Les Recluses
Koffi Kwahulé
4. NUAGE MAUVAIS
Chez le voisin. Kaniosha entre avec un repas.
Kaniosha! . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . . Qu’est-ce que tu m’as préparé aujourd’hui . . . A propos, je ne pourrai pas te voir demain comme prévu. Une affaire imprévue au tribunal. Sorcellerie. Encore et toujours la sorcellerie. La nièce de la femme de je ne sais quel ministre accuse l’épouse de son amant de l’avoir envoûtée . . . Mais c’est ça être juge dans un pays comme le nôtre. On te tombe dessus, il y a une affaire à juger, tu dois aller juger. Les choses se préparent, Tabarnac! . . . « Tabarnac », personne n’utilise cette expression-là ici, pourtant c’est beau « Tabarnac ». Les gens préfèrent éructer « putain » ou « bordel » ou les deux à la fois « putain bordel »! . . . C’est quoi ça, « putain bordel »! Personne ne dira « putain bordel » à Montréal, crisse! . . . J’ai fait mes études au Canada, je te l’ai dit ça . . . A Montréal . . . Sers-moi quelque chose à boire. (Elle lui sert à boire.) Ah, Montréal . . . Voilà un pays, le Canada. Parce que, ma Kaniosha, ils ne sont pas plus intelligents que nous, faut pas croire ce qu’on raconte, c’est le même cerveau. Simplement ils sont organisés. L’or-ga-ni-sa-ti-on, tout est là. Ce n’est pas au Canada qu’on me demanderait d’aller juger une affaire au pied levé. « Au pied levé », j’aime bien aussi cette expression. Mais ça non plus, « au pied levé », on ne l’entend pas beaucoup ici. On ne l’entend pas parce qu’on le fait ; on fait tout au pied levé, à brûle-pourpoint, au petit bonheur la chance, au débotté. C’est-à-dire sans concertation, sans organisation. Donc perte de temps et manque d’efficacité, le temps étant de l’argent, donc pauvreté, donc guerre . . . Ah, mon pays! . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . .
Monsieur le juge . . .
Tu n’étais pas née quand je suis parti, et c’était déjà la guerre. Comme si ce pays était né en guerre . . . Tu vois devant ma maison, les trois bulldozers autour de l’arbre? Ils sont à bout de patience, éreintés, et ils attendent qu’on vienne leur remettre de l’essence pour recommencer. Depuis ce matin, ils tentent d’arracher l’arbre. En vain. Ils se sont mis dans la tête qu’entre les racines de l’arbre reposent des corps de patriotes. Que l’arbre est en réalité la stèle d’une tombe commune. Ils veulent donc arracher l’arbre afin d’offrir une sépulture digne, humaine, à chacune de ces personnes. N’est-ce pas que cela part d’un bon sentiment, ma Kaniosha? Mais l’arbre refuse de céder à la folie des hommes, parce qu’il était déjà là, lui, l’arbre, déjà là avant la guerre, déjà là avant le pays. Il n’a donc rien à voir dans les tueries des hommes. Parce qu’à ce compte-là, ce n’est pas un pauvre arbre qu’il faudra arracher, c’est tout le ventre du pays qu’il faudra retourner, parce que c’est le pays tout entier qui est une tombe commune . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . .
Monsieur le juge . . .
Viens t’asseoir sur mes genoux pour me faire manger . . . (Elle s’assied sur ses genoux et le fait manger.) J’aurais dû rester au Canada. Parce qu’ils m’ont supplié de rester, les Canadiens . . . Eux au moins ils savent qui est compétent et qui ne l’est pas. Pas comme ici où tout se vaut, tout s’annule. Mais j’ai refusé. J’ai refusé pour ma patrie. Parce que je me suis dit, ma Kaniosha, si personne ne rentre, qui construira la nation? Alors je suis revenu. Je me suis sacrifié. Je suis revenu m’embourber dans l’impuissance glauque où patauge ce pays. Je me suis sacrifié, et me voilà réduit à juger des affaires de sorcellerie, au pied levé, au débotté, à brûle-pourpoint, au petit bonheur la chance. Et c’est ainsi qu’on devient un nuage mauvais de plus flottant sur le destin de sa propre patrie . . . Et ma femme qui ne rate aucune occasion de me pourrir la vie! . . . Tabarnac, quel enfer, cette femme! . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha. Mon soleil. Tu dis que ton mari, enfin ton futur mari, lui aussi t’appelle mon soleil? . . . Il a raison, tu es un soleil . . . C’est toi que j’aurais dû épouser . . .
Monsieur le juge . . .
Crisse, tu as la tête tendrement dure, ma petite Kaniosha. Pas de « Monsieur le juge » je t’ai cent fois dit, mais Niyonkuru . . . Niyonkuru pour toi . . . Kaniosha et Niyonkuru . . .
(Il refuse une bouchée que Kaniosha lui tend et lui ouvre le corsage. Fébrilement, fiévreusement il la caresse, jusqu’à l’indécence. Autant l’homme semble surexcité, autant Kaniosha reste impassible, froide comme une pierre. Comme s’il ne s’agissait pas de son corps, d’elle. Ailleurs. Absente.)
Non, je ne veux plus que tu me remplisses la bouche de nourriture, je veux qu’elle soit pleine de tes lèvres, de tes seins . . . de la douceur nacrée de ta peau . . . Je ne veux pas être rassasié de nourriture, je veux être rassasié de toi . . . Enivré de tes senteurs . . . Que tu sens bon, ma Kaniosha . . . Comme une Canadienne . . . Parce que ça sent bon, une Canadienne, je n’ai jamais su pourquoi . . . Peut-être à cause du caribou qu’elles bouffent presque cru . . . Peut-être le sirop d’érable . . . Toi aussi tu sens bon . . . Tout en toi sent bon . . .
Monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Je t’en supplie Kaniosha . . . Appelle-moi Niyonkuru . . .
Monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Niyonkuru . . . Ou gifle-moi . . .
(Elle le gifle.)
Encore.
(Elle le gifle.)
Encore.
(Elle le gifle.)
Encore.
(Elle le gifle.)
Oh, ma Kaniosha . . . Tu aimes quand je fais le cheval, mon soleil, ma fête, ma joie? . . .
Je ne sais pas, monsieur le juge.
Allez, dis-moi de faire le cheval.
Faites le cheval, monsieur le juge.
(Le voisin hennit puis s’ébroue comme un cheval.)
Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . . C’est toi que j’aurais dû épouser . . . Mais quand je suis revenu, tu n’étais encore qu’une enfant jouant presque nue dans la rue . . . Mais déjà un soleil. Un soleil se faufilant entre les nuages . . . Tout, tôt ou tard, se transforme en nuage noir dans ce pays. Sauf toi. Ma Kaniosha . . .
Monsieur le juge
je suis venue vous dire que
parce que
j’ai fait tout ce que
j’ai fait tout ce que vous m’avez demandé
vous m’avez demandé de vous écouter parler
je vous ai écouté parler
vous m’avez demandé de vous apporter vos plats préférés
j’ai préparé et
je vous ai apporté vos plats préférés
vous m’avez demandé de coucher avec vous
au milieu du salon
dans la cuisine
dans votre lit
j’ai couché avec vous
dans votre lit
dans la cuisine
au milieu du salon.
Jamais je n’ai désobéi.
Je crois que j’ai assez payé, monsieur le juge,
et je voudrais,
c’est une prière monsieur,
je voudrais que
ça s’arrête.
J’ai assez payé,
et je suis venue vous implorer de me laisser ma liberté.
Parce que
bientôt c’est mon mariage.
Je me marie.
Et je voudrais me présenter devant mon homme
un peu moins sale,
un peu moins abîmée,
un peu moins dégoûtée de moi-même.
Mais qu’est-ce que tu me chantes là, ma petite Kaniosha? C’est ton mariage, hein? . . . C’est ça, c’est ton mariage. Avec ce vaurien de Nzéyimana? J’ai connu ça. La perspective de ton mariage te fait perdre tes repères? En fait, tu as le blues . . . Avoir le blues, voilà encore une expression qu’on n’entend jamais ici ; les gens préfèrent dire « Je ne suis pas bien », « Je suis mal », « Je suis déprimé », « Je suis stressé » . . . C’est le blues que tu as, ma Kaniosha, mais c’est normal, c’est complètement normal . . . Le mariage, ça donne toujours le blues. C’est bien souvent qu’un long blues, un mariage. Surtout avec un va nu-pied comme Nzéyimana.
Ce n’est pas cela, monsieur le juge.
Je suis très heureuse à l’idée de
me marier avec Nzéyimana.
Vous seul savez le sacrifice que
j’ai enduré pour voir ce jour arriver.
Je sais à l’avance que
ce sera le plus beau jour de ma vie.
Par conséquent, monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Niyonkuru, Kaniosha . . .
C’est fini, monsieur le juge.
Je suis à bout.
Je ne reviendrai plus vous voir . . .
Esti-de-câlice-de-crisse-de-tabarnac, tu veux tout gâcher? C’est ça, tu veux vraiment tout foutre par terre, à quelques heures de ton mariage? Et puis moi, tu me mets où, dans tes élucubrations tu me mets où, Kaniosha? Tu n’es qu’une petite égoïste! Voilà ce que tu es, une qui ne pense qu’à son petit nombril! Après tout ce qu’on a partagé . . .
Mais on n’a jamais rien partagé, monsieur le juge . . .
Si, si, on a partagé, on partage et on partagera encore beaucoup de choses . . . Parce que j’y ai songé, figure-toi . . . Un mariage n’est qu’un mariage . . . Ainsi même après ton mariage, on pourrait continuer à . . . Car si je te tiens par le secret, toi tu me tiens par toi. Toi, mon soleil. Par ta beauté, ta fraîcheur, ta beauté, tes senteurs, ta beauté, tes senteurs de Canadienne, ta beauté, ta douceur, tu es tellement douce Kaniosha, comme un soleil bienfaisant, ta beauté, ta sensualité . . . Je ne peux plus me passer de toi, ma vie sans tes visites ne sera qu’un interminable et lancinant blues. Je suis devenu ton prisonnier, ma Kaniosha . . . Et si tu m’épousais, moi? . . .
Mais monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Epouse-moi! . . . Tu annules tout, je répudie ma femme, et on se marie . . .
Mais il n’a jamais été question d’aimer.
Ce n’est pas vous que j’aime.
Je ne vous aime pas.
Je sais, mais je nous aimerais pour deux.
Je ne reviendrai plus ici monsieur . . .
Tu veux vraiment que je lui révèle tout? Tu veux que je lui dise combien ils étaient? Comment leurs râles de jouissance étouffaient tes cris de douleur? Tu veux que je lui raconte dans quelles circonstances ta virginité a été saccagée? Tu veux que je lui révèle qu’il s’apprête à épouser une femme souillée? Réfléchis ma petite Kaniosha, il ne faudrait pas que le blues te bouffe la cervelle. Réfléchis bien. Demain, contrairement à ce qui était prévu, je n’irai pas au tribunal. Qu’ils aillent se faire foutre . . . Tiens, ça non plus, « se faire foutre », on ne l’entend pas ici . . . Quoi qu’il en soit, qu’ils aillent se faire foutre avec leurs histoires de sorcellerie. Demain, à la même heure, ma femme ne sera pas là, je veux te voir ici. Si à cette heure, je ne te vois pas dans cette maison, dans la seconde qui suit ton futur mari sera mis au courant de tout. Alors?
(Un temps.)
Demain je reviendrai.
J’ai toujours su que tu étais une fille intelligente.
A demain, monsieur le juge.
Tu n’oublies rien, ma Kaniosha? . . . Tu m’as fait manger . . . tu m’as fait boire . . . tu m’as écouté . . . Tu es sûr que tu n’oublies rien?
En effet.
(Elle commence à se déshabiller.)
A propos, Kaniosha, ce type, celui qui est parti et qui n’est jamais arrivé, qu’est-ce qu’il fait avec . . . de toutes ces femmes . . .
Je ne vois pas de quoi vous voulez parler . . .
Pourtant . . . Des femmes comme toi. Il les réunit de temps en temps et . . . elles parlent. Qu’est-ce qu’elles lui racontent? Ou qu’est-ce qu’il leur dit?
Aucune idée . . .
Je n’en ai jamais entendu parler . . .
Peut-être des histoires de là où il n’est jamais arrivé . . .
Ah . . . Eh bien, renseigne-toi. Laisse traîner l’oreille. Il y a déjà assez de confusion comme ça dans ce pays . . .
Ici? . . .
Dans votre chambre? . . .
Dans la cuisine?
Ici, sur la table.
Bien évidemment, monsieur le juge.
Chez le voisin. Kaniosha entre avec un repas.
Kaniosha! . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . . Qu’est-ce que tu m’as préparé aujourd’hui . . . A propos, je ne pourrai pas te voir demain comme prévu. Une affaire imprévue au tribunal. Sorcellerie. Encore et toujours la sorcellerie. La nièce de la femme de je ne sais quel ministre accuse l’épouse de son amant de l’avoir envoûtée . . . Mais c’est ça être juge dans un pays comme le nôtre. On te tombe dessus, il y a une affaire à juger, tu dois aller juger. Les choses se préparent, Tabarnac! . . . « Tabarnac », personne n’utilise cette expression-là ici, pourtant c’est beau « Tabarnac ». Les gens préfèrent éructer « putain » ou « bordel » ou les deux à la fois « putain bordel »! . . . C’est quoi ça, « putain bordel »! Personne ne dira « putain bordel » à Montréal, crisse! . . . J’ai fait mes études au Canada, je te l’ai dit ça . . . A Montréal . . . Sers-moi quelque chose à boire. (Elle lui sert à boire.) Ah, Montréal . . . Voilà un pays, le Canada. Parce que, ma Kaniosha, ils ne sont pas plus intelligents que nous, faut pas croire ce qu’on raconte, c’est le même cerveau. Simplement ils sont organisés. L’or-ga-ni-sa-ti-on, tout est là. Ce n’est pas au Canada qu’on me demanderait d’aller juger une affaire au pied levé. « Au pied levé », j’aime bien aussi cette expression. Mais ça non plus, « au pied levé », on ne l’entend pas beaucoup ici. On ne l’entend pas parce qu’on le fait ; on fait tout au pied levé, à brûle-pourpoint, au petit bonheur la chance, au débotté. C’est-à-dire sans concertation, sans organisation. Donc perte de temps et manque d’efficacité, le temps étant de l’argent, donc pauvreté, donc guerre . . . Ah, mon pays! . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . .
Monsieur le juge . . .
Tu n’étais pas née quand je suis parti, et c’était déjà la guerre. Comme si ce pays était né en guerre . . . Tu vois devant ma maison, les trois bulldozers autour de l’arbre? Ils sont à bout de patience, éreintés, et ils attendent qu’on vienne leur remettre de l’essence pour recommencer. Depuis ce matin, ils tentent d’arracher l’arbre. En vain. Ils se sont mis dans la tête qu’entre les racines de l’arbre reposent des corps de patriotes. Que l’arbre est en réalité la stèle d’une tombe commune. Ils veulent donc arracher l’arbre afin d’offrir une sépulture digne, humaine, à chacune de ces personnes. N’est-ce pas que cela part d’un bon sentiment, ma Kaniosha? Mais l’arbre refuse de céder à la folie des hommes, parce qu’il était déjà là, lui, l’arbre, déjà là avant la guerre, déjà là avant le pays. Il n’a donc rien à voir dans les tueries des hommes. Parce qu’à ce compte-là, ce n’est pas un pauvre arbre qu’il faudra arracher, c’est tout le ventre du pays qu’il faudra retourner, parce que c’est le pays tout entier qui est une tombe commune . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . .
Monsieur le juge . . .
Viens t’asseoir sur mes genoux pour me faire manger . . . (Elle s’assied sur ses genoux et le fait manger.) J’aurais dû rester au Canada. Parce qu’ils m’ont supplié de rester, les Canadiens . . . Eux au moins ils savent qui est compétent et qui ne l’est pas. Pas comme ici où tout se vaut, tout s’annule. Mais j’ai refusé. J’ai refusé pour ma patrie. Parce que je me suis dit, ma Kaniosha, si personne ne rentre, qui construira la nation? Alors je suis revenu. Je me suis sacrifié. Je suis revenu m’embourber dans l’impuissance glauque où patauge ce pays. Je me suis sacrifié, et me voilà réduit à juger des affaires de sorcellerie, au pied levé, au débotté, à brûle-pourpoint, au petit bonheur la chance. Et c’est ainsi qu’on devient un nuage mauvais de plus flottant sur le destin de sa propre patrie . . . Et ma femme qui ne rate aucune occasion de me pourrir la vie! . . . Tabarnac, quel enfer, cette femme! . . . Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha. Mon soleil. Tu dis que ton mari, enfin ton futur mari, lui aussi t’appelle mon soleil? . . . Il a raison, tu es un soleil . . . C’est toi que j’aurais dû épouser . . .
Monsieur le juge . . .
Crisse, tu as la tête tendrement dure, ma petite Kaniosha. Pas de « Monsieur le juge » je t’ai cent fois dit, mais Niyonkuru . . . Niyonkuru pour toi . . . Kaniosha et Niyonkuru . . .
(Il refuse une bouchée que Kaniosha lui tend et lui ouvre le corsage. Fébrilement, fiévreusement il la caresse, jusqu’à l’indécence. Autant l’homme semble surexcité, autant Kaniosha reste impassible, froide comme une pierre. Comme s’il ne s’agissait pas de son corps, d’elle. Ailleurs. Absente.)
Non, je ne veux plus que tu me remplisses la bouche de nourriture, je veux qu’elle soit pleine de tes lèvres, de tes seins . . . de la douceur nacrée de ta peau . . . Je ne veux pas être rassasié de nourriture, je veux être rassasié de toi . . . Enivré de tes senteurs . . . Que tu sens bon, ma Kaniosha . . . Comme une Canadienne . . . Parce que ça sent bon, une Canadienne, je n’ai jamais su pourquoi . . . Peut-être à cause du caribou qu’elles bouffent presque cru . . . Peut-être le sirop d’érable . . . Toi aussi tu sens bon . . . Tout en toi sent bon . . .
Monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Je t’en supplie Kaniosha . . . Appelle-moi Niyonkuru . . .
Monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Niyonkuru . . . Ou gifle-moi . . .
(Elle le gifle.)
Encore.
(Elle le gifle.)
Encore.
(Elle le gifle.)
Encore.
(Elle le gifle.)
Oh, ma Kaniosha . . . Tu aimes quand je fais le cheval, mon soleil, ma fête, ma joie? . . .
Je ne sais pas, monsieur le juge.
Allez, dis-moi de faire le cheval.
Faites le cheval, monsieur le juge.
(Le voisin hennit puis s’ébroue comme un cheval.)
Heureusement que je t’ai, toi, ma Kaniosha . . . C’est toi que j’aurais dû épouser . . . Mais quand je suis revenu, tu n’étais encore qu’une enfant jouant presque nue dans la rue . . . Mais déjà un soleil. Un soleil se faufilant entre les nuages . . . Tout, tôt ou tard, se transforme en nuage noir dans ce pays. Sauf toi. Ma Kaniosha . . .
Monsieur le juge
je suis venue vous dire que
parce que
j’ai fait tout ce que
j’ai fait tout ce que vous m’avez demandé
vous m’avez demandé de vous écouter parler
je vous ai écouté parler
vous m’avez demandé de vous apporter vos plats préférés
j’ai préparé et
je vous ai apporté vos plats préférés
vous m’avez demandé de coucher avec vous
au milieu du salon
dans la cuisine
dans votre lit
j’ai couché avec vous
dans votre lit
dans la cuisine
au milieu du salon.
Jamais je n’ai désobéi.
Je crois que j’ai assez payé, monsieur le juge,
et je voudrais,
c’est une prière monsieur,
je voudrais que
ça s’arrête.
J’ai assez payé,
et je suis venue vous implorer de me laisser ma liberté.
Parce que
bientôt c’est mon mariage.
Je me marie.
Et je voudrais me présenter devant mon homme
un peu moins sale,
un peu moins abîmée,
un peu moins dégoûtée de moi-même.
Mais qu’est-ce que tu me chantes là, ma petite Kaniosha? C’est ton mariage, hein? . . . C’est ça, c’est ton mariage. Avec ce vaurien de Nzéyimana? J’ai connu ça. La perspective de ton mariage te fait perdre tes repères? En fait, tu as le blues . . . Avoir le blues, voilà encore une expression qu’on n’entend jamais ici ; les gens préfèrent dire « Je ne suis pas bien », « Je suis mal », « Je suis déprimé », « Je suis stressé » . . . C’est le blues que tu as, ma Kaniosha, mais c’est normal, c’est complètement normal . . . Le mariage, ça donne toujours le blues. C’est bien souvent qu’un long blues, un mariage. Surtout avec un va nu-pied comme Nzéyimana.
Ce n’est pas cela, monsieur le juge.
Je suis très heureuse à l’idée de
me marier avec Nzéyimana.
Vous seul savez le sacrifice que
j’ai enduré pour voir ce jour arriver.
Je sais à l’avance que
ce sera le plus beau jour de ma vie.
Par conséquent, monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Niyonkuru, Kaniosha . . .
C’est fini, monsieur le juge.
Je suis à bout.
Je ne reviendrai plus vous voir . . .
Esti-de-câlice-de-crisse-de-tabarnac, tu veux tout gâcher? C’est ça, tu veux vraiment tout foutre par terre, à quelques heures de ton mariage? Et puis moi, tu me mets où, dans tes élucubrations tu me mets où, Kaniosha? Tu n’es qu’une petite égoïste! Voilà ce que tu es, une qui ne pense qu’à son petit nombril! Après tout ce qu’on a partagé . . .
Mais on n’a jamais rien partagé, monsieur le juge . . .
Si, si, on a partagé, on partage et on partagera encore beaucoup de choses . . . Parce que j’y ai songé, figure-toi . . . Un mariage n’est qu’un mariage . . . Ainsi même après ton mariage, on pourrait continuer à . . . Car si je te tiens par le secret, toi tu me tiens par toi. Toi, mon soleil. Par ta beauté, ta fraîcheur, ta beauté, tes senteurs, ta beauté, tes senteurs de Canadienne, ta beauté, ta douceur, tu es tellement douce Kaniosha, comme un soleil bienfaisant, ta beauté, ta sensualité . . . Je ne peux plus me passer de toi, ma vie sans tes visites ne sera qu’un interminable et lancinant blues. Je suis devenu ton prisonnier, ma Kaniosha . . . Et si tu m’épousais, moi? . . .
Mais monsieur le juge . . .
Niyonkuru . . . Epouse-moi! . . . Tu annules tout, je répudie ma femme, et on se marie . . .
Mais il n’a jamais été question d’aimer.
Ce n’est pas vous que j’aime.
Je ne vous aime pas.
Je sais, mais je nous aimerais pour deux.
Je ne reviendrai plus ici monsieur . . .
Tu veux vraiment que je lui révèle tout? Tu veux que je lui dise combien ils étaient? Comment leurs râles de jouissance étouffaient tes cris de douleur? Tu veux que je lui raconte dans quelles circonstances ta virginité a été saccagée? Tu veux que je lui révèle qu’il s’apprête à épouser une femme souillée? Réfléchis ma petite Kaniosha, il ne faudrait pas que le blues te bouffe la cervelle. Réfléchis bien. Demain, contrairement à ce qui était prévu, je n’irai pas au tribunal. Qu’ils aillent se faire foutre . . . Tiens, ça non plus, « se faire foutre », on ne l’entend pas ici . . . Quoi qu’il en soit, qu’ils aillent se faire foutre avec leurs histoires de sorcellerie. Demain, à la même heure, ma femme ne sera pas là, je veux te voir ici. Si à cette heure, je ne te vois pas dans cette maison, dans la seconde qui suit ton futur mari sera mis au courant de tout. Alors?
(Un temps.)
Demain je reviendrai.
J’ai toujours su que tu étais une fille intelligente.
A demain, monsieur le juge.
Tu n’oublies rien, ma Kaniosha? . . . Tu m’as fait manger . . . tu m’as fait boire . . . tu m’as écouté . . . Tu es sûr que tu n’oublies rien?
En effet.
(Elle commence à se déshabiller.)
A propos, Kaniosha, ce type, celui qui est parti et qui n’est jamais arrivé, qu’est-ce qu’il fait avec . . . de toutes ces femmes . . .
Je ne vois pas de quoi vous voulez parler . . .
Pourtant . . . Des femmes comme toi. Il les réunit de temps en temps et . . . elles parlent. Qu’est-ce qu’elles lui racontent? Ou qu’est-ce qu’il leur dit?
Aucune idée . . .
Je n’en ai jamais entendu parler . . .
Peut-être des histoires de là où il n’est jamais arrivé . . .
Ah . . . Eh bien, renseigne-toi. Laisse traîner l’oreille. Il y a déjà assez de confusion comme ça dans ce pays . . .
Ici? . . .
Dans votre chambre? . . .
Dans la cuisine?
Ici, sur la table.
Bien évidemment, monsieur le juge.