Lettre Morte

Linda Lê

Les morts ne nous lâchent pas, dis-je à mon ami Sirius en rangeant les lettres de mon père dans un tiroir. C’est le supplice de Mézence que j’endure, attachée à un mort, main contre main, bouche contre bouche, dans un triste embrassement. Les lettres ont cessé d’arriver du pays de mon enfance. Celui qui les écrivait est mort d’une mort solitaire et enterré au bord d’un cours d’eau. Mais il est là, sa peau touche ma peau, mon haleine donne vie à ses lèvres. Il est là, dis-je à Sirius, quand je te parle, quand je mange, quand je dors, quand je me promène. Il me semble que je suis morte, tandis que mon père, ce mort qui ne me laisse pas en paix, déborde de vie. Il me possède, me suce le sang, me ronge les os, se nourrit de mes pensées. Toujours, je relis ses lettres et toujours je me vois dans la maison de mon enfance, j’y habite désormais, je ne suis plus ici, mais à des milliers de kilomètres, et je suis un vieillard qui attend la visite de sa fille devant un thé triste, je suis un homme las que rien n’égaye, je suis un homme seul qui pense à l’absente, je suis un moribond qui écrit des lettres comme s’il saignait à l’encre bleue. Si je regarde la mer, ce sont ses yeux qui voient le scintillement de l’eau, ses oreilles qui écoutent le roulement des vagues. Si je marche dans la rue, ce sont ses sensations que je perçois. Si je mange un fruit, c’est lui qui croque dans la pomme. Si je parle, ses mots demandent à être formulés, ce sont ses phrases que ma bouche récite. Le silencieux habite la ventriloque et la nuit je rêve ses rêves. De ce corps-à-corps avec un fantôme, je sors épuisée. Je porte le cadavre de mon père sur mon dos, mes épaules ploient sous la charge. Je suis comme ces fils qui portent leur mère malade au sommet d’une mon- tagne, les laissent mourir là et s’en reviennent seuls, mais, partout où ils vont, ils sentent le poids de la mère morte sur leur dos, le souffle de la mère morte dans leur cou, les mains de la mère morte sur leurs épaules. Crois-tu, dis-je à Sirius, que les morts se vengent ? J’ai laissé mon père mourir seul. C’était un homme taciturne, et maintenant il parle à travers moi. Il dit sa tristesse, sa rancœur. Je lis ses lettres, les relis, les range, les ressors. Peut-être devrais-je les brûler et voir avec la flamme se consumer le fantôme. Mais les morts ne meurent pas. Ils vivent de cette vie tantôt silencieuse, légère comme le pas d’une colombe, tantôt menaçante comme l’arrivée d’un orage. L’orage gronde sur ma tête. Le mort me saisit. Le mort me visite. J’erre dans un labyrinthe sombre où résonnent les paroles du mort. Je le cherche. Je le trouve. Je le perds. Il joue avec moi. Sa voix dit, Chaud, chaud, froid, très froid, brûlant. J’avance dans le labyrinthe, une bougie à la main. Mais à mi- chemin, on a soufflé sur la bougie. La lumière s’est éteinte. Je suis dans le noir. Je tâtonne. Le fantôme rôde autour de moi. J’entends son murmure. Je le vois comme sur les photos, assis sur le banc d’un jardin public, un chapeau sur la tête, ou debout face à la mer. Ses yeux me scrutent, ses mains attendent ma main. Puis je ne vois plus qu’un squelette dansant autour de moi, je ne vois plus qu’un spectre enveloppé dans son suaire, assis sur sa tombe au bord du cours d’eau. Sais-tu, dis-je à Sirius, que les morts laissent leur image sur notre rétine et qu’à travers ce voile nous ne voyons plus le monde de la même manière ? Sais-tu, dis-je à Sirius, que depuis la mort de mon père je vois la vie comme d’un sous-sol ? Je suis enfermée dans un lieu sombre et humide, la vive clarté du jour fait mal à mes yeux, le tumulte du monde fait mal à mes oreilles. Je gratte le sol à la recherche de traces qu’aurait laissées le mort. Le bleu du ciel me fait penser que son œil triste ne se repaît plus de couleurs. Le pas des passants me fait penser que son ouïe, qui guettait le bruit de mes pas s’approchant de la maison de mon enfance, ne capte plus aucun son. Quelle couleur un homme voit-il quand il quitte la vie ? Le blanc des draps d’hôpital, le rouge de son sang en révolte, qui coule sans qu’au- cun proche ne vienne l’étancher, le noir de la nuit qui descend sur ses yeux ou le vert des arbres qui continuent à fleurir pendant qu’il s’étiole et arrose de larmes amères ses joues pâles ? Quel son perçoit un homme à l’agonie ? Le murmure de la mort qui doucement frappe à la porte, le cri d’un enfant qui vient au monde ou les sanglots de son cœur qui s’en va solitaire ? Sa main était-elle moite ? Ses joues creuses ? Avait-il parlé, lutté, pleuré, appelé? Ou s’en était-il allé sans un mot? Avait-il demandé l’heure qu’il était, avait-il senti avec le jour qui pointait l’approche du néant ? Si j’avais accompagné mon père, dis-je à Sirius, j’aurais eu quelques images pour nourrir ma mémoire. Je me serais rappelé l’expression de son regard quand il avait vu venir l’heure dernière, j’aurais recueilli son ultime adieu, je me serais souve- nue de son visage muet, ou d’une pression de la main, mais je l’ai laissé mourir seul. Et maintenant, il entre en moi comme dans une maison inhabitée, son silence pèse sur moi comme une pierre tombale, les mots qu’il n’a pas dits soufflent comme un vent gla- cial et dévastent mon âme. L’heure dernière, l’instant dernier sont des expressions effrayantes, dis-je à Sirius. Nous les utilisons pour masquer la terreur, le frisson d’épouvante qui nous saisit, nous les survi- vants, à la pensée que le temps continue à s’écouler quand, pour l’homme qui gît là, le temps n’a plus aucun sens. Il est déjà entré dans l’éternité, il a un pied dans le néant, toute sa vie ne lui paraît que poussière, fumée, vapeur d’eau. Au moment de par- tir, mon père a dit qu’il aimait la pluie. Ce sont les seules paroles qu’on m’ait rapportées. Il pleuvait des cordes le jour où mon père mourut. Je me souviens qu’il aimait les pluies chaudes. Enfant, je le voyais, les jours de pluie, debout à la fenêtre, écoutant le tambourinement sur les toits, je le voyais sortir nu- tête, impatient de se rafraîchir, je le voyais dresser l’oreille aux coups de tonnerre et guetter dans le ciel les éclairs qui zébraient la toile grise. Mon père, dis- je à Sirius, aimait les choses simples. Les perles de pluie sur une feuille de bananier, le flux et le reflux de la marée, le frémissement du vent dans les arbres, le silence du soir, le contour d’une fleur, l’odeur du tabac. Je tente de rassembler les images de ce mort qui m’a fait faux bond pour mieux revenir m’assiéger. Pierre après pierre, je reconstruirai la maison de mon enfance. Pan après pan, je recoudrai le manteau de mémoire. Quand un homme meurt, nous nous répétons qu’il aimait telle ou telle chose, qu’il tenait tel ou tel propos, et les choses qu’il aimait sont enter- rées avec lui, les choses qu’il aimait prennent une teinte particulière, la couleur des choses qui entrent au musée: elles se figent. Nous recueillons la pluie dans une petite boîte, l’eau de la mer dans une autre petite boîte, le silence du soir dans une troisième petite boîte, et d’une dernière petite boîte s’échappe l’odeur du tabac. Toutes ces petites boîtes forment un autel et nous nous contentons de répéter qu’il aimait ceci ou cela, sans être sûrs toutefois qu’un jour il n’ait pas changé d’avis, qu’il ne se soit mis tout d’un coup à détester la pluie, le silence, le tabac. Les mots qu’il disait et qui resurgissent dans notre mémoire déformés, nous les récitons comme des prières, des invocations au mort. Nous disons, Il par- lait comme ça, et nous finissons en nous exclamant, Il était comme ça. Nous voudrions entendre la voix du mort, mais nous ne faisons, avec les mots, que l’épingler comme un papillon desséché que nous avons pris au filet de ses propres mots et que nous conservons dans notre musée pour pouvoir contempler ses ailes immobiles. Désormais, il est mort, il nous appartient. Nous nous sommes approprié ses mots, les choses qu’il aimait, et il est en notre pouvoir de le faire revivre de temps à autre en rappelant un mot qu’il a dit, en soulevant le couvercle d’une petite boîte pour écouter la pluie qu’il aimait, le silence qu’il aimait, la mer qu’il aimait. Mon père, dis-je à Sirius, était avare de mots, même dans ses lettres. Jusqu’à sa mort, je n’étais pas attentive à ses mots. Je lisais ses lettres, mais les mots glissaient sur moi sans laisser de trace. Et maintenant, quand je sors les lettres du tiroir pour les relire, le moindre mot me déchire, le moindre fragment de phrase me donne une douleur fulgurante au ventre. Ces mots qui me parlent d’outre-tombe agissent comme des poisons. Ils me brûlent les entrailles. Je les avale, je les dévore. Leur acidité me monte à la gorge. Mais j’aime cela.