Les fleurs de pois
Iman Bassalah
« Gisèle ! Gisèle ! Réveille-toi, c’est le jour du marché ! »
Gisèle ouvrit un œil mal assuré, puis elle poussa sur ses coudes pour se rehausser sur les oreillers. Son voisin Hédi était devant son lit.
« Qu’est que tu fiches ici ? » lui lança-t-elle en remontant ses couvertures jusqu’au menton.
Gisèle avait décidé qu’il faisait toujours froid et humide chez elle, au cœur du plus aride des champs d’oliviers.
« J’ai des rhumatismes partout et tu viens m’effrayer. Il n’est même pas midi ! »
Hédi ouvrit la fenêtre pour regarder le ciel. Il ne portait jamais de montre.
« Non, il est midi passé, et tu as dit qu’on irait au marché. »
Gisèle referma les yeux, plissant les paupières de toutes ses forces l’une contre l’autre. Elle voulait montrer à Hédi qu’elle baissait le rideau pour la journée.
Hédi hésita, puis il sortit. Puis il revint :
« Allez, Gisèle, ça te fera du bien ! Et je dois acheter de l’avoine pour les bêtes.
– Dis-mois alors pourquoi tu persistes à m’appeler Gisèle, alors que tu sais que je m’appelle Jeanne. »
Le vieil homme ne répondit pas. Il savait que sa Gisèle racontait partout au marché qu’il l’appelait Gisèle parce qu’il en avait aimé une, quand il était encore `a l’âge des passions. Il ne voulait pas la contrarier, ni lui mentir. Il savait que Gisèle l’aimait.
« Je ne sais plus.
– Va-t-en alors ! Trouves-en une autre pour t’emmener au marché. »
Hédi baissa la tête, et s’en alla pour de bon, cette fois. Il l’aimait bien, Gisèle. Mais comme on aime quand on est tout seul et qu’on veut rester tranquille. Ils habitaient tous les deux, chacun dans sa maison, dans ce coin reculé du nord de la Tunisie, au pied du djebel Ghorra. La seconde maison, celle où vivait Gisèle, appartenait aussi à Hédi. Elle l’avait supplié de lui louer, un jour qu’elle passait par là, dans une voiture bien trop chargée. Hédé, qui avait été céramiste dans la région de Nice, n’avait jamais passé son permis de conduire. Il commençait à avoir peur de mourir sans aucun secours, et il accepta bien vite, sans même se demander ce qu’une vieille blonde, accompagnée de ses deux chiens, pouvait bien vouloir faire de son lopin de terre.
Un autre jour, bien plus tard, il lui avait demandé ce qui l’avait menée là. Ils avaient pris l’habitude de boire un café ensemble derrière la maison, au moment du coucher du soleil. La Moka prenait son envol sur les braises du charbon, entre trois pierres.
« Je veux mourir ici, au milieu des champs d’oliviers. Et tu m’enterreras toi », avait-elle répondu sans émotion apparente, le regard dur. Pourtant, sa paupière tremblait.
Les paupières de Gisèle précisaient toujours mieux ses sentiments que ses yeux.
Hédi avait l’expérience des êtres fatigués de la vie, et il savait qu’elle ne plaisantait pas. Les jours suivants, il réfléchit à cette demande, très sérieusement, sur ses aspects humains, techniques, administratifs. Le septième jour, il frappa à la porte de Gisèle très tôt le matin, après la prière de l’aube. Ce qui la mit de mauvaise humeur.
« Tu as tort de maugréer, j’avais une bonne nouvelle pour toi », lui hurla-t-il au bord des larmes, souffrant soudain d’obtenir si peu de reconnaissance de toute la tension qu’il avait mise dans cette semaine de réflexion. Il y avait toutefois retrouvé un peu de sa vie d’avant quand, emmuré avec lui-même dans son atelier peu fréquenté, il agitait les grandes questions de l’existence. En ce temps-là, armé de bonnes jumelles militaires, il pouvait déchiffrer une peinture rupestre de la vallée des Merveilles représentant un être qui levait les bras au ciel. Il n’avait pas besoin de se déplacer pour la reproduire sur un vase.
Dorénavant, il se trouvait entre deux vides : la porte fermée de Gisèle qui, malgré tout l’amour qu’elle avait pour lui, ne savait rien ouvrir en grand quand il en avait le plus besoin ; et la montagne, si ferme dans son silence.
Il pleurait assis dans son champ de pois, quand Gisèle posa une main amicale sur son dos.
« Excuse-moi, Hédi. Je t’ai ignoré alors que tu voulais être gentil, et maintenant tu as de la peine. Tu sais que la nuit, je suis encore dans mes démons. Je n’ai ni tes prières, ni ta bonté pour m’aider, moi. Chaque matin, il faut que je trouve une seule bonne raison pour me lever. Et le plus souvent, à part l’idée de voir ta pomme, je n’en vois pas. Mais même celle-là, il faut du temps pour la laisser venir, qu’on fasse de ça à nos âges ?... Quand tu habitais en France, pourquoi n’es-tu pas venu à Carcassonne ? Tu te serais forcément arrêté devant ma maison, là-bas. C'est ’'une des plus vieilles. Et moi je t’aurais vu par la fenêtre, puis je serais descendue t’ouvrir la porte pour te faire visiter les tourelles. Parce que tu m’aurais plu.
— Plus vieille que toi ?
— Un tout petit plus plus », lui concéda Gisèle, heureuse de sa rêverie.
Satisfait d’avoir détourné la gêne, Hédi réfléchit à ce que Carcassonne évoquait pour lui. Une carte postale de cité médiévale qui pouvait aussi bien être Saint-Malo. Enfin, il répondit :
« A cause de la langue d’oc. J’avais peur de ne pas comprendre des gens qui parlent encore la langue des chevaliers. Comment dit-on : « Donnez-moi un kilo de fraises » en langue d’oc ?
Gisèle se mit à rire, très fort, très longtemps, ce qui entraîna Hédi. Elle lui posa un gros baiser sur sa maigre joue.
« Qu’est-ce que tu voulais me dire, ce matin, de si bonne heure ?
— Si tu es sûre que tu ne veux pas être enterrée à Carcassonne, c’est d’accord pour que je t’enterre dans le champ d’oliviers. J’ai même choisi sous lequel. Tu veux voir ?
Gisèle fit une drôle de mine. Elle ne voulait pas. Hédi ne comprendrais décidément jamais rien.
— C’est ça que tu voulais me dire ?
— Oui. Tu réponds ?
— Je ne veux pas être enterrée à Carcassonne. Personne ne viendra me voir là-bas.
— Et ici, qui viendra ? Personne ne saura où tu es enterrée. À part moi, si je ne disparais pas avant toi.
— Au moins je ne serai pas triste comme aujourd’hui. Je me dirai : ils ne savent pas où je suis. Et toi, Hédi, pourquoi veux-tu être enterré ici, au pied du djebel Ghorra, alors que tes enfants sont en France ?
— Parce que je sais que ça les fera revenir. Les enfants de Tunisie viennent toujours honorer leurs ancêtres morts. Ils lèveront la tête. Ils verront les chênes zéens, les chênes kermès, les chênes-lièges, et ils diront : "Il était beau, le monde de papa." »
*
Les petites chèvres jouaient et couraient devant eux, elles entraient dans les étables, ressortaient, se poursuivaient, grimpaient aux arbres, venaient quémander dans la main de Gisèle et de Hédi, puis repartaient plus libres encore. Hédi se leva péniblement et courut chercher son cahier des naissances. Il n’était plus à jour dans la tenue des cahiers de sa ferme. Deux petites jumelles étaient nées la veille, ce qu’auparavant il s’empressait de noter en rouge, ajoutant avec une grande précision leurs signes distinctifs. Il avait aussi des cahiers pour les animaux qu’il soignait.
En revenant, alors que le soleil montait haut dans le ciel, et que la nature offrait une sérénité a perte de vue, il fut saisi d’une immense joie. Gisèle regardait au loin, vers les palmiers qui fleurissaient la plaine, avec une paix qu’il ne lui connaissait pas. Ses yeux pailletés de miel, d’ordinaire immuables, volaient avec les oiseaux. Il s’approcha doucement, pour ne pas l’effrayer. Elle s’allongea soudain, brassant la terre des deux mains, avec le mouvement d’un papillon.
« Je suis heureuse, Hédi. Nous allons vivre, maintenant, avoir plein de projets ensemble. »
L’euphorie n’avait pas duré. Dès le lendemain, Gisèle était retombée dans cette neurasthénie qu’elle avait greffée sur elle. C’était bien Horace qui avait dit : « Quand tu voyages, c’est toi-même que tu emportes » ? s’était demandé Hédi, qui avait gravé des phrases célèbres sur une commande d’assiettes, en constatant une fois de plus que le dépaysement n’avait pas une action bénéfique longue sur les âmes malades. Il avait pourtant décidé de rendre Gisèle heureuse. Les matins où elle n’ouvrait pas les volets, où elle subissait le soleil comme un vampire, il savait que ce serait dur et il invoquait l’esprit de sa défunte mère pour l’aider à trouver de ces choses qui font rire les femmes.
Le jour où elle n’avait pas voulu se lever malgré la promesse faite de l’emmener en voiture au marché, il savait qu’il valait mieux s’arranger pour que sa journée à lui soit pleine d’anecdotes à raconter quand il rentrerait, le soir, les bras chargés de ce qu’il pensait pouvoir lui faire plaisir. Car Gisèle ne sacrifiait jamais au rite du café du soir.
Il gravit donc le djebel Ghorra avec sa canne de pèlerin taillée dans une branche épaisse. Il voulait arriver au sommet avant les grandes chaleurs. Il ferait une pause à mi-chemin, à l’ombre, auprès de la sublime cascade où il se baignerait vêtu : ses vêtements seraient secs en moins d’une heure, juste le temps de rester au frais avant d’arriver.
Arrivé sans grand-peine à la cascade, il vit que l’eau s’était frayée un passage dans la dalle rocheuse du plateau en surplomb. Elle avait creusé un trou dans la pierre et, à travers cette cavité, elle tombait avec une grande puissance. Elle rencontrait d’abord une plateforme, d’où elle rebondissait pour s’élancer plus loin et arriver au sol. Là, elle donnait naissance à un petit torrent qui gagnait la plaine. À côté de la cascade, et collée contre le rocher à une certaine hauteur, on remarquait une construction romaine, une sorte de maisonnette. Intrigué, il s’approcha encore. Il lui semblait entendre les larmes d’enfant. Il tendit l’oreille. C’était un tout petit marcassin qui semblait avoir été effleuré à l’oreille par une balle qu’il trouva près de lui.
Hédi s’approcha pour lui murmurer : « Ce n’est pourtant pas la saison de la chasse en ce moment. Les gens ont faim, ils ont dû te tirer dessus pour te manger, petit animal. Au prix de la viande aujourd’hui ! Plus du salaire journalier d’un ouvrier, tu te rends compte ? Et comme tu n’es pas tout à fait un cochon… Toi, tu te nourris de glands, de graines et de racines, et tu es barbu comme un sage. Je vais t’emmener avec moi, Gisèle va s’occuper de toi ». Il le blottit dans la capuche de son manteau maure en lin, et continua son ascension admirant ça et là la beauté de la montagne et rendant maintes louanges à la Création.
Ali l’attendait tout en haut, dans son nid d’aigle. Assis devant le pas de sa porte, il égrenait son chapelet, en remontant de temps à autre son pantalon bleu ouvrier qui lui tombait sur les doigts de pied. Les oiseaux de proie tournoyaient au-dessus de la chaumière qu’il avait construite de ses mains d’ancien fabricant des briques de l’Oasis : deux tiers d’argile blanche, un tiers d’argile rouge et de l’eau. Ils semblaient dérouler une momie invisible avec leurs griffes suspendues. Mais comme rien de mauvais ne tombait jamais du ciel dans l’assiette d’Ali, alors il s’en fichait.
« Salut à toi, Hédi ! Tu en as mis du temps à monter, cria-t-il en voyant progresser vers lui son ami tout essoufflé. Encore quelques cailloux à escalader et tu es là, courage ! »
Hédi reprit un instant son souffle pour répondre sans avoir l’air de rendre l’âme.
« Salut à toi, le Vieux de la Montagne! »
Ali lui tendit la main pour l’aider, puis ils s’assirent côte à côte. Ali tendit une écuelle d’eau du puits à Hédi et attendit pour lui parler. Ce fut Hédi qui parla le premier :
« Je ne sais pas comment tu fais pour vivre ici tout seul. Tu ne t’ennuies donc jamais ? »
Ali haussa les épaules. Hédi sortit le petit sanglier de sa capuche. Ils le prirent dans leurs mains en silence, chacun à leur tour ; une grande tendresse éclairait leur visage. Ali lui donna un peu d’eau.
« Hédi, tu ne veux pas me le laisser ? Il me tiendrait chaud à la tête, dans mon lit. Je m’en occuperai bien et je te le rendrai plus tard. Il fait un froid terrible la nuit ici, tu sais. J’ai beau rembourrer toute ma literie avec de la laine de mouton, je ne sors jamais vraiment de ma migraine. »
Hédi considéra l’animal, puis Ali, et secoua la tête :
« Je ne peux pas, je dois l’apporter à Gisèle, il faut que je lui change les idées !
— Mais elle a déjà deux chiens ! rétorqua Ali.
— Ce n’est pas pareil. Lui, c’est un bébé, elle va se sentir obligée de s’en occuper. »
Il marqua un temps, puis hocha la tête pour asseoir cette pensée :
« Toutes les femmes sont comme ça. »
Ils déjeunèrent ensemble de viandes qu’Ali avait fait sécher au soleil, au grand plaisir des abeilles, accompagnées de semoule blanche, de pois chiches et de carottes à l’ail. Après la sieste, qu’ils firent à même le sol, le chapeau de paille rabattu sur le visage en guise de protection, Hédi se leva, salua Ali en l’embrassant sur les épaules, puis se dirigea vers le cheval de son ami, plus maigre que Rossinante. C’était pour ça qu’Hédi était monté ce jour-là, pour récupérer le cheval flanqué de paniers à la selle, et aller sur son dos jusqu’au marché, qui restait ouvert tard. Il voulait que Gisèle soit ébahie par sa performance. Peut-être aussi, qu’elle ne se sente pas aussi indispensable, elle et sa voiture. Ça la forcerait à davantage de gentillesse quand elle n’en avait pas envie.
Il rentra tard. Il avait beau guider le cheval pour qu’il reste sur le côté, à l’orée de la plantation des arbres orientés nord-sud, le jour déclinait à une telle vitesse qu’il craignait de finir la route dans le noir. Il crut à un mirage quand il vit quatre oliviers se déplacer au loin, ensemble, à une vitesse considérable. Mais quand les oliviers débarquèrent sur la route, il comprit qu’ils voyageaient debout à l’arrière d’un camion, prêts à honorer un autre champ. Les palmiers, qui devenaient noirs à l’horizon, prenaient aussi des airs effrayants, comme les arbres ensorcelés des contes. Leurs régimes de dattes, suspendus sous leur chevelure en pommeau, semblaient des essaims de bêtes malfaisantes. Hédi retrouvait les angoisses de son enfance devant cette nature qui s’animait avec la nui. Sa mère l’envoyait chercher du lait chez une vieille fermière. Il lui fallait traverser la piste, et il craignait de se trouver face à un serpent. Ne disait-on pas qu’un descendant du légendaire serpent d’Utique sillonnait la région, à la nuit tombée, cherchant sa nourriture ? Hédi chantait très fort contre la peur, il avait ouï-dire que le bruit éloignait les reptiles. Que chantait-il, déjà ? Ah oui, une chanson populaire que ne manquait pas d’interpréter sa mère, dès qu’elle se mettait en action derrière les fourneaux. Quelques bribes lui revenaient maintenant. A un moment, ça disait : « Notre dîner (bis), est fait d’un plat de petit pois, merci ô petite mère très tendre. » Puis, plus loin : « Il vient, il frappe à la porte avec son sabot, je lui dis… » Son souvenir s’arrêtait là.
Il arriva éreinté au petit hameau que constituait sa maison, celle de Gisèle et le puits. Il fut surpris de la voir danser au milieu de bougies qu’elle avait plantées en rond autour d’elle. Elle avait quelque chose sur la tête qu’il ne distinguait pas bien. Quand elle l’aperçut à son tour, elle courut vers lui et s’agrippa à son cou.
« Oh, mais tu as monté le cheval aujourd’hui ! Fais voir ce que tu as dans tes paniers ! Tu m’as rapporté les figues de barbarie à la peau rouge que j’adore ? Tu aimes ma couronne de fleurs de pois ? »
— J’aime ta couronne de fleurs de pois, parce qu’elle sent meilleur que ton haleine. Où as-tu trouvé de l’alcool ?
— Je l’ai fabriqué.
— Menteuse !
— Je suis allée l’acheter.
— Tu vas acheter du vin et tu ne m’emmènes pas au marché ?
— Je croyais que tu n’étais pas religieux.
— Ce n’est pas la question, tu le sais bien.
— Tu vas encore pleurer ?
— Oui. Je suis triste, et fatigué. Tu ne te rends pas compte de la route que j’ai faite aujourd’hui. Je te laisse.
— Prends-moi dans tes bras.
— Non, si tu avais le regard moins ivre, tu verrais que je protège un être tout doux qui ne demande que ton affection de vieille bique. »
Il rentra nourrir le marcassin à l’aide d’un biberon qu’il avait acheté à la pharmacie et ne répondit pas à Gisèle qui tambourinait à sa porte sans discontinuer, l’invitant même à venir regarder un film dehors. Elle savait qu’il adorait quand elle plantait la télévision sous les étoiles, à l’aide de deux rallonges, et qu’ils s’asseyaient ensemble sur des peaux de mouton calées contre un arbre épais. Hédi ne manquait pas alors de rappeler à Gisèle, à chaque scène un peu chaleureuse entre un homme et une femme, le temps où elles étaient censurées à la télévision tunisienne.
« Viens Hédi ! Il y a un vieux Fernandel, Les Vignes du Seigneur, doublé en arabe. Allez, viens, quoi, ça va être drôle ! »
Hédi tressaillit.
« Je t’interdis de le voir !
— Pourquoi ? T’es devenu fou ?
— Non, Gisèle… D’abord, un Fernandel, c’est toujours bien trop vieux.
— Ah…
— Ça remue des souvenirs.
— Tiens donc !
— Je t’ouvre, entre voir qui est là. »
Il ne s’était pas trompé, Gisèle fut attendrie aux larmes et décida que le petit animal vivrait chez elle. Quant à Hédi, l’ascension du djebel Ghorra, qui ne l’avait pas marqué sur le moment, l’endolorissait maintenant au plus haut point. Mais le sourire de Gisèle l’embaumait.
Ce soir-là, elle l’aida à rentrer les bêtes à l’étable et à les nourrir. Puis ils prirent le café, plus tard que d’habitude, après s’être préparés des sandwichs à la sardine tartinés de harissa. Gisèle restait gaie de vin et de marcassin, mais elle tenait tout de même à revenir sur le sujet de son enterrement à quelques pas de là.
« Dis-moi la vérité, Gisèle. Tu veux que je t’enterre ici pour être sûre que je ne t’oublie jamais ? Grosse comme tu es, ça va m’en coûter avec la pelle ! Et si je meure avant toi ?
— Non, toi tu es solide comme ces arbres, tu mourrais centenaire. Tu le sais, en plus ! Je veux être enterrée sous un olivier, parce que je voulais me marier sous un olivier, et que personne ne m’a suivie dans ce rêve. C’était simple, pourtant !
— Je ne suis pas ta logique…
— Il faut toujours accomplir ce qu’on peut de ses rêves. Je ne me suis pas mariée sous un olivier, je finirai sous un olivier, un point c’est tout ! »
Hédi ne comprenait pas tout, comme d’habitude, mais ce qu’il comprenait d’elle lui suffisait. Leur suffisait à l’un et à l’autre. Sans réfléchir davantage, il lui demanda :
« Et moi, si je t’épousais sous un olivier, tu m’éviterais de passer pour un assassin qui enterre sa victime à la nuit tombée ?
— Si c’est ça ta raison, eh bien c’est non ! Je refuse d’épouser un homme qui ne m’a même pas dit "Je t’aime".
— Tu sais, Gisèle, je n’ai jamais dit "Je t’aime" à personne. Nous sommes pudiques, nous les hommes du djebel Ghorra. »
Gisèle soupira. Si seulement il pouvait lui donner une seule des caresses qu’il prodiguait sans y penser au marcassin. Elle savait toute la profondeur des sentiments que lui portait Hédi, mais il fallait les mots. Elle venait du pays des troubadours.
*
Pourtant, ils vécurent heureux quelques années de plus au pied du djebel Ghorra, juste comme ça, tous les deux, « à côté ». Comme elle l’avait prédit, Gisèle mourut la première, sans grand éclat, dans son lit. Un matin, alors qu’Hédi frappait à sa porte pour aller au marché, il sentit que ça résonnait creux à l’intérieur. Il avait téléphoné à Ali, qui était immédiatement descendu sur son cheval. Ils avaient dit les prières, puis l’avaient enveloppée du manteau maure d’Hédi. Les toilettes funéraires, la racine de l’arbre s’en chargerait.
Ils pleurèrent longtemps.
« Tu veux graver son prénom sur l’arbre ? demanda Ali à Hédi.
— On ne peut pas faire ça, si la police venait fouiller par ici ! Ses enfants finiront bien par se demander ce que devient leur mère, même si elle ne leur a pas parlé depuis des années. Ils chercheront peut-être un héritage. »
Ali réfléchit.
« Tu m’as bien dit qu’elle ne s’appelait pas Gisèle, en réalité ? Pourquoi lui as-tu donné ce prénom ? » Hédi se mit à rire, à rire, et à rire encore.
« C’est à cause de Fernandel, dit-il au bord de l’étouffement. La pauvre, elle est morte et elle ne sait même pas à quelle Gisèle je la comparais : une bourgeoise dans un film avec Fernandel qui s’appelait Les Vignes du Seigneur. »
Ali rit à son tour. Puis il réfléchit.
« Hédi, j’ai une idée. Et si nous appelions ce champ d’oliviers : Les Oliviers du Seigneur. On l’enregistrerait comme ça à la municipalité. Tous ces arbres appartiennent à ta lignée, n’est-ce pas ? Le nom resterait, se transmettrait. Personne ne saurait son origine, à part nous, le ciel, et Gisèle !
— Qu’il en soit ainsi, vénérable Ali !
— Et si les autorités viennent à la recherche de Gisèle, nous dirons qu’elle est partie en voyage et qu’elle n’est jamais revenue. Ce ne sera pas tout à fait un mensonge, comme ça. »
Hédi essuya une larme et s’apaisa. Oui, ce ne serait pas tout à fait un mensonge. Gisèle reviendrait chaque année avec la saveur des olives. Sa couronne de fleurs de pois volerait au gré du vent à travers les feuillages.
*
Le lendemain matin, ils attelèrent une charrette au cheval d’Ali et prirent la route pour faire enregistrer le nom.
Sur le côté, un petit garçon se rendait à l’école, pieds nus. Il chantait : « Notre dîner (bis), est fait d’un plat de petit pois, merci ô petite mère très tendre. » Puis, plus loin : « Il vient, il frappe à la porte avec son sabot, je lui dis… »
Gisèle ouvrit un œil mal assuré, puis elle poussa sur ses coudes pour se rehausser sur les oreillers. Son voisin Hédi était devant son lit.
« Qu’est que tu fiches ici ? » lui lança-t-elle en remontant ses couvertures jusqu’au menton.
Gisèle avait décidé qu’il faisait toujours froid et humide chez elle, au cœur du plus aride des champs d’oliviers.
« J’ai des rhumatismes partout et tu viens m’effrayer. Il n’est même pas midi ! »
Hédi ouvrit la fenêtre pour regarder le ciel. Il ne portait jamais de montre.
« Non, il est midi passé, et tu as dit qu’on irait au marché. »
Gisèle referma les yeux, plissant les paupières de toutes ses forces l’une contre l’autre. Elle voulait montrer à Hédi qu’elle baissait le rideau pour la journée.
Hédi hésita, puis il sortit. Puis il revint :
« Allez, Gisèle, ça te fera du bien ! Et je dois acheter de l’avoine pour les bêtes.
– Dis-mois alors pourquoi tu persistes à m’appeler Gisèle, alors que tu sais que je m’appelle Jeanne. »
Le vieil homme ne répondit pas. Il savait que sa Gisèle racontait partout au marché qu’il l’appelait Gisèle parce qu’il en avait aimé une, quand il était encore `a l’âge des passions. Il ne voulait pas la contrarier, ni lui mentir. Il savait que Gisèle l’aimait.
« Je ne sais plus.
– Va-t-en alors ! Trouves-en une autre pour t’emmener au marché. »
Hédi baissa la tête, et s’en alla pour de bon, cette fois. Il l’aimait bien, Gisèle. Mais comme on aime quand on est tout seul et qu’on veut rester tranquille. Ils habitaient tous les deux, chacun dans sa maison, dans ce coin reculé du nord de la Tunisie, au pied du djebel Ghorra. La seconde maison, celle où vivait Gisèle, appartenait aussi à Hédi. Elle l’avait supplié de lui louer, un jour qu’elle passait par là, dans une voiture bien trop chargée. Hédé, qui avait été céramiste dans la région de Nice, n’avait jamais passé son permis de conduire. Il commençait à avoir peur de mourir sans aucun secours, et il accepta bien vite, sans même se demander ce qu’une vieille blonde, accompagnée de ses deux chiens, pouvait bien vouloir faire de son lopin de terre.
Un autre jour, bien plus tard, il lui avait demandé ce qui l’avait menée là. Ils avaient pris l’habitude de boire un café ensemble derrière la maison, au moment du coucher du soleil. La Moka prenait son envol sur les braises du charbon, entre trois pierres.
« Je veux mourir ici, au milieu des champs d’oliviers. Et tu m’enterreras toi », avait-elle répondu sans émotion apparente, le regard dur. Pourtant, sa paupière tremblait.
Les paupières de Gisèle précisaient toujours mieux ses sentiments que ses yeux.
Hédi avait l’expérience des êtres fatigués de la vie, et il savait qu’elle ne plaisantait pas. Les jours suivants, il réfléchit à cette demande, très sérieusement, sur ses aspects humains, techniques, administratifs. Le septième jour, il frappa à la porte de Gisèle très tôt le matin, après la prière de l’aube. Ce qui la mit de mauvaise humeur.
« Tu as tort de maugréer, j’avais une bonne nouvelle pour toi », lui hurla-t-il au bord des larmes, souffrant soudain d’obtenir si peu de reconnaissance de toute la tension qu’il avait mise dans cette semaine de réflexion. Il y avait toutefois retrouvé un peu de sa vie d’avant quand, emmuré avec lui-même dans son atelier peu fréquenté, il agitait les grandes questions de l’existence. En ce temps-là, armé de bonnes jumelles militaires, il pouvait déchiffrer une peinture rupestre de la vallée des Merveilles représentant un être qui levait les bras au ciel. Il n’avait pas besoin de se déplacer pour la reproduire sur un vase.
Dorénavant, il se trouvait entre deux vides : la porte fermée de Gisèle qui, malgré tout l’amour qu’elle avait pour lui, ne savait rien ouvrir en grand quand il en avait le plus besoin ; et la montagne, si ferme dans son silence.
Il pleurait assis dans son champ de pois, quand Gisèle posa une main amicale sur son dos.
« Excuse-moi, Hédi. Je t’ai ignoré alors que tu voulais être gentil, et maintenant tu as de la peine. Tu sais que la nuit, je suis encore dans mes démons. Je n’ai ni tes prières, ni ta bonté pour m’aider, moi. Chaque matin, il faut que je trouve une seule bonne raison pour me lever. Et le plus souvent, à part l’idée de voir ta pomme, je n’en vois pas. Mais même celle-là, il faut du temps pour la laisser venir, qu’on fasse de ça à nos âges ?... Quand tu habitais en France, pourquoi n’es-tu pas venu à Carcassonne ? Tu te serais forcément arrêté devant ma maison, là-bas. C'est ’'une des plus vieilles. Et moi je t’aurais vu par la fenêtre, puis je serais descendue t’ouvrir la porte pour te faire visiter les tourelles. Parce que tu m’aurais plu.
— Plus vieille que toi ?
— Un tout petit plus plus », lui concéda Gisèle, heureuse de sa rêverie.
Satisfait d’avoir détourné la gêne, Hédi réfléchit à ce que Carcassonne évoquait pour lui. Une carte postale de cité médiévale qui pouvait aussi bien être Saint-Malo. Enfin, il répondit :
« A cause de la langue d’oc. J’avais peur de ne pas comprendre des gens qui parlent encore la langue des chevaliers. Comment dit-on : « Donnez-moi un kilo de fraises » en langue d’oc ?
Gisèle se mit à rire, très fort, très longtemps, ce qui entraîna Hédi. Elle lui posa un gros baiser sur sa maigre joue.
« Qu’est-ce que tu voulais me dire, ce matin, de si bonne heure ?
— Si tu es sûre que tu ne veux pas être enterrée à Carcassonne, c’est d’accord pour que je t’enterre dans le champ d’oliviers. J’ai même choisi sous lequel. Tu veux voir ?
Gisèle fit une drôle de mine. Elle ne voulait pas. Hédi ne comprendrais décidément jamais rien.
— C’est ça que tu voulais me dire ?
— Oui. Tu réponds ?
— Je ne veux pas être enterrée à Carcassonne. Personne ne viendra me voir là-bas.
— Et ici, qui viendra ? Personne ne saura où tu es enterrée. À part moi, si je ne disparais pas avant toi.
— Au moins je ne serai pas triste comme aujourd’hui. Je me dirai : ils ne savent pas où je suis. Et toi, Hédi, pourquoi veux-tu être enterré ici, au pied du djebel Ghorra, alors que tes enfants sont en France ?
— Parce que je sais que ça les fera revenir. Les enfants de Tunisie viennent toujours honorer leurs ancêtres morts. Ils lèveront la tête. Ils verront les chênes zéens, les chênes kermès, les chênes-lièges, et ils diront : "Il était beau, le monde de papa." »
*
Les petites chèvres jouaient et couraient devant eux, elles entraient dans les étables, ressortaient, se poursuivaient, grimpaient aux arbres, venaient quémander dans la main de Gisèle et de Hédi, puis repartaient plus libres encore. Hédi se leva péniblement et courut chercher son cahier des naissances. Il n’était plus à jour dans la tenue des cahiers de sa ferme. Deux petites jumelles étaient nées la veille, ce qu’auparavant il s’empressait de noter en rouge, ajoutant avec une grande précision leurs signes distinctifs. Il avait aussi des cahiers pour les animaux qu’il soignait.
En revenant, alors que le soleil montait haut dans le ciel, et que la nature offrait une sérénité a perte de vue, il fut saisi d’une immense joie. Gisèle regardait au loin, vers les palmiers qui fleurissaient la plaine, avec une paix qu’il ne lui connaissait pas. Ses yeux pailletés de miel, d’ordinaire immuables, volaient avec les oiseaux. Il s’approcha doucement, pour ne pas l’effrayer. Elle s’allongea soudain, brassant la terre des deux mains, avec le mouvement d’un papillon.
« Je suis heureuse, Hédi. Nous allons vivre, maintenant, avoir plein de projets ensemble. »
L’euphorie n’avait pas duré. Dès le lendemain, Gisèle était retombée dans cette neurasthénie qu’elle avait greffée sur elle. C’était bien Horace qui avait dit : « Quand tu voyages, c’est toi-même que tu emportes » ? s’était demandé Hédi, qui avait gravé des phrases célèbres sur une commande d’assiettes, en constatant une fois de plus que le dépaysement n’avait pas une action bénéfique longue sur les âmes malades. Il avait pourtant décidé de rendre Gisèle heureuse. Les matins où elle n’ouvrait pas les volets, où elle subissait le soleil comme un vampire, il savait que ce serait dur et il invoquait l’esprit de sa défunte mère pour l’aider à trouver de ces choses qui font rire les femmes.
Le jour où elle n’avait pas voulu se lever malgré la promesse faite de l’emmener en voiture au marché, il savait qu’il valait mieux s’arranger pour que sa journée à lui soit pleine d’anecdotes à raconter quand il rentrerait, le soir, les bras chargés de ce qu’il pensait pouvoir lui faire plaisir. Car Gisèle ne sacrifiait jamais au rite du café du soir.
Il gravit donc le djebel Ghorra avec sa canne de pèlerin taillée dans une branche épaisse. Il voulait arriver au sommet avant les grandes chaleurs. Il ferait une pause à mi-chemin, à l’ombre, auprès de la sublime cascade où il se baignerait vêtu : ses vêtements seraient secs en moins d’une heure, juste le temps de rester au frais avant d’arriver.
Arrivé sans grand-peine à la cascade, il vit que l’eau s’était frayée un passage dans la dalle rocheuse du plateau en surplomb. Elle avait creusé un trou dans la pierre et, à travers cette cavité, elle tombait avec une grande puissance. Elle rencontrait d’abord une plateforme, d’où elle rebondissait pour s’élancer plus loin et arriver au sol. Là, elle donnait naissance à un petit torrent qui gagnait la plaine. À côté de la cascade, et collée contre le rocher à une certaine hauteur, on remarquait une construction romaine, une sorte de maisonnette. Intrigué, il s’approcha encore. Il lui semblait entendre les larmes d’enfant. Il tendit l’oreille. C’était un tout petit marcassin qui semblait avoir été effleuré à l’oreille par une balle qu’il trouva près de lui.
Hédi s’approcha pour lui murmurer : « Ce n’est pourtant pas la saison de la chasse en ce moment. Les gens ont faim, ils ont dû te tirer dessus pour te manger, petit animal. Au prix de la viande aujourd’hui ! Plus du salaire journalier d’un ouvrier, tu te rends compte ? Et comme tu n’es pas tout à fait un cochon… Toi, tu te nourris de glands, de graines et de racines, et tu es barbu comme un sage. Je vais t’emmener avec moi, Gisèle va s’occuper de toi ». Il le blottit dans la capuche de son manteau maure en lin, et continua son ascension admirant ça et là la beauté de la montagne et rendant maintes louanges à la Création.
Ali l’attendait tout en haut, dans son nid d’aigle. Assis devant le pas de sa porte, il égrenait son chapelet, en remontant de temps à autre son pantalon bleu ouvrier qui lui tombait sur les doigts de pied. Les oiseaux de proie tournoyaient au-dessus de la chaumière qu’il avait construite de ses mains d’ancien fabricant des briques de l’Oasis : deux tiers d’argile blanche, un tiers d’argile rouge et de l’eau. Ils semblaient dérouler une momie invisible avec leurs griffes suspendues. Mais comme rien de mauvais ne tombait jamais du ciel dans l’assiette d’Ali, alors il s’en fichait.
« Salut à toi, Hédi ! Tu en as mis du temps à monter, cria-t-il en voyant progresser vers lui son ami tout essoufflé. Encore quelques cailloux à escalader et tu es là, courage ! »
Hédi reprit un instant son souffle pour répondre sans avoir l’air de rendre l’âme.
« Salut à toi, le Vieux de la Montagne! »
Ali lui tendit la main pour l’aider, puis ils s’assirent côte à côte. Ali tendit une écuelle d’eau du puits à Hédi et attendit pour lui parler. Ce fut Hédi qui parla le premier :
« Je ne sais pas comment tu fais pour vivre ici tout seul. Tu ne t’ennuies donc jamais ? »
Ali haussa les épaules. Hédi sortit le petit sanglier de sa capuche. Ils le prirent dans leurs mains en silence, chacun à leur tour ; une grande tendresse éclairait leur visage. Ali lui donna un peu d’eau.
« Hédi, tu ne veux pas me le laisser ? Il me tiendrait chaud à la tête, dans mon lit. Je m’en occuperai bien et je te le rendrai plus tard. Il fait un froid terrible la nuit ici, tu sais. J’ai beau rembourrer toute ma literie avec de la laine de mouton, je ne sors jamais vraiment de ma migraine. »
Hédi considéra l’animal, puis Ali, et secoua la tête :
« Je ne peux pas, je dois l’apporter à Gisèle, il faut que je lui change les idées !
— Mais elle a déjà deux chiens ! rétorqua Ali.
— Ce n’est pas pareil. Lui, c’est un bébé, elle va se sentir obligée de s’en occuper. »
Il marqua un temps, puis hocha la tête pour asseoir cette pensée :
« Toutes les femmes sont comme ça. »
Ils déjeunèrent ensemble de viandes qu’Ali avait fait sécher au soleil, au grand plaisir des abeilles, accompagnées de semoule blanche, de pois chiches et de carottes à l’ail. Après la sieste, qu’ils firent à même le sol, le chapeau de paille rabattu sur le visage en guise de protection, Hédi se leva, salua Ali en l’embrassant sur les épaules, puis se dirigea vers le cheval de son ami, plus maigre que Rossinante. C’était pour ça qu’Hédi était monté ce jour-là, pour récupérer le cheval flanqué de paniers à la selle, et aller sur son dos jusqu’au marché, qui restait ouvert tard. Il voulait que Gisèle soit ébahie par sa performance. Peut-être aussi, qu’elle ne se sente pas aussi indispensable, elle et sa voiture. Ça la forcerait à davantage de gentillesse quand elle n’en avait pas envie.
Il rentra tard. Il avait beau guider le cheval pour qu’il reste sur le côté, à l’orée de la plantation des arbres orientés nord-sud, le jour déclinait à une telle vitesse qu’il craignait de finir la route dans le noir. Il crut à un mirage quand il vit quatre oliviers se déplacer au loin, ensemble, à une vitesse considérable. Mais quand les oliviers débarquèrent sur la route, il comprit qu’ils voyageaient debout à l’arrière d’un camion, prêts à honorer un autre champ. Les palmiers, qui devenaient noirs à l’horizon, prenaient aussi des airs effrayants, comme les arbres ensorcelés des contes. Leurs régimes de dattes, suspendus sous leur chevelure en pommeau, semblaient des essaims de bêtes malfaisantes. Hédi retrouvait les angoisses de son enfance devant cette nature qui s’animait avec la nui. Sa mère l’envoyait chercher du lait chez une vieille fermière. Il lui fallait traverser la piste, et il craignait de se trouver face à un serpent. Ne disait-on pas qu’un descendant du légendaire serpent d’Utique sillonnait la région, à la nuit tombée, cherchant sa nourriture ? Hédi chantait très fort contre la peur, il avait ouï-dire que le bruit éloignait les reptiles. Que chantait-il, déjà ? Ah oui, une chanson populaire que ne manquait pas d’interpréter sa mère, dès qu’elle se mettait en action derrière les fourneaux. Quelques bribes lui revenaient maintenant. A un moment, ça disait : « Notre dîner (bis), est fait d’un plat de petit pois, merci ô petite mère très tendre. » Puis, plus loin : « Il vient, il frappe à la porte avec son sabot, je lui dis… » Son souvenir s’arrêtait là.
Il arriva éreinté au petit hameau que constituait sa maison, celle de Gisèle et le puits. Il fut surpris de la voir danser au milieu de bougies qu’elle avait plantées en rond autour d’elle. Elle avait quelque chose sur la tête qu’il ne distinguait pas bien. Quand elle l’aperçut à son tour, elle courut vers lui et s’agrippa à son cou.
« Oh, mais tu as monté le cheval aujourd’hui ! Fais voir ce que tu as dans tes paniers ! Tu m’as rapporté les figues de barbarie à la peau rouge que j’adore ? Tu aimes ma couronne de fleurs de pois ? »
— J’aime ta couronne de fleurs de pois, parce qu’elle sent meilleur que ton haleine. Où as-tu trouvé de l’alcool ?
— Je l’ai fabriqué.
— Menteuse !
— Je suis allée l’acheter.
— Tu vas acheter du vin et tu ne m’emmènes pas au marché ?
— Je croyais que tu n’étais pas religieux.
— Ce n’est pas la question, tu le sais bien.
— Tu vas encore pleurer ?
— Oui. Je suis triste, et fatigué. Tu ne te rends pas compte de la route que j’ai faite aujourd’hui. Je te laisse.
— Prends-moi dans tes bras.
— Non, si tu avais le regard moins ivre, tu verrais que je protège un être tout doux qui ne demande que ton affection de vieille bique. »
Il rentra nourrir le marcassin à l’aide d’un biberon qu’il avait acheté à la pharmacie et ne répondit pas à Gisèle qui tambourinait à sa porte sans discontinuer, l’invitant même à venir regarder un film dehors. Elle savait qu’il adorait quand elle plantait la télévision sous les étoiles, à l’aide de deux rallonges, et qu’ils s’asseyaient ensemble sur des peaux de mouton calées contre un arbre épais. Hédi ne manquait pas alors de rappeler à Gisèle, à chaque scène un peu chaleureuse entre un homme et une femme, le temps où elles étaient censurées à la télévision tunisienne.
« Viens Hédi ! Il y a un vieux Fernandel, Les Vignes du Seigneur, doublé en arabe. Allez, viens, quoi, ça va être drôle ! »
Hédi tressaillit.
« Je t’interdis de le voir !
— Pourquoi ? T’es devenu fou ?
— Non, Gisèle… D’abord, un Fernandel, c’est toujours bien trop vieux.
— Ah…
— Ça remue des souvenirs.
— Tiens donc !
— Je t’ouvre, entre voir qui est là. »
Il ne s’était pas trompé, Gisèle fut attendrie aux larmes et décida que le petit animal vivrait chez elle. Quant à Hédi, l’ascension du djebel Ghorra, qui ne l’avait pas marqué sur le moment, l’endolorissait maintenant au plus haut point. Mais le sourire de Gisèle l’embaumait.
Ce soir-là, elle l’aida à rentrer les bêtes à l’étable et à les nourrir. Puis ils prirent le café, plus tard que d’habitude, après s’être préparés des sandwichs à la sardine tartinés de harissa. Gisèle restait gaie de vin et de marcassin, mais elle tenait tout de même à revenir sur le sujet de son enterrement à quelques pas de là.
« Dis-moi la vérité, Gisèle. Tu veux que je t’enterre ici pour être sûre que je ne t’oublie jamais ? Grosse comme tu es, ça va m’en coûter avec la pelle ! Et si je meure avant toi ?
— Non, toi tu es solide comme ces arbres, tu mourrais centenaire. Tu le sais, en plus ! Je veux être enterrée sous un olivier, parce que je voulais me marier sous un olivier, et que personne ne m’a suivie dans ce rêve. C’était simple, pourtant !
— Je ne suis pas ta logique…
— Il faut toujours accomplir ce qu’on peut de ses rêves. Je ne me suis pas mariée sous un olivier, je finirai sous un olivier, un point c’est tout ! »
Hédi ne comprenait pas tout, comme d’habitude, mais ce qu’il comprenait d’elle lui suffisait. Leur suffisait à l’un et à l’autre. Sans réfléchir davantage, il lui demanda :
« Et moi, si je t’épousais sous un olivier, tu m’éviterais de passer pour un assassin qui enterre sa victime à la nuit tombée ?
— Si c’est ça ta raison, eh bien c’est non ! Je refuse d’épouser un homme qui ne m’a même pas dit "Je t’aime".
— Tu sais, Gisèle, je n’ai jamais dit "Je t’aime" à personne. Nous sommes pudiques, nous les hommes du djebel Ghorra. »
Gisèle soupira. Si seulement il pouvait lui donner une seule des caresses qu’il prodiguait sans y penser au marcassin. Elle savait toute la profondeur des sentiments que lui portait Hédi, mais il fallait les mots. Elle venait du pays des troubadours.
*
Pourtant, ils vécurent heureux quelques années de plus au pied du djebel Ghorra, juste comme ça, tous les deux, « à côté ». Comme elle l’avait prédit, Gisèle mourut la première, sans grand éclat, dans son lit. Un matin, alors qu’Hédi frappait à sa porte pour aller au marché, il sentit que ça résonnait creux à l’intérieur. Il avait téléphoné à Ali, qui était immédiatement descendu sur son cheval. Ils avaient dit les prières, puis l’avaient enveloppée du manteau maure d’Hédi. Les toilettes funéraires, la racine de l’arbre s’en chargerait.
Ils pleurèrent longtemps.
« Tu veux graver son prénom sur l’arbre ? demanda Ali à Hédi.
— On ne peut pas faire ça, si la police venait fouiller par ici ! Ses enfants finiront bien par se demander ce que devient leur mère, même si elle ne leur a pas parlé depuis des années. Ils chercheront peut-être un héritage. »
Ali réfléchit.
« Tu m’as bien dit qu’elle ne s’appelait pas Gisèle, en réalité ? Pourquoi lui as-tu donné ce prénom ? » Hédi se mit à rire, à rire, et à rire encore.
« C’est à cause de Fernandel, dit-il au bord de l’étouffement. La pauvre, elle est morte et elle ne sait même pas à quelle Gisèle je la comparais : une bourgeoise dans un film avec Fernandel qui s’appelait Les Vignes du Seigneur. »
Ali rit à son tour. Puis il réfléchit.
« Hédi, j’ai une idée. Et si nous appelions ce champ d’oliviers : Les Oliviers du Seigneur. On l’enregistrerait comme ça à la municipalité. Tous ces arbres appartiennent à ta lignée, n’est-ce pas ? Le nom resterait, se transmettrait. Personne ne saurait son origine, à part nous, le ciel, et Gisèle !
— Qu’il en soit ainsi, vénérable Ali !
— Et si les autorités viennent à la recherche de Gisèle, nous dirons qu’elle est partie en voyage et qu’elle n’est jamais revenue. Ce ne sera pas tout à fait un mensonge, comme ça. »
Hédi essuya une larme et s’apaisa. Oui, ce ne serait pas tout à fait un mensonge. Gisèle reviendrait chaque année avec la saveur des olives. Sa couronne de fleurs de pois volerait au gré du vent à travers les feuillages.
*
Le lendemain matin, ils attelèrent une charrette au cheval d’Ali et prirent la route pour faire enregistrer le nom.
Sur le côté, un petit garçon se rendait à l’école, pieds nus. Il chantait : « Notre dîner (bis), est fait d’un plat de petit pois, merci ô petite mère très tendre. » Puis, plus loin : « Il vient, il frappe à la porte avec son sabot, je lui dis… »