî. Après les formules d’accueil en usage, il lui raconta son aventure. « Récite-moi l’aya », dit le maître. Le bonhomme se mit à réciter. Soudain, le maître l’arrête au milieu de sa récitation. « Tu as sauté un mot! dit-il; tu récites trop vite. Dieu a gratifié l’intention pure, seulement ton omission a été sanctionnée pour que tu saches et te remémores. C’est une chance que tu as. Les incrédules disent: Qu’est-ce que Dieu a voulu signifier par cette parabole? Il lui recommanda de la réciter en expiation tous les jours qui lui restaient à vivre en invoquant le Bien-aimé et le Porte-étendard, Maître de Bagdad, pour l’intercession. Après un court silence, le maître entonna les premiers vers de la qaçida de Shushtarî:
J’ai dit: Ô Layla pitié pour celui que tu tues
. . .
Et le cavalier, ébloui, glorifia Dieu, qu’Il soit glorifié!
. . . Je m’étais endormi ce soir-là au milieu du récit.
Mon grand-père m’a souvent depuis raconté cette histoire édifiante qui serait vraie. Il me citait d’autres exemples tirés de la tradition authentique ou du terroir. J’ai appris par cœur l’aya du Trône, et je la sais encore aujourd’hui. J’en ai éprouvé l’efficacité à maintes reprises. Il m’arrive instinctivement de la réciter dans l’angoisse et l’affliction. Mais, le lendemain, lorsque mon grand-père me donna l’argent pour le cinéma, je lui mentis et courus acheter le pendentif doré pour faire le zazou . . .