de La Folie Elisa

Gwenaëlle Aubry

Artwork by Joon Youn

Chambre 1/1 : Emy
 
                Premier étage, au fond du couloir. Deux pièces en enfilade qui donnent sur le jardin et, au loin, sur la rivière. L’été, les fenêtres sont presque entièrement voilées par les feuilles du figuier. Tas de vêtements, de perruques, piles effondrées de livres et de vinyls, escarpins dépareillés dans tous les coins, flight cases. Au mur, suspendue à un clou, une vieille Gibson noire et blanche, splendide, cabossée. Allongée sur la moquette, Emy fume, elle fait passer – Je veux bien oui merci.

            –« Massacre in Paris », titraient les tabloïds, je n’étais pas sortie ce soir-là, j’étais en pleine descente, j’avais vu Hans la veille, trop de manque à la fois. Je me suis couchée, les draps sentaient encore l’herbe et la sueur, en chien de fusil dans son odeur, j’ai éteint mon mobile, avalé des cachets. À force ces saloperies n’ont plus d’effet, je me suis réveillée en pleine nuit, les crampes les nausées tu sais, mais il y avait autre chose, une espèce d’angoisse glacée, lucide, stridente, qui me faisait planer très haut, très au-dessus de mon corps. Je le voyais là, couché raide sous les draps, et moi je n’y étais pas : un gigantesque K-hole, mais sans kétamine, à blanc, à vide. Une tête sans corps, a flowing head. J’ai tenu bon, sans rallumer mon mobile, sans alcool ni cachets, pour me calmer je me suis imaginée chienne placide le suivant à la trace, traquant son odeur de ville en ville, puis dans la jungle, bête parmi les bêtes m’abreuvant longuement à un fleuve. Peut-être que je savais déjà, peut-être que j’ai su à ce moment-là. Et le matin, au réveil, ces masses de SMS : lui, d’abord, des phrases entières pour une fois, « Je pense à toi. Je t’embrasse fort. SMA », un shoot de joie pure, puis Jim, « Just let me know you’re OK dear », je me suis dit tiens la journée commence bien, puis tous les autres qui au fil de la nuit demandaient si j’étais encore vivante et dénombraient les morts.
                 
            Je savais mais je ne comprenais pas, en fait je ne comprends toujours pas, je suis en boucle, je tourne autour, je reste à la porte.
 
            Le Bataclan c’était ma maison, tu comprends, on y a joué quoi, dix fois, des premières parties, puis pour la tournée Dogs and Queens  – ah tu y étais, tu nous as vus ?-, j’ai même une photo de moi avec mon père dans les loges, il avait pris l’Eurostar, acheté du champagne, c’était juste avant sa mort, mais là je ne reconnaissais rien. Je feuilletais les journaux, j’étais descendue les acheter aussitôt, hagarde dans Hanbury Street, titubant en ballerines sous la pluie, le vieux du drugstore m’a appelée « Love » j’ai failli lui tomber dans les bras on s’en fout de tout ça qu’est-ce que je racontais, je feuilletais les journaux, j’avais peur de la radio, des chaînes d’info et même d’allumer mon ordinateur. Je ne voulais aucun bruit, aucune voix, je ne voulais pas que ça sonne chez moi. Je feuilletais les journaux, je ne comprenais pas ce que je lisais, je regardais les photos, les flics français escaladant des échelles qui se confondaient avec les branches nues d’un arbre, un beau gosse baraqué en tee-shirt blanc taché de rouge, les épaules drapées d’un tissu scintillant, des silhouettes enveloppées dans la même matière crissante et dorée, je ne voyais que ça, le rouge et l’or, partout, sur la façade chinoise, les cordons de sécurité, les balcons et les spots, les formes étendues dans la fosse et les flaques, partout des éclats flous de rouge et de doré, opaques, indéchiffrables. Des surfaces, des zones colorées qu’un court-circuit, une corde cassée, m’interdisaient de nommer. Je glissais sur les mots aussi, ils faisaient juste du bruit, même ceux de couloir, trappe, bar ou exit doors. Ce bar, j’y ai pourtant bu des mers entières, ce couloir j’y ai tout fait, et même l’amour. Je suis descendue me préparer du café, j’avais laissé mon mobile dans la cuisine, en mode silencieux, silencieux Hans l’était lui aussi, mais le numéro de Jim s’affichait trois fois à quelques minutes d’intervalle. Je l’ai rappelé, sonnerie sourde et lente des appels longue distance, Hans à Oran, Jim à dache, qu’est-ce qu’ils avaient tous à se barrer : Pas trop tôt, babe, enfin si, je suis à Chicago, tu sais quelle heure il est ici, on jouait au Double Doors, j’ai essayé de te joindre trois fois après le concert, qu’est-ce que tu foutais ? Mais bien sûr qu’on a joué, et plus fort que jamais.

            Sa voix, sa voix lointaine et pleine de sommeil, a tout rebranché, rétabli les liaisons. Tout s’est mis à vibrer, à sonner à l’excès, ampli poussé au maximum, au bord de l’explosion. Cette fois j’étais dedans, et sans issue, sans trappe ni exit doors : dans ma loge, le soir de la photo, avec Jim, Peter, Magda et mon père, dont ce serait le premier et le dernier concert, un pull jacquard d’écolière sur ma mini-robe rouge pour cacher mes bras troués, buvant mon champagne français à petites lampées civilisées, lançant à Jim, qui se préparait une tisane au miel, nos stupides vannes rituelles, Hey, Guitar Hero, tu veux ton tricot, posant pour Magda, joue contre joue avec mon père (mon père mutique, perdu, et fier)- très correcte, très ladylike et impeccablement défoncée après une visite dans la loge de Peter, dont je savais, derrière les lunettes noires, les pupilles dilatées à la mesure des miennes, Peter et moi à distance accordés, attachés au même fil invisible, ballons jumeaux échappés d’un poing d’enfant, vite envolés vers un ciel livide;
            j’étais dans le couloir, perruque rousse et escarpins violets, les yeux fixés sur la grande silhouette voûtée de Jim qui nous précédait, sur sa chemise rouge la sangle en lézard de sa Gretsch, la blanche et or des grands soirs, se détachait avec une netteté stupéfiante et je me suspendais à elle pour ne pas tomber,
            car Jim est à jamais celui qui ralentit ma chute,
            guidée, tenue, je marchais droit entre les murs pulsatiles et mouvants même si mes jambes abritaient des colonies de fourmis, même si ma tête crevait le plafond, même si cette putain de sangle se mettait elle aussi à onduler et à siffler;
            nous étions tous les quatre derrière le rideau, à la fois seuls et profondément connectés, Magda rajustant ses bracelets de cuir comme on sangle un cheval, Pete frôlant mes cuisses du bout de ses doigts bagués, Jim tendu, compact, aux aguets, flairant la salle, dont en cet instant nous sentions tout, la houle, les nerfs hérissés, les frémissements et la fièvre de grand animal– Ok, on y va, c’est à nous.
 
            La nuit, les jours qui ont suivi ça s’est engouffré, plus de barrières de sécurité ni de rideau de fer, ça entrait en rafales, ça me traversait. J’étais enfermée chez moi. Je ne sortais que pour acheter des fish and chips, des clopes et de la vodka, quant au reste, j’avais ce qu’il fallait. Dehors la pluie tombait sans trêve, frappait en percussions furieuses sur le toit. J’ai allumé mon ordinateur, plongé dans les images, les témoignages, sans rien couper, sans rien filtrer, sans rien doser. Get in get out : j’avais en tête ces mots idiots, pas même un titre ni un refrain, et aucun rythme ne les accompagnait. À droite de mon écran des lucarnes s’affichaient, je cliquais j’ouvrais, je ne pouvais plus m’empêcher d’ouvrir, et ça entrait en trombes, ça se déversait. Les vidéos des premiers tirs sont vite arrivées, tu te souviens, le son épais des EoDM puis, un instant, la cadence de la kalach qui se confond avec celle de la batterie, un instant, juste un instant, on se demande où sont les tirs où est la frappe. De la bakélite, tu savais ça, il y a de la bakélite dans les kalachnikov, fourreaux, chargeurs, comme dans les premières guitares électriques. Un soir où on était très high, Peter et moi, on a essayé d’allumer un feu avec le pickguard d’une vieille Telecaster, la chimie à l’époque avait pour nous peu de secrets, on va y arriver, il disait, on va faire mieux que Keith Richards quand il a joué  Start Me Up avec sur le doigt un éclat de phosphore, la chair cramée et l’os à nu, c’est comme ça qu’il faut jouer, du feu au bout des doigts, nerfs à vif, os à blanc, veines chargées de mélanges détonnants,
            et c’est comme ça qu’on jouait, corps pleins et hautement inflammables, corps de bakélite, de phénol et de méthanal, stroboscopiques et phosphorescents, on était, à l’époque de Dogs and Queens, triomphants et calcinés, souverains incendiés, éphémères piégés par la lumière, et c’est cela que vous attendiez de nous, cette combustion, cet éblouissement,
            dans ce jeu nous étions, vous et nous, tour à tour maîtres et serviteurs, Lords and the New Creatures,
            on jouait avec vous, votre désir, votre fièvre, votre jouissance, votre colère, on jouait avec l’obscur en vous, sous votre peau, à même vos nerfs, en quelques mesures on s’y logeait, on prenait le contrôle de votre pouls qui enfin s’emballait, on battait dans votre ventre, et c’est cela que vous vouliez, cette possession immédiate et totale, cette merveilleuse reddition,
            cette vie saturée, superlative, et tendue à se rompre.
 
            Mais voici que soudain j’ai pensé (cette phrase sonnait fort et couvrait tout le reste)
            On n’a pas le droit de jouer avec ça.
 
            Cette vidéo, tu comprends, cet instant où tirs et batterie se confondent, je n’en sortais pas, j’y revenais sans cesse, un disque rayé, et moi qui scratche et dérape avec lui,
            ça ne s’est pas arrangé quand j’ai remarqué les barrières dressées entre salle et scène, basses mais charpentées, on les voit bien sur certaines vidéos, comme les bras nus et les visages de ceux qui s’y appuient, illuminés d’une joie enfantine, étonnamment placide,
            je hais les barrières, combien de fois au début, dans les petits clubs de Camden, j’ai vu Jim sauter dans la salle, jouer au milieu du public, personne ne le touchait, personne ne l’approchait, l’espace aussitôt se reformait autour de lui, cercle magique, et moi, combien de fois j’ai chanté pour un visage, pour un regard que, sans le croiser, je devinais tendu, hypnotisé, souvent ça finissait au bar, souvent aussi au lit, et puis, peu à peu, la distance s’est creusée, nous n’avions plus devant nous que des flashes et des gorilles, je me disais bientôt on nous fera jouer derrière des grilles comme des fauves de zoo, mais de qui ont-ils peur, de quel côté sont les prédateurs ?,
            ces barrières m’ont rendue cinglée, j’ai cherché les photos des victimes que les journaux français commençaient à publier, j’avais besoin de croiser leur visage, leur regard, de fixer leurs traits, il m’a même semblé en reconnaître certains, je sais c’est absurde et pourtant ils auraient pu être là, dans la salle, dans la fosse, il y a dix ans, j’ai regardé les interviews des survivants, cette fille brune, très belle, qui parle les yeux clos, sourcils froncés, un abîme entre chaque mot, mime, de ses mains nues, de ses poignets très fins, les corps qui, dit-elle, tombent comme des dominos mon corps était pressé contre les barrières j’ai essayé de sauter mais je ne pouvais pas sauter et je me suis aperçue que ma jambe droite était coincée et je savais que c’était parce que les gens tombaient, I could feel people dying, elle dit, on ne croit pas aux âmes et aux esprits, souls and spirits, mais je me souviens d’avoir senti, elle mime de ses paumes retournées et tendues vers le haut, d’avoir senti les âmes quittant les corps, oui,
 
            et c’est après, juste après, que j’ai écouté l’enregistrement, pas d’images, juste le son, les tirs la batterie, mais cela, aussi, que je n’avais d’abord pas entendu, pendant la première salve, avant les premiers cris, cette corde, cette corde qui vibre encore, cette guitare jetée au sol ou posée à la hâte sur un stand et qui continue à résonner sans personne pour en jouer, corps sans âme, âme sans corps,
 
            et j’ai su alors que je ne monterais plus sur scène,
            resterais dans la fosse à jamais.